En 1999, une Japonaise d’origine faisait une entrée remarquée dans l’univers de la littérature québécoise avec Tsubaki, écrit dans une langue d’adoption qu’elle ne maîtrisait pas encore.
Six ans plus tard, elle obtenait le prix du Gouverneur général du meilleur roman en français pour Hotaru qui clôturait son premier cycle romanesque en cinq volumes d’une centaine de pages chacun. Aki Shimazaki poursuit désormais cette œuvre singulière qui, à travers les destins entrecroisés de Kenji, Mariko ou Aoki dans un Japon balayé par les bouleversements de l’Histoire, raconte des tragédies humaines universelles.
Nuit blanche : Quand et comment êtes-vous venue à la littérature ?
Aki Shimazaki : Lorsque j’avais onze ans, j’ai reçu un livre en cadeau de l’une de mes sœurs aînées. Le titre était Shôkôjo (A Little Princess). C’était un roman de Frances Elisa Hodgson Burnett, une Américaine d’origine anglaise (1849-1924). Ce roman m’a tellement fascinée que depuis lors je rêvais de devenir romancière.
En vous installant au Québec, vous avez décidé d’écrire directement en français. Auriez-vous tout de même écrit dans votre langue maternelle si vous n’aviez pas choisi d’immigrer ici ?
A. S. : Entre 13 et 18 ans, j’ai écrit des nouvelles pour m’amuser ou montrer à mes amies. Mes temps libres étaient consacrés à la lecture de romans et de biographies d’écrivains dont la vie était hors de l’ordinaire, comme celle d’Osamu Dazai. Après 18 ans, j’ai écrit des essais dans une revue littéraire éditée par ma sœur, celle qui m’avait donné A Little Princess. Cette revue était subventionnée par le comité départemental de l’Instruction publique.
Si je n’avais pas choisi d’immigrer ici, j’aurais certainement continué à écrire. En fait, en 1994, j’ai écrit un petit roman (feuilleton de 11 semaines) pour le journal japonais hebdomadaire de Toronto.
Mais je suis vraiment retombée dans mon rêve d’enfance de devenir romancière à l’époque où j’étudiais le français à Katimavik, une école pour immigrants. Notre professeur nous a fait lire le roman d’Agota Kristof, Le grand cahier (le premier volet de sa trilogie). J’ai été frappée par son histoire profonde et puissante et son écriture très simple et directe. J’ai tout de suite lu le reste de cette trilogie. Je voulais moi aussi écrire des romans en français, dans un style similaire.
J’ai alors commencé à écrire mon premier roman, Tsubaki, dans la langue que j’étais en train d’apprendre. L’idée d’une histoire d’amour entre un demi-frère et une demi-sœur m’est venue en lisant Le troisième mensonge (le dernier volet de cette trilogie).
Une critique disait encore tout récemment que vous écriviez « en français des romans très très japonais ». Pourtant, vous citez souvent Agota Kristof. Vos influences littéraires sont-elles surtout européennes ?
A. S. : J’ai été passionnée par les romans d’Agota Kristof, mais cela ne veut pas dire que mes influences se trouvent du côté de l’Europe. Comme vous le savez, Agota Kristof est aussi une immigrante qui écrit directement en français. Sa façon de survivre à l’étranger en tant que romancière m’a influencée.
On a raison de dire que j’écris « en français des romans très très japonais ». J’ai vécu au Japon jusqu’à l’âge de 26 ans et je n’avais jamais été à l’étranger avant cet âge. Je suis contente de pouvoir conserver mes origines japonaises à travers mes romans. En même temps, quand j’écris un roman, ce qui est important, c’est que mon histoire touche le cœur du lecteur. Je raconte la vie d’individus, ce qui est universel. La société japonaise ou des événements historiques du Japon que j’utilise ne sont qu’une toile de fond ou bien un thème secondaire. J’ai lu une critique sur mes romans qui dit : « C’est tragique et doux, léger et profond, universel et parfaitement japonais ». Je suis contente des mots : universel et profond.
Par ailleurs, mon style minimaliste, simple et direct est assez éloigné de la plupart des œuvres littéraires japonaises. Les écrivains japonais écrivent de manière plus détournée. On ne dit pas les choses directement au Japon. Une écrivaine telle Yoko Ogawa, par exemple, qui a aussi un style simple et très direct, se démarque tout à fait par rapport à l’ensemble de la production littéraire nipponne.
Tous vos titres sont des éléments de la nature (Tsubaki, « camélia » ; Hamaguri, « palourde » ; Tsubame, « hirondelle » ; Wasurenagusa,« myosotis » ; Hotaru, « luciole » ; Mitsuba, « trèfle ») ; ils symbolisent des nœuds essentiels de vos romans. La référence à la nature et son lien avec les étapes de la vie humaine ou les états d’âme des personnes sont très fréquents dans les haïkus. Est-ce là chez vous justement un héritage de la littérature nipponne ?
A. S. : J’aime le style du haïku, ce court poème japonais de dix-sept syllabes. Si l’on trouve chez moi un héritage de la littérature nipponne comme les haïkus, j’en serais honorée. J’ai tenté d’écrire de ces poèmes quand j’étais étudiante, mais sans grand succès. Pour moi, c’était plus difficile que d’écrire des romans.
Annexion de la Corée en 1910, tremblement de terre de 1923, représailles meurtrières contre des Coréens dans la région du Kanto, occupation de la Mandchourie, invasion de la Chine et massacre de populations civiles à Nankin, entrée de l’Empire du Soleil levant dans la Seconde Guerre mondiale, bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, reconstruction du Japon économique dans l’après-guerre Vos romans mêlent étroitement drames individuels et tragédies historiques du Japon. Aviez-vous, dès le départ, l’idée d’entrecroiser ces deux aspects ?
A. S. : Au départ, avec Tsubaki, je voulais raconter l’histoire de personnages aux prises avec un drame qui les touche directement et ce drame, à cause de l’influence du roman d’Agota Kristof, c’était celui des amours d’un demi-frère et d’une demi-sœur. En même temps, je voulais parler de la bombe atomique et de ce qui s’est vraiment passé, tout l’arrière-plan politique. J’avais ce thème déjà : parler de ce qu’on ne peut pas dire. J’ai donc entrecroisé ces deux éléments d’une tout autre façon que ce qui avait déjà été écrit sur la bombe. Il est question de la bombe nucléaire dans de nombreux romans, mais je n’ai jamais vu cette tragédie utilisée de la manière dont je l’ai fait, ni celle du tremblement de terre de 1923.
Ainsi, c’est ma façon de m’interroger sur mes racines, de porter un regard critique sur le Japon. Bien que je sois maintenant canadienne (le Japon n’accepte pas la double nationalité), en tant que Japonaise d’origine je crois avoir la responsabilité de connaître ce que nos ancêtres ont fait.
Pourtant, le thème que je privilégie est toujours la tragédie humaine d’un individu. En me plongeant dans la peau du personnage que j’ai créé, je tente de comprendre les sentiments ou la douleur des gens coincés dans un malheur insoluble.
Et, au départ, aviez-vous l’idée de faire une suite romanesque ?
A. S. : Après avoir terminé Tsubaki, je me suis aperçue que les personnages continuaient de m’habiter. J’ai commencé à écrire Hamaguri et j’ai décidé de créer une trilogie avec les personnages de ce roman. En écrivant ce deuxième livre, je n’imaginais toutefois pas encore les drames d’un homme stérile et d’une fille coréenne qui sont les sujets des romans qui ont suivi. C’est toujours en terminant un roman que m’arrive l’idée pour la suite. Au bout du compte, j’ai fini avec une pentalogie, mais j’aurais pu écrire un cycle de dix romans. Je suis en train d’écrire le deuxième volet d’un nouveau cycle, débuté avec Mitsuba, mais je ne sais pas encore le nombre de romans qu’il comptera. C’est en écrivant que je le découvrirai.
Le premier cycle a pour titre Le poids des secrets. Quel est le thème de ce deuxième cycle ?
A. S. : Je suis désolée, mais je ne voudrais pas parler du thème de ce deuxième cycle, ni du roman que j’écris en ce moment.
« Rien n’est plus précieux que la liberté. N’oublie jamais ça, Yonhi », affirme la mère de celle qui prendra plus tard le nom de Mariko, personnage central de Tsubame, le troisième roman de la suite romanesque. Paradoxalement, tous vos romans semblent mettre en opposition liberté individuelle et carcan de la pression sociale…
A. S. : Quelqu’un m’a déjà dit que Mariko a dû se sentir enfin libre lorsqu’elle a brûlé le journal intime de sa mère. Mais, en vérité, elle a continué de porter le contenu de ce journal en elle. Sa liberté, c’était de détruire ce journal pour protéger les siens. Elle a choisi de garder sa famille à l’abri des conséquences qu’il y aurait eu si ses origines avaient été révélées. Mes personnages ont un destin…
« Il n’y a pas de justice. Il y a seulement la vérité », affirme Yukiko Horibe-Kamishima à son petit-fils dans Tsubaki. Cependant, d’un roman à l’autre, les personnages ne découvrent ou ne dévoilent la vérité que dans leur vieillesse après avoir vécu toute leur vie avec le poids de secrets parfois horrifiants. La vérité n’appartient-elle qu’à la vieillesse, alors que la jeunesse vit dans les faux-semblants ?
A. S. : Je crois que plusieurs personnes sentent le besoin, quand leur vie s’achève, de se libérer de secrets qu’ils ont portés depuis des années et des années. Mais ça dépend aussi des personnalités. Yukiko avoue enfin ce qui s’est passé à Nagasaki en août 1945 parce que son petit-fils la harcèle de questions sur l’explosion de la bombe atomique. Qui sait si elle aurait révélé son secret si son petit-fils ne l’avait pas questionnée. Et puis, s’il n’y avait pas eu ces secrets enfouis en soi pendant toute une vie, il n’y aurait pas eu de romans !
La question des enfants apparaît comme un enjeu important dans vos romans : enfants illégitimes (Mariko, Yukio), enfants naturels qui l’ignorent (Kenji, la fille de Yûko), lignée familiale à poursuivre à tout prix (les parents de Kenji), la honte d’être orphelin…
A. S. : Les enfants illégitimes, naturels, abandonnés Les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents, quels qu’ils soient. Pourtant, il arrive que des gens traitent ces enfants avec partialité à cause de leur naissance. C’est triste et injuste. On peut voir la mentalité d’une société à travers la façon de les traiter.
Dans votre nouveau roman, Mistuba, on a encore une fois l’impression que l’étau restrictif de la culture nipponne est très présent et que, au bout du compte, l’ancien Empire du Soleil levant n’arrive pas à vraiment implanter la démocratie souhaitée par plusieurs personnages de vos romans précédents. Comme si la toute-puissante compagnie avait remplacé l’Empereur et que ses employés en étaient les nouveaux samouraïs, sinon souvent kamikazes, qui lui doivent une obéissance aveugle…
A. S. : On pourrait dire que la compagnie a remplacé l’Empereur et que ses employés sont les nouveaux soldats. Cependant, il ne faut pas oublier qu’après la Seconde Guerre mondiale le Japon voulait désespérément se relever de la défaite et sortir du marasme dans lequel il se trouvait. Bien que pouvant être vus comme des animaux économiques, les travailleurs ont fait d’énormes efforts pour rendre le pays prospère et garder un climat de paix. Les Japonais ne voudraient pas répéter les erreurs de leur passé.
Si l’on n’arrive pas encore à y implanter un esprit démocratique, malgré ces efforts, c’est à cause de la hiérarchie psychologique qui domine, depuis des siècles, dans les relations humaines de cette société. Cette hiérarchie est basée sur la pensée confucianiste : respecter les aînés, par exemple. L’ordre d’ancienneté est très important dans n’importe quel contexte. Les gens n’osent pas s’opposer à ceux qui sont en position d’autorité ou de pouvoir, que ce pouvoir soit familial, professionnel, social, politique, etc. « Le clou qui dépasse se fait taper dessus. » Voilà le dicton qui représente le mieux la mentalité japonaise. Autrement dit, il faut être très fort pour se battre contre les injustices et il faut aussi, en conséquence, accepter de devenir ce clou.
Vous avez déjà dit en entrevue que le cycle Le poids des secrets représente le Japon traditionnel de la première moitié du XXe siècle. Vous avez vous-même vécu jusqu’à 26 ans dans le Japon de la deuxième moitié du XXe siècle. Quelles différences majeures voyez-vous entre le Japon traditionnel, celui dans lequel vous avez grandi, et celui que vous visitez maintenant en ce début de XXIe siècle ?
A. S. : Quand je rends visite à ma famille – mes trois sœurs et mon père – je n’ai pas assez de temps pour voyager et observer les changements qui ont eu lieu depuis mon départ en 1981 (se déplacer coûte très cher là-bas). C’est plutôt par des revues, des magazines et des journaux japonais que je suis au courant de l’actualité au Japon. À mon avis, pour ce qui est de la mentalité, il n’y a pas une grande différence entre les deux époques. Les gens sont toujours polis, conservateurs, conformistes et les vieilles traditions ou coutumes jouent un grand rôle, bon gré mal gré. Par exemple, il existe encore des mariages arrangés. Qu’en penser ? Certains mariages d’amour finissent en divorce alors que des mariages arrangés durent harmonieusement. Quant aux Japonais de la nouvelle génération, il me semble qu’ils sont sans but surtout après le dégonflement de la bulle économique. Je m’inquiète pour l’avenir du Japon.
Dans vos romans, vous êtes très critique envers la société japonaise. Est-ce le fait de ne plus y vivre ? Croyez-vous que les lecteurs japonais sont prêts à recevoir ces attaques ?
A. S. : Quand j’habitais encore au Japon, je condamnais constamment la société japonaise. J’envoyais des lettres aux journaux, par exemple, pour critiquer le système scolaire. Une fois, mon opinion a suscité un certain intérêt parmi des étudiants et des professeurs. Au Japon, à cause de la hiérarchie psychologique, on est très souvent confronté à de l’injustice. Je devais me battre constamment contre des traitements injustes, venant des gens au pouvoir. J’en étais très fatiguée. Bien sûr, le fait que je vis maintenant à l’étranger me permet de regarder la société japonaise plus objectivement. Pourtant, je ne peux pas arrêter de la critiquer parce que je n’y habite plus. En même temps, n’oublions pas que l’injustice est omniprésente, dans n’importe quelle société. C’est un thème universel, comme la plupart des thèmes que j’explore dans mes romans.
En général, la plupart des Japonais sont réceptifs aux critiques négatives de leur société, provenant de qui que ce soit. À la différence des Américains, les Japonais sont curieux de savoir ce que les gens à l’étranger pensent d’eux. Tsubaki est traduit en japonais et j’ai reçu des lettres de certains lecteurs du Japon qui me félicitaient d’avoir écrit ainsi sur les problèmes du pays durant la guerre, d’avoir abordé la question de la bombe nucléaire de la façon dont je l’ai fait.
Traduisez-vous vous-même vos romans en japonais ? Quel effet cela a-t-il sur votre perception de l’une et l’autre langues ?
A. S. : Honnêtement, je pense écrire des romans seulement en français. Alors, quand une Japonaise de Tokyo, Megumi Suzuki, m’a demandé de traduire Tsubaki, j’ai accepté. Sa traduction fut excellente. Elle l’a faite de façon sérieuse, avec passion et respect. J’en étais très contente. J’apprécie beaucoup cette traductrice, qui a parfaitement respecté le style minimaliste qui est le mien en français.
Le métier de traducteur est différent de celui de l’écrivain. Si je devais traduire moi-même mon roman en japonais, je le récrirais entièrement. Quand j’écris dans ma langue maternelle, mon écriture n’est pas la même qu’en français. Mes phrases sont plus longues, mon style plus lourd.
Concrètement, comment travaillez-vous ? Faites-vous plusieurs versions ? Savez-vous déjà à l’avance que votre roman fera telle ou telle longueur ?
A. S. : Je travaille généralement tous les jours, tard en fin de soirée. Parfois, j’écris une seule ligne ; d’autres fois, ça va bien et j’écris plusieurs pages. Dans l’après-midi, je vais marcher ou je vais au café ; c’est souvent à ce moment que les idées me viennent. Je fais plusieurs versions – cinq, six peut-être – avant de faire parvenir le manuscrit à mon éditeur. La première version du deuxième roman, Hamaguri, faisait plus de 200 pages. Je me suis rendue compte que je voulais y mettre trop de choses. Je l’ai donc beaucoup élagué avant de le montrer à mon éditeur. De façon naturelle, ma version la plus achevée tourne toujours entre 100 et 150 pages, pas plus.
Vous avez reçu le prix du Gouverneur général pour Hotaru qui clôt votre premier cycle romanesque. Que représente cette consécration pour vous ?
A. S. : Ça a été un choc pour moi de recevoir ce prix. Je n’en revenais pas. Mais je vous dirais que, pour moi, la véritable consécration a été de recevoir le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec. Moi, qui ne suis pas née au Québec et qui écris des romans qui se déroulent au Japon, je recevais un prix qui me reconnaissait comme faisant partie intégrante de la littérature québécoise ! Ce prix m’a vraiment beaucoup touchée.
Aki Shimazaki a publié chez Leméac/Actes Sud :
Tsubaki (traductions en anglais, en italien, en allemand, en hongrois, en serbo-croate et en japonais), 1999 et 2005 ; Hamaguri (prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec et finaliste au prix des Cinq Continents ; traduction en italien), 2000 ; Tsubame (traduction en allemand), 2001 et Babel, 2007 ; Wasurenagusa (prix du Canada-Japon 2004 ; traduction en allemand), 2003 ; Hotaru (prix du Gouverneur général 2005), 2004 ; Mitsuba, 2006 ; Hamaguri : le poids des secrets, T. II, 2007.