Journal étudiant Le Nemrod, le vendredi 9 décembre 1966
J’ai rencontré Gilles Vigneault tout juste après le spectacle qu’il nous a donné au Séminaire de Hauterive en novembre dernier.
Jean-Yves Fréchette – Gilles Vigneault, bonsoir.
Gilles Vigneault – Bonsoir.
J.-Y. F. – On entend parler de vous. On vous dit chansonnier et poète, est-ce que vous l’êtes vraiment ?
G. V. – Est-ce que je suis vraiment chansonnier et poète ? Ce n’est pas à moi de dire ça ; c’est à vous, c’est aux gens dont je parle, aux gens que je chante. Je suis, je pense, un chansonnier selon la définition qu’on donne ici à ce mot, selon l’acception de ce mot par ici. Que je sois poète, on verra ça plus tard, c’est-à-dire quand les gens m’auront lu et auront trouvé que c’était de la poésie.
J.-Y. F. – Et la poésie, pour vous, c’est quoi ?
G. V. – La poésie pour moi c’est l’expression la plus réaliste possible, la plus véridique possible du réel vu à travers une tête d’homme.
J.-Y. F. – À travers cette expression du réel, est-ce qu’il vous est arrivé d’atteindre une certaine frontière, frontière qu’il vous était alors impossible de dépasser ?
G. V.. – On arrive toujours à beaucoup de frontières. Quand vous voulez aller bien vite à la course, par exemple, il y a une frontière. Ce n’est pas en l’an 2000 que l’homme va courir le mille en une minute, quoi ! Il y a des frontières, mais il y a des frontières aussi en poésie, dans la chanson. Il y a des choses qu’on n’arrive pas à exprimer. Bien sûr, il y a des frontières.
J.-Y. F. – Vous est-il arrivé d’être bloqué à un certain moment donné ?
G. V. – Oui, oui, ça arrive à tout le monde qui compose d’être bloqué à un moment donné. Oui, ça arrive d’être bloqué dans le travail, mais alors on essaie de débloquer ou alors si on ne réussit pas, on passe à autre chose. C’est humiliant, mais ça nous enseigne que tout ça est limité, que nous sommes des êtres limités. C’est bon de réaliser ça de temps en temps que nous sommes des êtres limités.
J.-Y. F. – Gilles Vigneault, s’il n’y avait pas le public, est-ce que vous pensez que vous seriez arrivé à un autre genre ? Est-ce que votre évolution se serait faite dans un autre sens ?
G. V. – S’il n’y avait pas le public, c’est certain que je n’aurais pas fait un chansonnier parce que sans public, la chanson n’aurait pas de sens. Mais s’il n’y avait pas un public, j’aurais essayé d’avoir un public lecteur et j’aurais écrit, quoi. Mais j’écris pareil, j’écris quand même à travers tout ça. Je finirai probablement par ne plus rien faire qu’écrire.
J.-Y. F. – Est-ce que vous vous sentez prisonnier du public ?
G. V. – Oui, un petit peu… Mais je l’ai choisi aussi. La liberté, c’est de choisir de temps en temps ses chaînes.
J.-Y. F. – Et puis, est-ce que vous vous sentez, disons, un peu prisonnier de la rançon de la gloire ?
G. V. – Oh, ça c’est des mots, puis c’est de la blague. « La rançon de la gloire », ça n’existe pas parce qu’il n’y a pas de gloire. Quand il y aura gloire, on parlera de rançon, mais il n’y a pas de gloire. Si c’est ça la gloire, ce n’est pas intéressant.
J.-Y. F. – Vous sentez-vous forcé de continuer ?
G. V. – Non, je ne ressens pas une obligation, j’en ai le goût pour le moment. Quand je n’en aurai pas le goût, j’arrêterai parce que cela sera rendre justice au public qui attend qu’on fasse autre chose au lieu de continuer quand on n’en a plus le goût. Il faut arrêter !
J.-Y. F. – Vous sentez-vous au-dessus du peuple ou bien avec le peuple ?
G. V. – Eh bien, je ne me sens pas au-dessus. La preuve, c’est que je réponds à vos questions. Je ne me sens ni au-dessus de vous, ni au-dessus du peuple : je me sens parmi. Moi, mon père, il ne tenait pas un château et ce n’était pas un milliardaire, ni un ambassadeur. C’était un pêcheur, un inspecteur de poissons et puis, il était de Natashquan. Alors, je ne vois pas ce qui me donnerait la maladie de me sentir au-dessus des gens. Quand notre père est milliardaire, quand notre père est un baron ou un comte, quand notre père est un ambassadeur, un ministre ou un premier ministre, on peut être porté à se sentir au-dessus, peut-être… Mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’un fils d’ambassadeur ou de comte va se sentir au-dessus des gens. Mais ça peut arriver. Seulement, dans mon cas, si ça arrivait, je me ferais rabattre le caquet bien vite par mon père, pour commencer, et puis, je me le rabattrais moi-même. Croyez-vous que j’aurais du plaisir à « snober » les gens de chez nous ? Je ne pourrais pas leur parler et je m’ennuierais profondément. J’en retire autant de la conversation avec eux qu’ils en retirent de moi, n’oubliez jamais ça. J’en retire peut-être plus…
J.-Y. F. – Chantez-vous pour les gens de chez vous ?
G. V. – Je chante pour eux et pour tous les gens de la province de Québec en premier. On chante d’abord pour les gens de son pays, les gens qui nous entourent, les gens qu’on connaît. On chante pour quelques amis aussi, en premier là, qu’on a à Québec, à Montréal et dans les villes de la province. Et puis, après cela, on peut chanter pour d’autres amis qu’on a ailleurs dans le Canada. Moi, je chante aussi pour les Canadiens français qui sont en Alberta, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Et partout où il y a des Canadiens français, je chante pour eux.
J.-Y. F. – Croyez-vous que le poète ait une mission sociale ?
G. V. – Est-ce que vous croyez qu’il n’en aurait pas ? Est-ce que vous désireriez qu’il en ait une ? Si le poète n’a pas une utilité sociale, mais à quoi il sert ? Mais pourquoi y a-t-il des poètes ? À quoi ça sert de l’être ? Vous savez, cela perdrait beaucoup d’intérêt si le poète n’avait pas un sens social. Je vous assure que le poète a une utilité sociale.
J.-Y. F. – Alors, il y aurait moyen de faire passer des idées politiques même en poésie ?
G. V. – Vous m’avez fait éternuer avec votre mot politique.
J.-Y. F. – C’est que vous en parlez assez souvent.
G. V. – J’en parle assez souvent, mais la politique… Voyez-vous, la poésie peut se trouver partout, pas la politique. On peut trouver de la poésie partout, mais on ne peut pas trouver de la politique partout. Et la poésie, c’est rarement négatif ou désagréable de prime abord, alors que la politique… Ça tient peut-être aux gens qui exercent la politique et aux gens qui exercent la poésie. Ce qui ne veut pas dire que tous les poètes sont honnêtes et tous les politiciens des voleurs. Mais ça laisse entendre qu’en général, il y a plus d’honnêteté dans la poésie que dans la politique. Ça tient peut-être aux gens qui les pratiquent… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de mieux ? La politique, moi, ça m’intéresse parce que la politique s’intéresse à moi. Je paie des impôts, et à ce moment-là, la politique m’intéresse. Je veux savoir ce qu’ils font avec mes sous. Alors même si la politique ne vous intéresse pas du tout, que vous soyez poète, marchand ou n’importe quoi, même si la politique ne vous intéresse pas, vous, vous intéressez la politique. Un jour, la politique s’intéresse à vous. Elle vous fait payer des impôts. C’est la règle, c’est l’organisation d’une société démocratique.
J.-Y. F. – Gilles Vigneault, êtes-vous indépendantiste ?
G. V. – Oui, pourquoi ? C’est clair, oui, je suis indépendantiste. Mais je ne serais pas pour la séparation tout de suite, parce qu’on passerait directement aux États-Unis, et moi, ce que je n’aime pas dans ce monde-là, parmi les gens qui parlent anglais, ce que je n’aime pas, ce sont les Américains. Moi, j’aime les Américains comme hommes, comme humains. Je n’ai pas de racisme. Mais je n’aime pas leurs manières politiques, leur façon d’agir internationale… quand il va s’établir un moulin, chez nous, c’est une compagnie américaine qui va venir. Et puis, l’Iron Ore, M. Iron Ore, cela n’a pas été inventé à Saint-Joseph d’Alma. Si vous voulez d’autres détails, Clarke Steamship, ce n’est pas né à Baie-Johan-Beetz.
Je vous dirai pour résumer que tout gouvernement qui couche avec une caisse électorale, c’est un gouvernement pourri, de façon automatique et définitive et que le peuple ne peut pas profiter de gens qui sont les valets des compagnies. Avez-vous d’autres questions à me poser là-dessus ? Gênez-vous pas, je vais vous répondre, mais moi je ne fais pas de politique.
J.-Y. F. – Je m’en doutais un peu. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle je vous ai questionné. Gilles Vigneault, tant que vous aurez quelque chose à dire, je suis persuadé que vous allez continuer à le dire sur une scène.
G. V. – Oh, j’essaierai de le dire sur scène ou autrement. Probablement pas sur les hustings, comme on dit en latin, mais je trouverai des moyens d’expression autres que la chanson. Et en dehors du sermon et du discours politique, il y a des choses…
J.-Y. F. – Gilles Vigneault, je vous remercie beaucoup. Bonsoir.
G. V. – Bonsoir.
Et puis il refait sa valise et repart pour son pays : il s’appelle Natashquan.
* Gilles Vigneault en 1970 – Source : http://gillesvigneault.com/album/1970-1979/