« J’ai voulu descendre dans les fosses où la société se débarrasse de ce qui la menace ou de ce qu’elle ne peut nourrir. »
Albert Londres, Le chemin de Buenos Aires
« Et il y avait les autres, ceux qui ne tiennent pas en place, les insatiables, les pèlerins et les migrants. »
Gilles Lapouge, Besoin de mirages
Le Français bourlingueur est arrivé au Québec en deux temps. En 1972, Luc Baranger débarque à Lac-Beauport après avoir vécu en Louisiane chez nos cousins cajuns. C’était l’époque du rêve américain que le jeune homme vivait à fond de train. Le voyageur d’à peine vingt ans a vite des fourmis dans les jambes et repart aussitôt. Rebelote trente ans plus tard, en 2003, lorsque l’écrivain Baranger et sa famille s’installent cette fois à Montréal, en provenance du Vanuatu, île paradisiaque de l’archipel des Nouvelles-Hébrides, dans le Pacifique. Beau décalage nord-sud en vérité.
L’auteur d’une quinzaine de livres et de nombreuses traductions en français de polars américains habite aujourd’hui un confortable condo à Pointe-Saint-Charles. Si le jour de la rencontre avec la journaliste de Nuit blanche le Néo-Québécois paraissait vivre des histoires compliquées de notaire et de droits successoraux en douce France, il semblait quand même jouir d’une belle quiétude. On a tous connu pire que des ennuis d’héritage ! La vie s’est peut-être montrée malveillante avec l’enfant Baranger, mais elle s’est reprise depuis. L’écrivain paraît plutôt content de son sort.
Folle jeunesse
Luc Baranger est né le 28 juin 1951 dans l’ouest de la France, à Trélazé, près d’Angers, dans la région des Pays de la Loire (Maine-et-Loire). Il passe son enfance dans la capitale de l’ardoise, parmi les mineurs venus de la Bretagne voisine. « Ça ressemblait à un véritable hameau breton, personne ne parlait le français », explique-t-il. Fils unique, il n’a guère eu de relations avec ses parents, couple petit-bourgeois plus à droite qu’autrement. Pas très intéressés par leur rejeton, ils l’ont vite confié aux bons soins des grands-parents. L’auteur ne connaîtra sa mère que vers l’âge de dix ans, ce qui explique son éducation pour le moins atypique.
En entrevue, Baranger confie : « Ma grand-mère a bien vécu et beaucoup voyagé, de l’Allemagne au Wyoming, en passant par les bordels d’Angers pendant la guerre. C’est d’elle que me vient cette passion pour le mythe de l’Amérique. Petit, je passais mes journées de congé au cinéma, fou que j’étais des films de John Wayne ». Cette ex-dame de petite vertu avait par ailleurs épousé après la guerre – et en quatrièmes noces – un militant anarchiste, de retour du goulag sibérien où il avait croupi quatre années.
Baranger se raconte dans Visas antérieurs, sa première œuvre publiée chez Gallimard en 1996 : « Nous étions pauvres. Tous ceux que nous côtoyions l’étaient. Vus ainsi, nous nous sentions nettement moins pauvres. Nous ne disposions pas de l’eau courante, mais d’un seul et unique robinet extérieur qui alimentait tout le hameau ».
Cette fiction a des relents de biographie à peine trafiquée. Elle situe la source des amours de Baranger : « Mes premières années dans l’enseignement secondaire virent se développer en moi les deux passions qui, aujourd’hui encore, m’habitent et brûlent d’une flamme inextinguible : les civilisations amérindiennes et la musique ». Le roman campe clairement les valeurs fondamentales de l’auteur, humanisme et dénonciation de l’injustice sociale. « Je suis resté fidèle à mes idées de jeunesse, celles que mon grand-père m’avait inculquées », dit-il.
Après avoir obtenu un baccalauréat en lettres et en anglais, ainsi qu’un diplôme en éducation spécialisée, le jeune Baranger travaille quelque temps dans la prison d’Angers, puis dans un foyer pour délinquants, là où il rencontre le criminel notoire et tueur en série Guy Georges, avec qui, d’ailleurs, il correspond toujours. Georges est aujourd’hui interné dans le centre pénitentiaire de Clairvaux, sur le site de l’abbaye du même nom.
Grand-maman lui ayant inculqué la manie des voyages, il entend l’appel du large et part vers l’Angleterre d’abord, puis vers les États-Unis, en faisant un crochet par le Québec des années 1970. Désir d’aventure ou fuite en avant, peu importe, Baranger veut aller autre part. Il complète sa pensée dans Visas antérieurs : « D’Angers à Birmingham, il y a à peine huit cents kilomètres. J’eus l’impression tout à coup que c’était loin, très loin, de l’autre côté de la vie, sur l’autre versant de la routine ».
La musique avant tout
À la même époque, comme des milliers de jeunes du même âge partout sur la planète, Baranger découvre le rock’n’roll, surtout les Rolling Stones. C’est l’émerveillement. Il avait connu l’appel du blues plus jeune, en regardant un documentaire sur la Louisiane, et le rock en est tout simplement la suite logique, la continuité naturelle.
La musique est indissociable de l’œuvre de Baranger et ses personnages sont souvent des musiciens connus, dont il s’amuse à bricoler autrement l’existence. Dès le début de sa carrière, l’auteur place le guitariste américain J. J. Cale au cœur de l’intrigue de Visas antérieurs, ce musicien de country blues ou country rock reconnu pour son talent et sa simplicité : « Combien de temps sommes-nous demeurés face à face ? Cale en caleçons, debout, les bras le long du corps et moi, là, devant lui tel un Christophe Colomb abordant son premier Amérindien ».
Quelques années plus tard, dans Tupelo Mississippi Flash, Baranger introduit Chuck Berry, un des guitaristes et chanteurs les plus importants du monde rock. Dans À l’est d’Eddy, le Français revisite la mort d’Elvis Presley : « Forcément, on pouvait pas se douter que ce type distant et peu causant, qu’accompagnait une blonde mal embouchée, qu’au passage il essayait de faire passer pour sa fille, c’était le King en personne ».
Tous les récits contenus dans Dernières nouvelles du blues parlent bien entendu de musique. Des rockers passent et repassent ainsi dans ses livres et dans ses traductions, puisqu’il traduit des romans d’écrivains-musiciens, tels ceux du chanteur folk Bill Morrissey ou du chanteur de country alternatif Steve Earle. Parolier à ses heures, Baranger travaille entre autres pour le chanteur français de blues et de rock Paul Personne.
Plus près de nous, à Montréal, jusqu’à ce qu’il se fasse peu poliment, mais prestement remercier de Radio-Canada en 2010, Baranger écrivait des nouvelles rock pour Dan Behrman, ex-animateur d’Émission Blues à Espace musique. Il salue son ami dans sa dernière parution – au titre détestable de Tab’arnaques –, par le truchement d’un personnage nommé Lucie « qui était l’après-midi chez Monique Giroux, plus tard chez Michel Désautels, et c’était tout juste si, sur les coups de vingt et une heure, elle n’y allait pas de son refrain chez Dan Behrman ».
Naissance d’un écrivain
Aficionado de la musique depuis toujours, Baranger n’écrit par contre son premier roman qu’à l’âge de 45 ans. L’écrivain voyageur vit alors sur l’île française de La Réunion, près de Madagascar, dans l’océan Indien. En compagnie de sa femme et de leur fille, il s’occupe d’enseignement à distance pour le ministère français du Travail. Il exerce déjà son métier de traducteur, car il a entre-temps peaufiné sa connaissance de la langue anglaise en Angleterre et aux États-Unis.
Dans la lointaine France des DOM-TOM1, Baranger a du temps libre et il écrit Visas antérieurs, comme ça, qu’il envoie sans trop y croire à deux maisons d’édition, la très grande Gallimard et une toute petite dont il ne se souvient même plus du nom. Le miracle – dont l’écrivain est toujours très fier – a lieu, car il fait aussitôt partie de l’écurie de la rue Sébastien-Bottin. Baranger est l’un des très rares Québécois à être publié chez la plus prestigieuse des maisons d’édition de langue française. Un coup d’essai qui est un coup de maître, vraiment.
Dès l’adolescence, la littérature est dans sa mire. Baranger reconnaît l’influence qu’ont eue sur lui les Jules Verne, Hemingway ou Jack London, mais c’est le truculent Frédéric Dard qui demeure son maître. Lorsqu’il écrit un article pour la rubrique « Le livre jamais lu » de Nuit blanche2, Baranger parle d’abondance de celui qu’il qualifie de « seul auteur francophone à figurer parmi les dix plus gros vendeurs de livres de la planète ».
Que la prose du créateur des 175 aventures du mal léché et pétulant commissaire San-Antonio, dit Sana, et de son impossible adjoint Bérurier plaise à Baranger n’est guère surprenant. Les deux écrivains sont des amoureux de la langue française, qu’ils réinventent selon leurs besoins. Tous deux sont des virtuoses de la langue populaire. L’écriture de Baranger, à la fois musicale et imagée, enchante. « Si tu cries, j’te mesrine ! » gueule un de ses personnages, tandis qu’ailleurs un autre parodie : « Allez casse-toi, pauv’con ! sarkozia Pichon ».
On peut ne pas toujours apprécier le style polar made in USA de Baranger ou ne pas être un adepte des calembours – et même les abhorrer –, mais l’écriture fine et recherchée que maîtrise si bien l’auteur inspire le respect. Il a de l’imagination à revendre et un certain côté bande dessinée qui n’est pas à dédaigner : « Il n’avait jamais imaginé que les écrivains puissent se pisser sur les souliers ».
Baranger publie tantôt au Québec, tantôt en France. Curieux et casse-cou, il n’a pas su résister à l’appel des éditions Baleine, qui mettent en scène un héros récurrent, Gabriel Lecouvreur dit Le Poulpe. La collection n’a qu’un seul personnage principal, un enquêteur libertaire, dont chaque épisode est écrit par un auteur différent. Grâce à Baranger, Le Poulpe débarque au Québec pour la première fois en 2010 dans Maria chape de haine. Aussi habile qu’il puisse être, Baranger tombe quand même dans des traquenards qui font toujours un peu sourciller les autochtones : « J’me suis rancardé, pour immigrer là-bas, faut supporter les moufles et le passe-montagne et pas avoir de casier ». Bon, d’accord.
Luc Baranger poursuit en parallèle son métier de traducteur et travaille pour plusieurs maisons d’édition prestigieuses. Chez Calmann-Lévy et Gallimard, il est le traducteur attitré de Christopher Moore. Réputé pour son humour absurde, l’Américain produit des thrillers et des polars disjonctés, inspirés du groupe comique britannique Monty Python.
Bourlingueur de gauche
Baranger est de voyages, de curiosités, de découvertes. Il a beaucoup navigué et il n’est pas de ceux qui passent en courant dans un lieu, appareil photo à la main, à la chasse de l’instantané. Lorsqu’il veut connaître un pays ou une région, il s’y installe et il y travaille. Bref, il l’habite. Ses longs séjours souvent exotiques servent ainsi de toile de fond à ses récits. Comme le dit si bien Albert Londres : « Il existe deux sortes de personnes : ceux qui ont des meubles et ceux qui ont des valises ». Baranger doit être bien fourni en bagages divers.
Critique lucide, un brin justicier, Baranger affiche un côté nostalgique et soixante-huitard. Il ne dédaigne pas non plus dédicacer son œuvre à la gauche française. Dans Au pas des raquettes, il montre ses couleurs. Il offre son livre à l’icône du mouvement altermondialiste et député d’Europe Écologie au Parlement européen, ainsi qu’au porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste d’extrême gauche : « Pour José Bové et Olivier Besancenot. Forcément ».
Viscéralement de gauche, certes, Baranger demeure foncièrement à la défense de la classe ouvrière, mais il est en même temps un grand lecteur de certains auteurs dits anarchistes de droite, tels l’écrivain Céline ou le scénariste et réalisateur Michel Audiard. Et il vit très bien ses contradictions.
Le nom de Luc Baranger a maintenant droit de cité dans le Dictionnaire des littératures policières3, ce qui n’est pas sans flatter l’écrivain. « Baranger a su créer un univers singulier. Ses romans, bilan d’une génération, évoquent avec indulgence, amertume et humour la société des années d’après-guerre, avec nostalgie et amour du blues et du rock’n’roll. »
1. DOM-TOM : les Départements d’Outre-mer et les Territoires d’Outre-mer de la France.
2. No 121, hiver 2011, p. 32.
3. Ouvrage encyclopédique écrit sous la direction de Claude Mesplède, éditions Joseph K., 2003, 2005 et 2008.
Luc Baranger a publié :
Visas antérieurs, Gallimard, 1996 ; Éculé sans haine, La barre du jour, 1998 ; Blue polar, collectif, Gallimard, 1999 ; Backstage, Baleine, 2001 ; Dernières nouvelles du blues, L’écailler du sud, 2004 ; Tupelo Mississippi Flash, Gallimard, 2004 ; À l’est d’Eddy, La veuve noire, 2005 ; Crédit revolver, L’écailler du sud, 2005 ; Stories of the Dogs, collectif, Krakoen, 2006 ; La balade des épavistes, Alire, 2006 ; En données corrigées des variations saisonnières, Pascal Petiot, 2007 ; Au pas des raquettes, La Branche, 2009 ; Maria chape de haine, Baleine, 2010 ; Tab’arnaques, avec André Marois, Québec Amérique, 2011.
EXTRAITS
Je suis né, j’ai grandi, socialement miséreux, affectivement béat, persuadé dès le cours préparatoire que l’Amérique lointaine, putain aguichante, m’attirerait dans son lit afin d’y jouir de la reconnaissance due à mon art.
De tout cela, je suis revenu. L’amère Amérique m’a dévoré tout cru. J’avais imaginé la mater. Puis j’ai fini par coucher avec. C’est une jolie catin.
Visas antérieurs, p. 11.
À l’issu de ces deux semaines où il ne se passe pas dix minutes sans l’arrière-goût sucré d’une madeleine dans la bouche, je regagnai Birmingham via Boulogne. Mes grands-parents me promirent de monter me rendre visite pour la Noël. Ils ne désiraient nullement recommencer l’expérience de l’année précédente où « on a réveillonné comme deux cons ».
Je fis de l’essence à plusieurs reprises mais ne rencontrai pas d’infirmière amoureuse de Mireille Mathieu pas plus que de garagiste aux yeux vairons.
Visas antérieurs, p. 205.
Cessant de se rencontrer chaque mois à la sauvette dans des succursales de la malbouffe, ils prirent l’habitude de souper Aux Deux Faisans, un restaurant du Vieux-Montréal, que fréquentaient autant le gratin de la mairie que la crème de la mafia locale. Tels des compères, Benjamin et Adrien discutaient de tout et de rien, glissant sans transition des errances sur glace des joueurs du Canadien aux sables bitumineux de l’Alberta, du trou dans la couche d’ozone à celui de Norbourg.
Tab’arnaques, p. 114.
Depuis que les langoustines se faisaient tatouer comme des matafs et que les branlotins dansaient le pogo avec le fond du grimpant au niveau des genoux, comme beaucoup de gens de son âge, Larouche avait une fâcheuse tendance à prendre les jeunes pour des cons.
Maria Chape de haine, p. 25.
Enfin, caché derrière son micro comme un sniper à l’abri d’un mur de béton, le speaker marcha sur des Sufs pour évoquer les pseudo-rumeurs d’éventuelles dissensions conjugales qui salopaient l’union du nabot magyar de l’Élysée avec sa gourgandine transalpine.
Maria Chape de haine, p. 35.
Vers l’ouest, drapé d’un dégradé de bleus, la sierra flageolait mollement dans la touffeur que reflétaient le sable et la caillasse. L’air était si suffocant que les crotales les plus téméraires y regardaient à deux fois avant d’aller serpenter à leurs petites affaires.
« À l’est d’Eddy » (prix de la nouvelle Alibis 2005), dans À l’est d’Eddy, p. 119.
– J’ai pris le prénom d’un chanteur français qui se prend pour Elvis et le nom d’un autre qui se prend pour Presley.
– Comment ils s’appellent ?
– Johnny Hallyday et Eddy Mitchell.
– C’est le truc le plus idiot que j’aie jamais entendu.
– Je vous le fais pas dire
« Québec Hôtel », dans À l’est d’Eddy, p. 169.
Sous un ciel gris pourri, une molle inquiétude et les cyprès bercés d’un vent anémique évoquent davantage, malgré la hardiesse des nains de jardins, le cimetière de province que le parc Astérix. Brel composa sûrement Les Vieux dans ce quartier d’Aulnay-sous-Bois.
Au pas des raquettes, p. 5.
Il se demanda ce qu’il avait pu faire à Marx pour mériter ça.
– Être communiste et père d’un neveu de l’oncle Sam qui veut faire marin, c’est le pompon !
Au pas des raquettes, p. 38.
Sur toute la surface de l’eau, et aussi loin que l’on put regarder, immobiles et réfléchissantes, des dizaines de paires de petites lueurs blanches nous guettaient. « C’est les yeux des crocodiles ! » me confia Bill. Un nouveau frisson me parcourut l’échine.
Tupelo Mississippi Flash, p. 219.
Mis à part le chanteur (Johnny Hallyday), Max vouait également une admiration sans borne à Jean Gabin dont il possédait la quasi-totalité des films en cassettes et connaissait par cœur les dialogues, qui lui arrachaient à chaque projection les mêmes larmes de bonheur et de tristesse.
La balade des épavistes, p. 73.