Née à Boston en 1942, Linda Johnson (qui a gardé le nom de son premier mari pour sa vie professionnelle) décide, après ses études en littérature française à l’Université McGill, de rester au Québec. Radio, télévision, presse écrite, cinéma et vidéo : elle a exercé tous les métiers, de recherchiste à animatrice en passant par assistante à la réalisation.
Elle devient traductrice alors que, féministe convaincue, on lui demande de traduire La nef des sorcières présentée au Théâtre du Nouveau Monde, en 1975, à l’occasion de l’Année internationale de la femme. Et les choses s’enchaînent : elle signe la traduction de plus de 70 pièces de théâtre et d’un roman, elle traduit des essais, des pièces et des romans pour la jeunesse. C’est sans parler de son rôle dans le milieu du théâtre et de la traduction en tant que directrice du Centre international de traduction littéraire à Banff, animatrice et conseillère en dramaturgie. Brève rencontre avec une femme qui se porte avec ardeur à la défense du théâtre québécois.
Nuit blanche : Qu’est-ce qui distingue la traduction d’une œuvre théâtrale de celle des autres genres littéraires ?
Linda Gaboriau : La plus grande différence, c’est que c’est une partition qu’on écrit, dans la deuxième langue, qui sera jouée par des comédiens. La lecture silencieuse, intérieure d’un roman n’a pas les mêmes contraintes. Si le texte ne coule pas, le lecteur sera aliéné, n’aura pas de plaisir, mais la partition orale en plus doit être jouée par des interprètes et ça veut dire qu’elle doit passer physiquement dans un corps, par une voix, dans une paire de poumons qui doivent respirer J’ai traduit la dernière pièce de Gratien Gélinas, La passion de Narcisse Mondoux, qu’il a joué lui-même, en tournée, en anglais et en français, avec sa femme, Huguette Oligny. Quand on a regardé la première version de la traduction que je lui avais soumise, il m’a dit des choses comme : « Ici, à cette réplique, je dois taper du pied. Et je ne peux pas taper du pied dans la version anglaise parce que la chute n’est pas la même ». Si le comédien doit taper du pied, il faut qu’il y ait quelque chose dans la réplique qui invite un bon tapage du pied. C’est ce côté très physique qu’il faut intégrer dans sa traduction, car le comédien doit bouger avec l’intention et l’émotion du texte.
Branchée du côté de l’auteur
Il y a aussi la question du rapport avec un public live. Les spectateurs s’attendent à vivre des émotions, à une expérience un peu active. Comment engager le public ? Quand on prend une œuvre issue d’un contexte sociologique et culturel précis, le Québec, et qu’on la traduit pour qu’elle soit jouée à Toronto, à Vancouver, à San Francisco ou à Boston, qu’est-ce qu’on peut espérer comme relation active avec ce qui se passe sur scène ? Alors, autour de ça, il y a toutes sortes de variations sur le même thème. Il y a des gens qui disent que le traducteur, surtout de théâtre, doit d’abord servir l’équipe qui va produire, la vision du metteur en scène, les comédiens qui vont jouer, et le public. C’est le public d’arrivée qui doit être servi en passant par les besoins des interprètes de l’autre langue. Il y a une autre école qui dit que oui, le théâtre est le théâtre, c’est une expérience en direct mais c’est aussi une œuvre littéraire avec une signature, une vision, un style, une plume Moi, j’ai toujours voulu livrer l’œuvre de l’auteur en captant autant que possible la voix, le style, parce que pour moi le style n’est pas innocent. Un auteur ne choisit pas un style arbitrairement. Ça correspond à une façon de dialoguer avec le monde. Si on choisit un style lyrique, c’est peut-être parce qu’on estime que ce monde où nous vivons manque de poésie ! Alors, ce sont des choix artistiques et littéraires. Moi, je me suis toujours rangée, branchée du côté de l’auteur en faisant confiance au public, qu’il soit de Toronto ou de Washington, lui prêtant un minimum de curiosité naturelle et le sens de ce qui est universel même si les références sont du Québec. Je suis une Québécoise d’adoption, souverainiste. Le miracle d’une société, d’une culture qui a échappé au melting-pot où je suis née, je trouve ça fabuleusement stimulant. Je trouve que la vie artistique et culturelle au Québec est phénoménale, exceptionnelle pour le bassin de population, c’est une culture distincte qui mérite d’avoir tous les moyens pour survivre.
Dans le domaine de la traduction théâtrale, il y a toujours le débat : adapter ou ne pas adapter. Parfois un théâtre va faire l’adaptation d’une œuvre de Shakespeare pour la transplanter au XXe siècle, en Irlande du Nord, ou monter une pièce de Tchekov dans le décor des champs de coton du Sud. Mais la plupart du temps, on va jouer Albee à Prague en gardant les références américaines, on va jouer Tchekov à New York en gardant les références russes. Pourquoi, parce que le Québec ne fait que six millions d’habitants, qu’il est un petit pays, traiterait-on son théâtre autrement ?
Lost in translation
L’autre difficulté pour traduire le théâtre québécois, c’est la langue. Pendant au moins quinze ans, les auteurs dramatiques qui ont suivi Michel Tremblay travaillaient à reproduire non pas sa langue à lui, son joual qui est sa version très musicale, soit dit en passant, du québécois des quartiers de l’est de Montréal, mais ils essayaient quand même de créer une relation d’identification avec la langue parlée. Donc, d’une certaine façon, faire du théâtre québécois, c’était signer le droit de cité de la langue québécoise dans les lieux culturels. Il y a une relation de reconnaissance de la langue, sa couleur, le vocabulaire, les accents, la syntaxe. Alors, ça, c’est lost in translation ! (rires). Essayer de capter la même relation, à la fois émotive et politique, qu’on peut avoir en voyant sur scène des gens qui parlent sa langue, comme sa propre mère ou sa grand-mère au Lac-Saint-Jean parle le français c’est perdu. Il n’y a rien que je puisse faire. À l’occasion, j’ai pensé qu’il serait amusant, dans certaines pièces, d’aller travailler avec un auteur terre-neuvien pour qu’il y ait une véritable couleur régionale mais, grosso modo, quand on parle de l’anglais qui est parlé et joué sur scène, dans 80 % minimum des villes des États-Unis et du Canada, c’est un anglais très mainstream. Il peut y avoir un peu d’accent dans la façon de dire les voyelles ou les consonnes, comme à Boston on ne prononce pas les « r », des petits jeux d’accent, surtout celui très prononcé du sud des États-Unis, mais ce n’est pas une vraie couleur, on n’a pas joué avec la syntaxe, et le vocabulaire reste le même. Donc, il y a une perte d’enracinement dans un lieu associé à une façon de parler. Cette couche du théâtre québécois est diluée sinon perdue à 100 % dans la traduction. Ce qu’on peut essayer de capter, c’est une préoccupation de la langue, au Québec on pourrait même parler d’une obsession de la langue. Donc, on peut se permettre dans la traduction d’être plus verbeux, rhétorique, lyrique. On peut essayer de traduire la relation passionnée, et le plaisir et la préoccupation du parler en rendant les dialogues plus riches que le théâtre anglophone moyen. Parce que la plupart des auteurs canadiens et américains n’écrivent pas ce même festin de la parole. Ça se passe plus dans le domaine de l’action, de la psychologie. Tandis que, dans le théâtre québécois, il y a bien sûr action, psychologie, situation mais aussi ce festin de la langue.
Faites-vous relire la pièce par l’auteur une fois traduite ?
L. G. : Je lui soumets la première version, on passe au travers. Mais la dernière véritable révision, avant le baptême du feu, c’est après la lecture des comédiens. Parce que là je sais si j’ai frappé juste quand j’ai voulu que ça soit à bout de souffle à la fin d’une réplique, par exemple, ou que ça soit très réprimé. C’est seulement quand je vois s’exprimer l’instinct du comédien alors qu’il lit le texte que j’estime pouvoir faire ma dernière révision d’un texte de théâtre. En fait, un de mes filtres quand je travaille, et je le dis avec tout le respect que j’ai envers les comédiens qui m’ont toujours beaucoup aidée à fignoler mes traductions, c’est que la pièce soit actorproof. Est-ce que le sens et le ton de cette réplique sont clairs ou est-ce qu’un comédien pourrait le lire dans un tout autre sens ? Parfois, je vois la pièce une énième fois, avec une nouvelle distribution, et je me rends compte : « Oups ! That sentence isn’t actorproof. He did it differently. That’s not the intention of that line ». On ne peut pas contrôler la vie ou le sort d’une traduction théâtrale.
Principales œuvres traduites :
Théâtre : Dix pièces de Michel Marc Bouchard dont The Coronation Voyage (Le voyage du couronnement), The Orphan Muses (Les muses orphelines), Lilies or The Revival of a Romantic Drama (Les feluettes ou La répétition d’un drame romantique) et The Tale of Teeka (L’histoire de l’oie) ; The Queens(Les reines), All the Verdis of Venice (Je vous écris du Caire) et Fragments of a Farewell Letter Read by Geologists (Fragments d’une lettre d’adieu lue par des géologues) de Normand Chaurette ; That Woman (Celle-là )et Stone and Ashes(Cendres de cailloux) de Daniel Danis ; Children of Urantia(Les jumeaux d’Urantia) de Normand Canac-Marquis ; Being at home with Claude(Being at home with Claude) de René-Daniel Dubois ; Vinci (Vinci) de Robert Lepage ; Saga of the Wet Hens (La saga des poules mouillées) de Jovette Marchessault ; Joy (Joie) de Pol Pelletier ; The Man, Chopin and the Long Winter (L’homme, Chopin et le petit tas de bois) de Reynald Robinson ; For the Pleasure of Seeing Her Again (Encore une fois si vous permettez) de Michel Tremblay ; The Guys (Les gars) de Jean Barbeau ; The Passion of Narcisse Mondoux (La passion de Narcisse Mondoux) de Gratien Gélinas.
Romans et essais : The Eye is an Eagle (L’œil américain) de Pierre Morency, Exile Editions, 1992 ; American Notebooks : A Writer’s Journey (Parcours d’un écrivain : notes américaines) de Marie-Claire Blais, Talonbooks, 1996 ; Scattered in a Rising Wind (Un vent se lève qui éparpille) de Jean-Marc Dalpé, Talonbooks, 2003.
Pour la jeunesse : The Lord of the Rings (Le seigneur des anneaux) et The Hobbit (Le hobbit)de Pierre Voyer pour le Théâtre sans fil ; Bathtime (Le bain)et Norah’s Ark (L’arche de Noémie) de Jasmine Dubé pour le Théâtre Bouches Décousues ; I am a Bear (Je suis un ours) de Gilles Gauthier pour le Théâtre de l’Arrière-scène ; The Crown of Destiny (La couronne du destin) d’Henriette Major pour le Théâtre Sans fil ; Typhoon – In the Kingdom of Dragons (Le petit dragon) de Lise Vaillancourt pour le Théâtre des confettis ; Rosalie’s Catastrophes (Les catastrophes de Rosalie), 1994, Rosalie’s Battles (Rosalie s’en va-t-en guerre), 1995 et Rosalie’s Big Dream (Le grand rêve de Rosalie), 1995, de Ginette Anfousse, publiés par Ragweed Press ; The Chinese Puzzle (Mystères de Chine), No Orchids for Andrea (Pas d’orchidées pour Miss Andréa) et The Enchanted Horses (Les chevaux enchantés) de Chrystine Brouillet, publiés en 1996 par Ragweed Press.