Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations.
Nicolas Bouvier, L’usage du mondeVa jusqu’au boutte de ton voyage ! Monte ! Monte !
Michel Tremblay, Damnée Manon, sacrée Sandra
Le romancier Nicolas Dickner connaît un départ foudroyant dès 2005 avec Nikolski, qui rafle nombre de prix importants1. Tarmac, paru en 2009, est en processus d’adaptation cinématographique. En 2015, Six degrés de liberté reçoit le Prix littéraire du Gouverneur général et est en lice pour le Prix littéraire des collégiens 2016.
Notre rencontre a lieu à deux pas de la résidence familiale de Nicolas Dickner, dans un café rétro à la mode, très prisé des X et des Y ; concentrés et silencieux, ceux-ci pianotent sur leurs tablettes et autres iPhone, tout en sirotant latte macchiato ou thé chaï. Nous sommes à Montréal, dans le quartier de Villeray, tout près du marché Jean-Talon et du stade de tennis du parc Jarry, mondialement connu grâce aux stars Djokovic ou Williams.
« J’aime les petits milieux »
Né à Rivière-du-Loup il y a une quarantaine d’années, Nicolas Dickner est attaché au Bas-Saint-Laurent qu’il a jadis quitté pour fréquenter l’université et où il retourne volontiers. « J’aime les petites villes, les villages ; mes personnages ont souvent grandi dans de petits milieux, comme moi ; c’est ce que je connais », déclare-t-il. Ses livres en font foi, car sauf exception, on n’y retrouve guère de mégapoles. Si ses romans ne sont pas autobiographiques, Dickner dit utiliser ses propres souvenirs comme toile de fond sociale. Dans Nikolski, Jonas habite la localité alaskienne du même nom, sise dans les Aléoutiennes et peuplée de 18 personnes en 2010, tandis que Joyce vit à Tête-à-la-Baleine, en Basse-Côte-Nord, qui comptait 129 habitants en 2011. Pour être petit, c’est petit. Quant aux héros de Tarmac, ils vivent leur folle jeunesse à Rivière-du-Loup, tandis que dans Six degrés de liberté, Hope et Michel passent leur enfance dans un lotissement de maisons mobiles, près de la frontière américaine. Lorsque Dickner ou un de ses héros débarque à Montréal, il habite un quartier à dimension humaine, tels Villeray, La Petite-Patrie ou la Petite Italie. Des villages urbains, en fait.
Après des études collégiales en arts plastiques, Dickner fait un premier arrêt à l’Université Laval, où il obtient une maîtrise en création littéraire. Son mémoire paraît sous le titre de L’encyclopédie du petit cercle et reçoit en 2001 les prix Adrienne-Choquette et Jovette-Bernier, premières récompenses pour l’auteur, qui en recevra bien d’autres. Deuxième mouvement : l’écrivain s’inscrit à l’Université de Montréal au programme de maîtrise en sciences de l’information (archivistique et bibliothéconomie). Ce qui peut paraître étonnant à première vue l’est moins quand on sait la qualité des recherches que Dickner entreprend pour chacun de ses livres. Arriver à un tel niveau de connaissance de sujets aussi disparates exige méthode et organisation. Un côté monomaniaque qu’il transmet à plusieurs de ses personnages-clés, jusqu’à l’extrême limite de la marginalité.
« Je dois avoir une bonne compréhension de mon sujet »
L’étendue des connaissances de Dickner étonne. D’innombrables objets de recherche pullulent dans ses livres, sous la forme d’une passion chez un personnage quelconque ou d’une description de l’environnement géohistorique d’un endroit où l’action a lieu. Quand on sait que l’écrivain creuse tout, on ne peut qu’être admiratif. Il avoue « rechercher beaucoup d’informations, exiger une documentation complète, devoir avoir une bonne compréhension de [s]on sujet et vouloir dire des choses intelligentes ». Ses héros ne sont savants que par la volonté de leur créateur, évidemment ; s’ils semblent tout savoir d’une notion donnée, il en est ainsi pour le romancier.
L’auteur reconnaît et accepte son côté un peu nerd, ce qui qualifie, dit-on, quelqu’un de solitaire, avide de lecture, un obsessionnel cérébral, passionné par les sciences et les techniques, les sujets académiques et pointus. Le qualificatif s’applique à plusieurs héros de Dickner, des asociaux et monomanes sympathiques. Dans Nikolski, Joyce est férue d’ichtyologie – ancienne pêcheuse, elle travaille dans une poissonnerie du marché Jean-Talon – et d’informatique, une hacker spécialisée en matériel récupéré ou piraté. Hope et Michel sont fascinés par l’apocalypse, la psychiatrie et le Japon dans Tarmac, alors que le transport intermodal et les conteneurs sont au cœur des préoccupations de Lisa, Éric et Jay dans Six degrés de liberté. Tout cela ne représentant que la pointe de l’iceberg, bien entendu.
Les technologies de l’information et leurs avancées sont un des champs d’intérêt de Dickner, qui semble posséder une intelligence analytique. Dans un passé récent, il a été webmestre à l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) – institution pour laquelle il porte un respect manifeste – et il a déjà travaillé un an comme programmateur de bases de données à Lima, au Pérou. Le personnage le plus emblématique de cette passion est sans contredit Joyce, que nous croisons deux fois. Dans Nikolski, elle quitte sans regret ses études au cégep de Sept-Îles, pendant un cours de programmation désuet et profondément inutile sur un Comodore 64. À Montréal, elle devient un pirate informatique de haut niveau et bricole ses ordinateurs avec des pièces trouvées dans les poubelles du centre-ville. Dans Six degrés de liberté, elle devient Jay, un escroc d’envergure internationale reconnu coupable de fraude et qui purge sa peine en analysant des données pour la GRC. Elle résoudra le mystère du thriller.
« La disparition des gens et de l’information me trouble »
Les héros de Nicolas Dickner voyagent beaucoup, ici comme ailleurs, comme lui-même l’a déjà fait et continue de le faire quand il le peut. Bénéfice de la renommée – et d’être publié en France –, l’écrivain a trois fois participé au festival des Étonnants voyageurs, à Saint-Malo, là où se retrouvent les artistes qui ont le voyage tatoué au cœur. Pour les Québécois, le port breton conserve depuis plus de 400 ans un parfum particulier d’aventure et d’exil.
La notion de voyage implique celle de géographie, laquelle est fortement présente dans Nikolski et Tarmac. Les frontières artificielles imaginées par les hommes n’y sont cependant guère importantes, car nul obstacle n’arrête la course des personnages de Dickner. L’auteur pousse l’idée encore plus loin dans Six degrés de liberté, en faisant disparaître tout concept de territoire. Ainsi, enfouie dans son conteneur réfrigérant qu’elle a aménagé pour ses propres besoins, Lisa fait un hallucinant tour du monde sans jamais s’inquiéter de l’endroit où elle transite. Seul le but lui importe.
Alors que Nicolas Dickner est en préparation de son prochain livre, l’histoire, le passage du temps et l’évanescence des choses lui parlent plus que la géographie. « La disparition des gens et de l’information me trouble ; il y aura rupture de ton et d’intérêt dans mon prochain roman », précise-t-il. L’écrivain conserve une obsession d’authenticité et il est en pleine recherche généalogique. Il connaît bien les origines des Dickner, descendants de mercenaires allemands enrôlés dans l’armée britannique au XVIIIe siècle pour étouffer les velléités indépendantistes des Américains, mais celles, complexes, de ses personnages à venir lui donnent du fil à retordre.
Le romancier promène ses héros au milieu du capitalisme sauvage d’une planète ravagée par une mondialisation débridée. L’actuelle préoccupation de l’écrivain est en fait la thématique de Six degrés de liberté : « L’industrie du transport intermodal est l’objet de mes recherches, là où je concentre mes efforts de documentation ». Selon Dickner, le transport par conteneurs est un phénomène économique peu connu qui va révolutionner nos façons de vivre. Près de 90 % des biens consommés seraient transportés dans ces gros rectangles métalliques pour assouvir notre soif actuelle de posséder. « L’arrivée du transport intermodal est aussi cruciale aujourd’hui que l’a alors été la création du réseau routier de l’Empire romain ; les plus gros porte-conteneurs ont une capacité de 9000 conteneurs et devant le gigantisme de ces données, il apparaît difficile d’extrapoler l’impact qu’aura ce trafic maritime sur la production et la consommation locales. »
« Quand je lis, j’aime être guidé par le récit »
En 2015, Nicolas Dickner a décidé de terminer ses études universitaires qu’il avait dû interrompre. Ce mélange de perfectionnisme et de rigueur est la caractéristique du romancier et là encore, ses personnages lui ressemblent, car ils poursuivent leurs objectifs sans faiblir. « C’est vrai, je cherche à être discipliné, à demeurer en contrôle et à suivre une certaine routine, tout en restant disponible à mes obligations familiales et professionnelles ; je ne suis pas un être bohème, ni très spontané, d’ailleurs ; je suis même un peu ‘ plate’. » Peut-être, mais ses récits sont jouissifs et fort séduisants.
Les romans de Dickner ont un côté bande dessinée qui fait appel à la capacité de visualisation du lecteur. L’écrivain maîtrise l’art du récit et on a l’impression de lire des fables tant le côté imaginaire est présent, des fables humanistes, parfois amorales, ce qui est réjouissant en ces temps parfois lassants de correction politique. Même lorsque Dickner aborde des thèmes difficiles, tels le cancer ou la maladie d’Alzheimer, il les introduit dans le courant des choses de la vie, ce qui renforce le réalisme de son écriture.
L’auteur partage avec un plaisir évident les découvertes qu’il a faites et son propre émerveillement à leur sujet. Le regard qu’il pose sur la société est sévère, mais juste. L’écriture est précise, les phrases courtes, sans ambiguïtés. Nicolas Dickner possède un sens de l’humour ironique et tendre, parfois british et pince-sans-rire, ou cinglant. Le romancier allie fantaisie et précision, ce qui ne peut qu’enthousiasmer ses lecteurs.
Le style de Dickner se reconnaissait d’ailleurs dans les 200 chroniques qu’il a signées dans l’hebdomadaire Voir, dont une cinquantaine ont été publiées en 2011 sous le titre du Romancier portatif. L’écrivain a déjà été un lecteur vorace, mais avoue avoir maintenant moins de temps pour cette activité, sauf pour ses recherches, bien sûr. Les romans trop prévisibles l’ennuient. Il aime être surpris « comme avec Italo Calvino ou Georges Perec à l’époque ». « Quand je lis, dit-il, j’aime être transporté par l’histoire et être guidé par le récit. »
Nicolas Dickner aime la littérature de genre, surtout la science-fiction. Il est un lecteur du Britannique Terry Pratchett (1948-2015), connu pour ses œuvres dites de fantasy, dans lesquelles il se livre à une satire de la société contemporaine. Dickner apprécie aussi l’Américain William Gibson, également né en 1948, dont le premier récit de science-fiction, Neuromancien, est devenu un livre-culte, le premier du genre cyberpunk, une véritable dystopie ayant inspiré bon nombre d’œuvres telles Matrix ou Akira2.
Qu’en sera-t-il du prochain roman de Dickner ? Avec Six degrés de liberté, avons-nous assisté à la fin d’un cycle ? « Au contraire, c’était plutôt le début d’autre chose ; j’y ai créé un univers de référence que je pourrais considérer sous différents angles, mais comme je ne sors un nouveau livre que tous les quatre ou cinq ans, ça risque d’être long », confie-t-il. Pour le plaisir de retrouver ses personnages, nous sommes prêts à nous armer de patience.
1. Prix des libraires, Prix littéraires des collégiens et prix Anne-Hébert ; traduit en une dizaine de langues ; la version anglaise a remporté le combat des livres Canada Reads.
2. Matrix est un film australo-américain, écrit et réalisé par Lana et Andy Wachowski ; le manga Akira a été créé par Katsuhiro Ōtomo en 1984, qui en a fait un film d’animation en 1988.
EXTRAITS
La librairie S. W. Gam est un de ces coins du cosmos où les humains ont depuis longtemps perdu le contrôle de la matière. Chaque étagère supporte trois épaisseurs de livres et les planchers disparaissent sous des douzaines de boîtes de carton entre lesquelles serpentent d’étroits sentiers aménagés pour la circulation des clients.
Nikolski, p. 23.
Peu à peu, l’ambition de perpétuer les traditions familiales s’insinua dans son esprit. Il lui semblait inconvenant que l’arrière-arrière-petite-fille d’Herménégilde Doucette consacrât sa vie à éviscérer des morues et faire des devoirs de sciences naturelles. Elle était destinée à devenir pirate, morbleu !
Nikolski, p. 61.
Où vont les vieux IBM mourir ?
Où se trouve le cimetière secret des TRS-80 ? Le charnier des Comodore 64 ? L’ossuaire des Texas Instruments ?
Voilà les questions que Joyce rumine tout en écumant les déchets de la Petite Italie.
Nikolski, p. 112.
La Petite Italie est endormie. Une poignée de Marocains insomniaques travaillent aux étals du marché Jean-Talon. Noah marche dans les rues désertes jusqu’à ce qu’il trouve une boîte à lettres, près du parc Dante. La boîte est presque vide et l’enveloppe tombe au fond avec un petit bruit métallique. Il referme tout doucement le couvercle afin de ne pas troubler le silence irréel du quartier.
Nikolski, p. 120.
Il s’agit d’une sorte de terrain de camping préhistorique, où le défi consiste à reconstruire l’identité et le mode de vie des campeurs à partir des minuscules déchets qui jonchent le paysage. […] L’île Stevenson a été passablement achalandée au cours des siècles. En grattant bien, on devine la trace ténue des pêcheurs de l’Archaïque maritime, des chasseurs de phoques du Dorset, des Scandinaves barbus, des Inuits du Thuléen, des baleiniers basques, des Naskapis et des naufragés français, – sans compter une poignée d’archéologues qui n’ont pas pris de douches depuis deux semaines et s’excitent au moindre éclat de silex.
Nikolski, p. 176.
Une femme gît parmi les sacs – sans doute une employée jetée aux ordures lors de réductions de personnel. Sous le sobre tailleur beige, son corps s’est parfaitement momifié ; les membres ont fondu et la peau a pris la raideur lustrée du hareng fumé. Bras croisés sur la poitrine, sourire crispé, elle attend la collecte des ordures avec la sérénité d’une reine égyptienne.
Nikolski, p. 228.
Les enfants de l’après-guerre avaient vécu l’arrivée du Boeing 747, du LSD et de la bombe H, et lorsque ma génération était entrée en scène, les missiles intercontinentaux de 100 kilotonnes appartenaient déjà à l’histoire ancienne. Ils étaient comme le four à micro-ondes, les ramens Captain Mofuku à saveur de poulet ou la télévision satellite : un rouage de la réalité.
Tarmac, p. 62.
Après avoir feuilleté quelques ouvrages d’amateur, Hope passa aux affaires sérieuses : l’Encyclopédie illustrée de la psychiatrie, un ouvrage pesant dans les huit kilos et qui répertoriait prétendument tous les désordres psychologiques ayant affligé la race humaine depuis les guerres religieuses sumériennes jusqu’au premier mandat de Ronald Reagan. […] En guise de vengeance, elle alla classer l’encyclopédie dans la section des livres pour enfants, entre Le Chat botté et Alice au pays des merveilles. Une toute nouvelle génération de psychoses en perspective.
Tarmac, p. 73
Mon père faisait de grosses journées à la cimenterie et je soupçonnais ma mère de croquer des somnifères depuis quelques mois. Les tensions entre mon frère et mon père provoquaient des turbulences dans le vaste océan de son amour maternel. Un bungalow nord-américain parmi tant d’autres.
Tarmac, p. 95.
Hope se demanda si la coutume japonaise exigeait que l’on vienne s’asseoir ainsi près d’un étranger et s’il y avait dans son Rough Planet une phrase appropriée pour les circonstances. Elle le feuilleta un moment, hésita entre You moto zai / sumi no firutaa o sagashi te i masu ? (« Je cherche des comprimés d’iode / des filtres au charbon ») et Sekijuuji no kyuukyuu sh aga tooru no o mi mashi ta ka ? (« Avez-vous vu passer l’ambulance de la Croix-Rouge ? »)
Tarmac, p. 209.
Elle tâche d’imaginer, derrière la froide façade de ces chiffres, les destins qui se font et se défont, la vie qui avance comme une coulée visqueuse de skis de fond et de scooters, de trios souvlaki, de fichiers MP3, de romans de gare, de vibrateurs, d’essence ordinaire, de pneus d’hiver, de massages californiens et de clous à toiture, d’armoires IKEA, de bretzels au chocolat aromatisé à la menthe, de nettoyeur à vitre et de sacs à ordure.
Elle triangule.
Six degrés de liberté, p. 70.
Éric est assis en tailleur sur son lit, et il a jeté la douillette sur sa tête en guise de tente-bunker. Le cordon d’alimentation de son ordinateur serpente sous la douillette, comme un cordon ombilical gorgé d’électricité, et on entend le bruit étouffé des doigts sur le clavier. Sans demander l’autorisation, Lisa se glisse à l’intérieur.
Six degrés de liberté, p. 117.
Jay fronce les sourcils. Le conteneur est-il un lieu ? Non, pas vraiment. Mais il ne s’agit pas non plus d’une banale boîte, ni d’un véhicule, ni de l’équivalent transcontinental d’un ascenseur. Il est à la fois objet et infrastructure, acier gaufré et base de données ; il relève de la culture et du cadre légal. Voilà des siècles que les êtres humains sont familiers avec la géographie, avec des concepts tels que la route, le territoire, la frontière – mais le conteneur échappe à la géographie. Il opère en périphérie de la conscience collective.
Six degrés de liberté, p. 298.
Comme à son habitude, Lisa chasse le malaise en s’affairant. Elle lance des questions, fait des commentaires sur la météo ou l’état de la chambre. Elle inspecte les tiroirs afin de s’assurer que tout va bien, qu’il n’a pas caché une boulette de steak haché parmi ses t-shirts. Elle constate la disparition inexorable de ses sous-vêtements. Robert ne sait rien, n’a rien remarqué. Il ne s’intéresse plus au présent : il vit dans le passé – ou plutôt, dans plusieurs passés simultanés. On ne sait jamais trop s’il se trouve en 1978 ou en 1991 ou en 2007. Il possède une mémoire étagée, dans laquelle il circule à volonté par des escaliers secrets et des trappes invisibles.
Six degrés de liberté, p. 328.