L’historien et politicologue Renéo Lukic étudie la faillite des systèmes fédéralistes multiethniques et l’émergence des nationalismes en Europe centre-orientale. Depuis 1995, il est professeur à l’Institut québécois des hautes études internationales de l’Université Laval, après avoir précédemment enseigné au Slavic Research Centerde Sapporo (Japon), à l’Institut d’étudespolitiques de Paris et aux États-Unis dans les universités d’Atlanta, Charlottesville, New York et Boston, entre autres.
L’intervention de la communauté internationale
en Europe du Sud-est – Bosnie et Kosovo – indique-t-elle
la voie à suivre pour la reconstruction de l’Irak ?
Dans son dernier livre, L’agonie yougoslave (1986-2003)1, Renéo Lukic interprète et vulgarise les causes de la déconstruction yougoslave. Comme tous et chacundans les années 1990, Lukic a été atterré par la montée de conflits armés majeurs en Europe, « alors que les fantômes de la Seconde Guerre ne s’étaient pas dissipés, même pour les jeunes générations ». Il a cherché à comprendre.
Plus de 3000 ouvrages ont été écrits sur le récent conflit yougoslave. L’approche pluridisciplinaire historico-politique, la qualité de la recherche et la rigueur du professeur Lukic donnentà son livre unéclairage inhabituel.
Guerres civiles ou guerres de conquêtes
Nuit blanche : Vous critiquez durement ceux qui expliquent la désintégration yougoslave par la montée de guerres civiles. Ou qui disent regretter la fin d’un État fort. Pourquoi ?
Renéo Lukic : Je constate que, désorientée par ce conflit à la marge de l’Europe, la communauté internationale a commis simultanément maintes erreurs historiques et politiques. Premièrement, la Yougoslavie constituait un État fort, sans doute, mais non pas une nation forte. Ce qui en explique l’éclatement n’est pas la faiblesse de l’État mais, a contrario, la non-existence de la Nation yougoslave. Les nations constitutives du pays existaient avant la création de l’État yougoslave et formaient des peuples au sens même de la Charte des Nations unies. En 1989, voulant préserver leur identité, ces peuples re-émergent comme États-Nations. À l’exception des Monténégrins, ils résistent à l’hégémonie grand-serbe et défient les autorités centrales. Nous sommes ici en présence d’une forme politique opposée au modèle de la France qui, dès le XVe siècle, a constitué un État pour ensuite devenir une Nation. On se demande si la lenteur qu’a mise la France à intervenir dans le conflit, outre le fait qu’elle était une alliée historique de la Serbie, ne vient pas de cette incompréhension, associée à une certaine insensibilité qu’ont parfois les Grandes Nations envers les Petites Nations.
Ensuite, il ne faut pas confondre les guerres de conquête orchestrées par Belgrade pour créer la Grande Serbie avec des guerres civiles. Il est vrai que la propagande mensongère de Miloaevic et ses manipulations idéologiques ont influencé l’opinion publique en confondant délibérément les projets d’expansion de la Serbie avec des projets pan-yougoslaves. Miloaevic a sciemment utilisé les vocables de guerres ethniques et de guerres de religion pour détourner l’attention de la communauté internationale.
Nationalisme et déficit démocratique
Vous parlez de divergences entre les différentes républiques. Aujourd’hui en 2004, diriez-vous que les guerres auraient pu être évitées ?
R. L. : Même si nous devons différencier le nationalisme civique de la Slovénie des nationalismes ethniques de la Serbie – agressif et expansionniste – et de la Croatie – défensif et identitaire –, la montée des nationalismes n’explique pas tout. La fin des hégémonies communistes et la tombée du mur de Berlin ont révélé des besoins sociétaires réprimés mais toujours présents. L’absence d’une société civile et d’un État de droit pendant la période communiste a créé un énorme déficit démocratique. La rapidité avec laquelle Slovènes et Croates se sont prononcés pour un pluralisme politique démontre qu’ils étaient mûrs pour la démocratie, ce qui n’était pas le cas de tous les Yougoslaves. Tout projet démocratique allait à l’encontre des visées socialistes et centralisatrices de Miloaevic. D’autres élites européennes ont su gérer les disparités issues de la déconstruction de leur fédération sans trop de heurts. On peut citer Václav Havel et le divorce de velours entre la République tchèque et la Slovaquie.
La fracture yougoslave s’explique aussi par l’appui de l’Armée populaire yougoslave à Miloaevic, une des plus puissantes armées d’Europe à l’époque. Sans le soutien des forces fédérales, les guerres serbes n’auraient pas eu lieu. Autre facteur, le support inconditionnel des apparatchiks et de l’intelligentsia serbes a joué en faveur du leader expansionniste. Dès 1986, l’Académie serbe des arts et des sciences a articulé dans un célèbre mémorandum le projet de nettoyage ethnique au Kosovo. Il est étonnant de constater à quel point les intellectuels serbes ont adhéré à l’idée de la Grande Serbie, sans comprendre les aspirations des autres nations yougoslaves. De plus, l’utilisation de mythes historiques et de défaites séculaires – la bataille de Kosovo Polje en 1389 – a servi la plate-forme idéologique de Miloaevic.
Sans Miloaevic, la Yougoslavie aurait pu continuer d’exister car l’héritage de Tito ne menait pas forcément à sa désintégration. Tous les conflits ne conduisent pas à la guerre. Le pays aurait pu exister sous une autre forme, une fédération asymétrique ou encore une confédération. En 1990, la Slovénie et la Croatie avaient d’ailleurs proposé un modèle confédéral pour restructurer la fédération yougoslave. Peine perdue.
Il est vrai qu’une intervention de la communauté européenne dès 1991 aurait évité les massacres que l’on sait. À cette date, les grandes Puissances, France ou Grande-Bretagne, se posaient davantage en observateurs qu’en acteurs. Les États-Unis craignaient quant à eux de briser le pays. Quelle ironie.
L’égalité des nations
Dans votre livre, vous démontrez que les citoyens appuyaient les projets d’indépendance. Y avait-il d’authentiques Yougoslaves ?
R. L. : Le rêve de Tito était de regrouper les Yougoslaves – Slaves du Sud – dans un état multiethnique, au détriment de l’origine nationale des peuples constitutifs : Croates, Macédoniens, Monténégrins, Musulmans, Serbes et Slovènes. En 1968, Tito avait en effet accordé aux Bosniaques (de religion islamique) le statut de nation. Il voulait appliquer un modèle politique tenant à la fois du modèle fédéral américain – la création d’une nouvelle nation – et du modèle suisse – la coexistence pacifique entre les différentes ethnies. Les statistiques démontrent pourtant que la mayonnaise n’a jamais pris, l’appartenance à la nation d’origine étant plus forte que l’identité yougoslave. Il est intéressant de noter que le nombre de Yougoslaves déclarés, déjà peu nombreux sous le règne de Tito, diminue après sa mort. Si en 1981, 5,4 % des citoyens se déclaraient Yougoslaves, ils ne sont plus que 3 % en 1991.
Il faut aussi savoir que le droit à la sécession était inscrit dans la Constitution, assurant la coexistence interethnique et l’égalité formelle des nations. Depuis des siècles, les peuples constitutifs et les minorités ethniques étaient habitués à vivre ensemble, ou près les uns des autres, dans différents systèmes géopolitiques. Dès que l’équilibre a été rompu, la Slovénie et la Croatie ont refusé le renouvellement du fédéralisme proposé par Miloaevic, par crainte de la domination serbe. Les référendums nationaux ont prouvé la cohésion des populations : 86 % des Slovènes et 93 % des Croates ont voté en faveur de l’indépendance de leur pays. Le mariage multiethnique et multinational des Yougoslaves était douteux et le divorce a été terrible.
Entrer en démocratie
Selon vous, la cohésion entre États-nations et fédérations multinationales influera-t-elle sur l’avenir de l’Europe du Sud-est ?
R. L. : La réunion des Slaves du Sud sous un même drapeau n’est plus possible. La réconciliation des ex-Yougoslaves va se faire par l’Union européenne, dans un cadre légitime, sous l’autorité de Bruxelles. C’est pourquoi le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) revêt-il une telle importance car il permettra d’établir au sein d’institutions internationales les responsabilités politiques et pénales des actes commis au cours de ces années de guerre.
Les États-Nations de Croatie, de Macédoine2 et de Slovénie sont intégrés – ou en voie de l’être – dans diverses institutions européennes et internationales. La Slovénie a une longueur d’avance, adhérant à l’Otan et à l’Union européenne en mai 2004. La Croatie a tourné le dos au nationalisme ethnique de Tudjman et a vu s’ouvrir les portes de ces mêmes institutions. La Macédoine par contre a connu une entrée difficile en démocratie. En 2001, l’insurrection des réfugiés provenant du Kosovo a failli faire éclater le pays en tant qu’entité politique3.
La Bosnie-Herzégovine, officiellement une mais découpée en deux, connaît une souveraineté limitée et une cohabitation forcée entre la Fédération croato-bosniaque et la Republika Srpska. Comme les Serbes de Bosnie, les Croates de Bosnie exigeront-ils une « troisième entité » découpée pour eux ? Il faudra attendre la passation des pouvoirs aux élites politiques nationales pour accélérer le désengagement de la tutelle Europe/États-Unis. La Bosnie doit passer du statut de pays assisté à celui de pays souverain et devenir un véritable État de droit.
Signée en 2003, l’Union de Serbie-Monténégro perpétue l’alliance historique d’une nation de dix millions d’habitants avec une autre d’à peine 600 000. Depuis la défaite de 1999, la Serbie n’a pas su tourner la page et demeure un des États les plus pauvres d’Europe. Triste bilan des 13 ans de pouvoir de Miloaevic. Depuis l’assassinat du président Djindjic en 2003, le pays n’arrive pas à élire un parlement. Le début de 2004 voit le démocrate nationaliste Kostunica travailler d’arrache-pied à rassembler une coalition parlementaire, allant jusqu’à faire alliance avec ses anciens ennemis socialistes Miloaevic et Seselj.
Le statut du Kosovo dépend du renouvellement en 2006 de l’Union de Serbie-Monténégro. Anciennement province autonome de la Serbie, le Kosovo est sous l’administration provisoire des Nations unies depuis l’intervention armée de l’Otan en 1999. Si le Monténégro demeure au sein de l’Union, le Kosovo pourrait accéder au même statut et bâtir avec la Serbie une Union tripartite.
Vers la reconstruction
Vous approuvez le travail de la communauté internationale en Bosnie et au Kosovo. Sont-ils de bons modèles pour rebâtir l’Irak ?
R. L. : L’Irak est un état multiethnique dans lequel cohabitent, tant bien que mal, Arabes, Kurdes et Turkmènes. Comme l’ex-Yougoslavie, l’Irak souffre d’un important déficit démocratique, oppressée qu’elle était par un régime dictatorial contrôlant l’armée. Bagdad n’a pas vécu de pluralisme politique. Islamiste, l’Irak connaît un clivage religieux entre une majorité chiite et une minorité sunnite dont faisait partie Saddam Hussein. Au contraire de l’ex-Yougoslavie, il n’y a heureusement pas en Irak de volonté d’expansion territoriale interne d’un des peuples constitutifs4 ni de nationalisme exacerbé. Il n’est pas question d’émergence d’États-Nations quoique la présence des Kurdes autonomes au nord de l’Irak chatouille les voisins turcs. La matrice politique est totalement différente.
Certaines leçons apprises dans la reconstruction de l’Europe du Sud-est peuvent s’appliquer en Irak mais une des grandes différences réside dans l’implication de la communauté internationale dès la chute du régime en place. Plusieurs acteurs politiques locaux ont rapidement travaillé avec la coalition d’occupation. Nous sommes loin du vase clos de la Yougoslavie des années 1990.
La Bosnie étant en bonne partie stabilisée et les forces américaines ayant été réorganisées, les États-Unis peuvent maintenant céder la place aux forces de l’Union européenne et se concentrer sur l’Irak. L’armée américaine a montré qu’elle savait combattre pendant la campagne militaire, elle doit maintenant assurer l’ordre, stabiliser les frontières, arrêter la résistance et la guérilla, veiller à la reconstruction du pays. Les « transitologues » prévoient le transfert rapide des pouvoirs aux élites politiques irakiennes afin de procéder à un certain désengagement des forces d’occupation de la coalition américaine.
Les accords de Dayton pour la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine étaient en 1995 de bons accords qui offraient un modèle politique de type fédéraliste, comme celui qui est proposé en Irak, car ils n’autorisaient pas la modification des frontières extérieures, maintenant l’intégrité territoriale du pays.
Le Kosovo se prête sans doute moins comme modèle pour l’Irak car cette ancienne province serbe n’est pas autonome. La date butoir de 2006 permet de voir venir et donne un temps de réflexion pour éventuellement procéder au « state building » et « nation building » nécessaires.
1. Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les États-Unis et l’Europe face aux guerres balkaniques, Presses de l’Université Laval, Québec, 2003, 613 p. ; 40 $.
2. Macédoine ou Fyrom : « Former Yougoslav Republic of Macedonia ».
3. La mort abrupte du président macédonien Boris Trajkovski fin février 2004 pourrait remettre en question une paix chèrement acquise.
4. L’Irak moderne a connu des guerres de conquêtes externes, en Iran dans les années 1980 et au Koweït dans les années 1990.
EXTRAITS
Ce livre se veut avant tout une histoire politique de la désintégration de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Au cœur de cette histoire se trouvent le comportement des élites politiques et culturelles nationales, puisque les élites yougoslaves ont été rapidement marginalisées, et la poursuite de leurs projets politiques mégalomanes, à savoir la construction de la « Grande Serbie » (1989-1995), de la « Grande Croatie » (1991-1994) et de la « Grande Albanie » (2000-2001). D’autres thèmes liés à la décomposition de cet État multinational et multiculturel sont aussi abordés dans ce livre, soit l’éclatement et le déroulement des guerres de succession yougoslaves, cinq au total, l’émergence de nouveaux États et leur entrée sur la scène internationale, de même que la recomposition de l’espace ex-yougoslave (la création du protectorat international du Kosovo, la formation de l’Union de Serbie-Monténégro pour succéder à la République fédérale de Yougoslavie).
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 1.
Le début du processus de désintégration de la Yougoslavie se situe, d’après les résultats de nos recherches, en 1986-1987. Ce processus politique, que nous avons appelé l’agonie yougoslave, commence après la parution en 1986 du mémorandum de l’Académie des arts et des sciences de Serbie (SANU), la feuille de route du projet nationaliste serbe, et l’arrivée au pouvoir en Serbie en 1987 de Slobodan Milosevic, représentant d’une élite politique qui cherchait une nouvelle structure étatique pour les peuples serbe et monténégrin, en rupture avec la Yougoslavie fédérale établie sur les bases de la Constitution de 1974. Au moment d’écrire ces lignes (mai 2003), le processus de désintégration des États en Europe du Sud-Est n’est pas encore terminé, mais l’agonie yougoslave, elle, est bel et bien arrivée à terme.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 2.
À l’heure actuelle, ni le statut du Kosovo (un protectorat international depuis 1999), ni celui du Monténégro, qui depuis le 4 février 2003 fait partie de l’Union de Serbie-Monténégro, n’ont été décidés par les peuples concernés ou par la communauté internationale. L’adoption au début de 2003 de la Charte constitutionnelle par les parlements de Serbie et du Monténégro et par le parlement fédéral de la République fédérale de Yougoslavie (RFY) a sonné le glas de la troisième Yougoslavie fondée le 27 avril 1992. Par conséquent, après 85 ans d’existence, toute référence à la Yougoslavie disparaît avec la création de l’Union de Serbie-Monténégro et ce nom est dorénavant passé à l’histoire.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 2.
Le trait marquant de la désintégration yougoslave, ce qui la distingue de celles de la Tchécoslovaquie et de l’URSS, se trouve dans les guerres qui l’ont accompagnée. Mis à part la guerre en Slovénie, lancée à l’initiative du haut commandement de l’Armée populaire yougoslave (APY), les trois autres guerres – en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo – qui rendirent la dissolution de la Yougoslavie si sanglante, ont toutes été planifiées et conduites par Milosevic et son régime.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 2.
[…] nous avons voulu montrer comment le régime de Milosevic a pu mobiliser les Serbes partout en Yougoslavie, en faisant appel au nationalisme ethnique, et les convaincre de partir en guerre pour créer la « Grande Serbie ». Le refus de la Serbie de faire toute concession pour réorganiser l’État fédéral et l’alignement des généraux serbes sur les positions de Milosevic ont amené l’APY, dorénavant au service de la Serbie-Monténégro, à attaquer la Slovénie et la Croatie durant l’été 1991. Les guerres en Slovénie et en Croatie furent donc, pour emprunter la formule classique de Clausewitz, « la poursuite de la politique par d’autres moyens ».
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 3.
À la veille de la guerre en Croatie, la Serbie de Milosevic répétait de façon incessante aux dirigeants occidentaux qu’elle souhaitait défendre l’intégrité territoriale et politique de la Yougoslavie, menacée par les « sécessionnismes croate et Slovène ». En aucun cas Milosevic n’a signalé aux négociateurs européens ou américains sa volonté de créer une « Grande Serbie », ce qui était pourtant l’objectif véritable des campagnes militaires. Les élites politiques serbes présentèrent plutôt la guerre en Croatie à leurs interlocuteurs de la communauté internationale comme une guerre civile fomentée par les Croates, qui étaient par ailleurs tous identifiés comme des oustachis. Or, cette représentation était un détournement de sens. L’enjeu véritable de la guerre, la conquête du territoire, fut caché derrière les représentations de l’Autre – qu’il soit Croate, Bosniaque ou Albanais du Kosovo – désigné par les élites serbes comme étant à la source de la guerre.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 3.
En Bosnie-Herzégovine, la propagande serbe fit des pieds et des mains pour convaincre les médiateurs internationaux et l’opinion publique européenne que la guerre en était une contre l’islam militant des Bosniaques, donc une guerre opposant l’orthodoxie et l’islam. La communauté internationale a retenu ces représentations des guerres en Croatie et en Bosnie. Plus tard, ces mêmes images ont été associées à la guerre au Kosovo. La principale cause de la guerre, la conquête du territoire, fut donc reléguée à l’arrière-plan au profit d’explications mettant l’accent sur les conflits identitaires, considérés comme le ferment des hostilités et de la violence.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 6.
Une guerre de conquête préméditée, menée sur quatre fronts (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo) pour la création de la Grande Serbie, fut donc désignée comme une guerre civile incompréhensible par de nombreux observateurs européens et américains.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 6.
[…] la guerre en Bosnie-Herzégovine qui, entre 1992 et 1995, a mis ce pays à feu et à sang. La guerre de Bosnie-Herzégovine a sans contredit marqué les esprits en Occident, puisqu’elle a illustré l’incapacité de la communauté internationale à arrêter, dès le début du conflit, l’épuration ethnique et les violations massives des droits de l’homme qui atteignaient alors un niveau qui n’avait pas été vu en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 6.
Ce chapitre se veut une modeste contribution à une littérature scientifique déjà volumineuse qui rejette l’explication voulant que la guerre en Bosnie-Herzégovine, cette petite Yougoslavie, ait été inévitable et provoquée par des haines ethniques ancestrales. En France, dès 1991, c’est l’image des « tribus prémodernes » aux mentalités collectives imprégnées d’une violence endémique, dérangeant par conséquent la construction européenne, qui domina les premières représentations des conflits yougoslaves. Ces images stéréotypées furent entre autres mises en circulation par le président français François Mitterrand. Pourtant, […] comme nos recherches le montrent, la guerre en Bosnie-Herzégovine a au contraire été le résultat d’une politique délibérée de conquête territoriale mise en œuvre par les élites politiques serbes dès la fin de l’année 1990 […]
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 6-7.
Nous espérons que notre analyse de la guerre en Bosnie fera prendre conscience qu’elle ne fut pas une guerre civile, comme les médias et les dirigeants occidentaux l’ont souvent répété, parfois pour tuer dans l’Suf toute idée d’intervention, mais qu’elle était bel et bien une guerre d’agression dirigée contre un État dûment reconnu par la communauté internationale.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 7.
Définir la guerre en Bosnie comme une guerre civile (en d’autres mots, une guerre sans agression extérieure), alors qu’au contraire elle a été une guerre d’agression préméditée qui a tourné au génocide, fut une imposture majeure de la part des dirigeants occidentaux, légitimée ensuite par une pléthore d’analyses académiques. Déjà, au printemps 1992, quelques semaines après le début de la guerre en Bosnie-Herzégovine et bien avant la chute de Srebrenica, il y avait suffisamment d’indices pour qualifier cette guerre comme étant une succession de massacres génocidaires dirigés principalement contre les Bosniaques et les Croates.
Renéo Lukic, L’agonie yougoslave (1986-2003), Les Presses de l’Université Laval, p. 7.