L’écrivaine française Catherine Cusset vit à New York depuis quelques années. Ancienne élève de la prestigieuse École normale supérieure, docteure ès lettres, elle a enseigné à Yale pendant onze ans avant de se consacrer exclusivement à l’écriture.
Si son œuvre est controversée, ses livres connaissent néanmoins un succès commercial qui ne se dément pas. C’est lors de l’édition 2004 du Salon du livre de Québec dont elle était l’invitée qu’elle a porté pour Nuit blanche ce regard sur l’ensemble de son œuvre.
« Quand on sait ce que c’est écrire, l’idée même de pacte autobiographique paraît une chimère : tant pis pour la candeur du lecteur qui y croira. Écrire sur soi est fatalement une invention de soi », a écrit Philippe Lejeune. Or, l’époque est à l’autofiction, catégorie dont on ne sait pas encore s’il s’agit d’une mode ou d’un genre littéraire et qui balance entre fiction et autobiographie. Catherine Cusset explique : « L’autofiction n’est pas l’autobiographie. Ce qu’on a vécu se détache de soi, devient un livre et prend ainsi sa cohérence. Dans La haine de la famille, je parle de ‘ma’ famille mais c’est devenu un livre dans la mesure où c’est un livre sur ‘ma’ famille, sur le conflit mère-fille, sur les rapports entre trois générations de femmes et sur ce qui structure une vie qui me semble être essentiellement le rapport à la mère ».
Décrire la vie, écrire le vrai
Se disant sensible, très « perceptive », Catherine Cusset parvient à déceler le non-dit, à plonger dans l’infime – dans l’intime – afin de pouvoir dire ce qui est vrai. « Je ne cherche pas à embellir ma vie, poursuit-elle. Au contraire, Confessions d’une radine, par exemple, c’est un enlaidissement. C’est autobiographique, oui, dans une certaine mesure, mais en même temps ça n’est pas moi du tout puisque je lis toute ma vie à travers un filtre qui est celui de la radinerie. Je me prends pour cible. Je repère quelque chose en moi qui pose problème et je l’en détache, tel un matériau, pour en faire un livre. »
La véracité, la justesse et le souci d’exactitude jusque dans le pusillanime sont au cœur de son propos. Il semble y avoir chez Catherine Cusset un souci constant d’honnêteté, préalable indispensable à sa démarche d’écriture. Si bien qu’elle proclame au détour d’une phrase : « Pour chacun de mes livres autofictifs, je fais d’une certaine manière œuvre de moraliste ».
Tout à la fois auteure prolifique chez Gallimard et universitaire spécialiste du XVIIIe siècle – elle a consacré sa thèse de doctorat au marquis de Sade et enseigné le roman libertin –, elle est plus que quiconque apte à prendre du recul et à analyser sa démarche créatrice. « Il y a là sans aucun doute quelque chose qui relève d’une forme de rapport au monde et de projet littéraire. Le projet littéraire des romanciers libertins est de montrer l’homme tel qu’il est, avec toutes ses faiblesses, avec tous ses défauts, avec toutes ses lâchetés. Mais il y a ce concept très important du moment. Cet instant précis où un homme repère chez une femme cette faiblesse, cet abandon qui va lui permettre de la séduire, malgré ou grâce à ses principes moraux, ses sentiments. C’est ce qui m’intéresse et qui me motive en littérature, ce court moment de faiblesse, cette faille fugace qui fait qu’on agit contre ses principes. Le sujet d’Amours transversales, c’est exactement ça, ces rencontres brèves qui auraient pu bouleverser votre vie, et qui ne la bouleversent finalement pas mais qui laissent en vous une trace indélébile. »
Entre roman et autofiction
« Mon premier roman est totalement autobiographique. Je l’ai écrit quand j’avais vingt-cinq ou vingt-six ans. C’est un roman que j’ai écrit parce que j’étais dans un chagrin d’amour, terrible. La cause la plus banale pour écrire un premier roman. L’écriture au départ était un moyen de survie. Pas un moyen de survie parce qu’il fallait que je crache sur le papier ma souffrance. Un journal aurait suffi. Mais plutôt parce qu’écrire un roman, à partir d’un matériau autobiographique qui était celui de mon histoire avec deux hommes que j’avais perdus, c’était une façon de donner forme, de mettre à distance quelque chose qui était mon vécu et que je pouvais travailler comme un objet esthétique. Un travail si passionnant que j’arrivais à sortir de ma souffrance. »
Mais une question la taraude alors ; elle se demande s’il est nécessaire d’être malheureux pour écrire. « J’ai eu très peur de ça », confesse-t-elle avant de reconnaître que le plaisir d’écrire aura finalement supplanté cette crainte. Et d’ailleurs, « […] il n’est pas de plus grand plaisir que d’écrire, quand on a le bon destinataire : la vie, en fin de compte, n’existe que d’être solidifiée par les mots, transformée en récit plein de dérision », écrit-elle dans La haine de la famille.
« Je suis divisée en deux », dit Catherine Cusset en évoquant son œuvre. Elle classe ainsi ses romans en deux catégories, ceux de la veine autofictive et ceux de la veine romanesque. Les premiers – À vous, La haine de la famille, Confessions d’une radine, Jouir – sont selon elle ceux que les lecteurs trouvent les plus forts. Ceux aussi qu’elle écrit le plus vite, car « ils sortent de moi, de façon presque organique ». Mais la vie est complexe et « c’est difficile d’en rendre compte de façon juste. Il reste que c’est sans aucun doute mon projet littéraire même si j’en ressens les limites. Une fois qu’on a tout écrit sur le désir et la sexualité – ça, c’est Jouir –, sur la famille – La haine de la famille – ou sur mon rapport à l’argent – Confessions d’une radine, que reste-t-il ? », s’interroge-t-elle avec un sourire qui en dit long sur ce qui lui reste peut-être encore à sonder.
Et puis il y a la veine romanesque, celle du Problème avec Jane, « mon premier succès commercial, qui a remporté le Grand Prix des lectrices Elle », et celle d’Amours transversales. Mais il y a là un dilemme que Catherine Cusset dit ne pas parvenir à résoudre. La fiction, si elle est plus accessible au public, n’en demeure pas moins pour elle une entreprise artificielle. « L’autofiction m’intéresse davantage, c’est mon moteur », proclame cette auteure qui se réclame d’Annie Ernaux et de Serge Doubrovsky, l’inventeur d’un style qu’il baptise avec un néologisme dans Fils (publié en 1977) : l’autofiction. « Autobiographie ? Non. Fiction d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction. » Un projet littéraire, exécré par les uns, encensé par les autres, qui consiste bel et bien, jure Catherine Cusset, à dire la vérité vraie, dans toute sa nudité. Mais au contraire d’un Serge Doubrovsky disant qu’il avait tué une femme par livre, Catherine Cusset réfute l’idée de vouloir offusquer : « Il n’y a pas chez moi de volonté de choquer, de provoquer ». Elle reconnaît d’ailleurs avoir remisé dans un tiroir un livre qu’un proche lui a demandé de ne pas publier.
Après La blouse roumaine, En toute innocence, sélectionné pour le Goncourt en 1995 et finaliste pour le Femina, À vous, Jouir, Le problème avec Jane, finaliste pour le Prix Médicis et Grand Prix des lectrices Elle 2000, La haine de la famille, sélectionné pour le Femina, finaliste pour le Prix RTL lire et le Prix Inter, et Confessions d’une radine, Catherine Cusset nous revient en 2004 avec Amours transversales, quatre récits en un, qualifiés de roman, mais qui tiennent davantage de la nouvelle, où l’auteure change une nouvelle fois de registre. Ici, pas de première personne du singulier, mais un entrelacs de « il » et de « elle » qui s’aiment, qui se trompent, qui se croisent sous différentes latitudes. « Le souvenir de Hans habite Myriam, qui est mariée à Xavier, qui tombe amoureux de Camille, qui rencontre Luis, qui aime Margarita, qui est morte. »
Fait étonnant et unique dans le paysage littéraire actuel : on connaît autant Catherine Cusset pour ses récits autofictionnels que pour ses romans et en outre, ces deux facettes de son œuvre sont de styles tellement différents qu’on croirait qu’ils sont le fait de deux auteurs distincts. Dans les autofictions, les phrases sont courtes, tranchantes, directes, comme primales, tandis que l’écriture des romans est plus classique, volontiers élégante, les phrases plus longues et déliées. Comme si le récit autofictionnel était le lieu privilégié d’expression pure du Dasein, comme si « être là », au monde, ne pouvait se décrire que furtivement, comme si décrire la vie, tout simplement, ne pouvait se faire qu’à la cadence vive des battements du cœur. Comme si seul le recul permis par l’écriture romanesque permettait a contrario de construire un récit, de l’enluminer, de digresser. Paradoxe ? Non : on est en droit de penser que la complémentarité janusienne de ces deux approches scripturales participent d’un seul et même projet littéraire en progression. Il n’est pas absurde de croire que la quête du vrai a plus de chances d’être fructueuse si l’on explore simultanément plusieurs voies.
Les coups de cœur
Spécialiste des libertins, Catherine Cusset agrée toutefois une passion pour les grands romans du XIXe siècle et un penchant pour Flaubert et Balzac : « Ainsi, les romans de Balzac : je les lis les uns après les autres, désolée d’en achever un puisque je connais l’effort qu’il faudra faire pour apprivoiser le prochain, pour lier connaissance avec un nouveau livre qui est encore un étranger, froid et distant, alors que le précédent m’a laissée pantelante, exsangue, s’est tellement emparé de moi qu’il m’a vidée de tout autre désir que de celui de le dévorer », écrit-elle dans La haine de la famille. Les romans de Balzac, qui est connu pour son souci d’exactitude et son sens du détail, ne pouvaient en effet pas manquer de figurer au palmarès des œuvres maîtresses de cet chantre du dire vrai.
Quand Catherine Cusset parle de son œuvre, elle retient plus particulièrement deux passages, qu’elle aime plus que les autres et qu’elle a écrit, précise-t-elle, en pleurant : « Celui qui relate la mort du petit enfant qui se noie dans une piscine », dans En toute innocence, et le dernier chapitre de La haine de la famille, les pages poignantes sur la fin de vie de sa grand-mère à l’hôpital : deux choses la tourmentent. « Elle se plaint de ne pas voir sa fille – ma mère, avec qui elle eut des rapports passionnels, fusionnels – assez souvent bien que celle-ci vienne tous les jours. Et elle est obsédée par l’idée de faire pipi. Cette impotence, cette incontinence, synonymes d’indignité, c’est pour moi l’image même du pire désespoir affectif humain. »
Son « livre jamais lu » ? Le quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell. Un livre en réserve, plutôt : il ne la quitte pas, comme un vade-mecum intact pour les jours de disette, un plaisir en expectative, en filigrane. Elle sait ainsi que, quoi qu’il arrive, elle aura toujours la réjouissante perspective de se repaître d’un chef-d’œuvre. Prévoyance de bibliophage ou peur de manquer de lecture ? Les deux, peut-être. Étonnante Catherine Cusset, qui tantôt se dévoile toute, tantôt se retient – qui tantôt veut séduire, tantôt se dénigre. « Le chemin des paradoxes est le chemin du vrai », disait Oscar Wilde. À n’en point douter, Catherine Cusset est sur la bonne voie.
Catherine Cusset a publié :
La blouse roumaine, Gallimard, 1990 ; En toute innocence, Gallimard, 1995 et « Folio », 2001 ; À vous, Gallimard, 1996 et « Folio », 2003 ; Jouir, Gallimard, 1997 et « Folio », 1999 ; Le problème avec Jane, Gallimard, 1999 et « Folio », 2001 ; La haine de la famille, Gallimard, 2001 et « Folio », 2002 ; Confessions d’une radine, Gallimard, 2003 et « Folio », 2003 ; Amours transversales, Gallimard, 2004.
EXTRAITS
Jane ne recevait jamais de paquet chez elle. Elle le prit. Solide, rectangulaire et plutôt lourd : sans doute un livre. Elle se battit contre l’enveloppe rembourrée, agrafée et collée. Elle en sortit une chemise en carton jaune. Une disquette tomba sur le sol carrelé avec un bruit sec. La chemise contenait un manuscrit en feuilles détachées. Sur la première page, elle lut : LE PROBLEME AVEC JANE roman. Pas de nom d’auteur. Elle regarda l’enveloppe marron : pas de nom d’expéditeur. Le paquet avait été posté à New York cinq jours plus tôt. Elle parcourut rapidement les premières pages. Il s’agissait d’elle. Quelqu’un de bien informé. Le manuscrit comptait trois cent soixante pages et s’achevait sur cette phrase : « En bas elle trouva le paquet avec le manuscrit. »
Le problème avec Jane, Gallimard, 4e de couverture.
André Martinet travaille dans la publicité pour le journal fasciste Gringoire. Il faisait de la publicité, pas de la politique, dit maman en s’étonnant seulement de l’ironie du sort : que son blond aryen de père ait pu recevoir son salaire d’un journal vouant aux gémonies les êtres de la race de sa mère. Après la guerre, il travaillera pour Marie-Claire. Bel homme et parfait gentleman, il plaît aux femmes. Tout ce que sa femme obtiendra de lui sera de ne pas divorcer.
La haine de la famille, Folio, p. 185.
Je suis radine mais j’aimerais ne pas l’être. La première victime de ma radinerie, c’est moi. En effet je crois que vivre c’est dépenser, jouir, donner sans compter. Surtout, ne pas compter. Je peux me mettre en colère contre moi. Je peux réagir contre. Il n’en reste pas moins : mon premier instinct, c’est d’être radine. Je finirai comme grand-maman : invitant les autres, payant avec mon fric laborieusement économisé. Je serai la femme-qui-paie-plus-vite-que-son-ombre, mais je resterai la radine : celle qui calcule. Parfois je me demande si c’est par radinerie aussi que j’écris. Pour que rien ne se perde. Pour recycler, rentabiliser tout ce qui m’arrive. Pour amasser mon passé, le constituer en réserve sonnante et trébuchante. Pour y entrer comme dans une salle au trésor et contempler mes pièces d’or. Pour investir et faire fructifier mon capital de sensations et de douleurs.
Confessions d’une radine, Gallimard, 4e de couverture.
À New York, chaque matin, tout en trempant dans son café ses tartines au miel, elle lisait dans le journal les nouvelles d’un monde étranger : tremblement de terre en Inde, génocide en Afrique, bombe en Israël Elle trouvait le journal bien ennuyeux s’il n’y avait pas eu une catastrophe, un attentat ou un crime. C’était sa bande dessinée du matin. Devant la photo d’une mère hurlant de douleur sur le cadavre de son enfant couvert d’un drap blanc, elle se demandait comment cette femme pouvait survivre et, ses tartines finies, déjà n’y pensait plus, comme si cette mère et tous ces peuples décimés faisaient partie de races où le meurtre, l’injustice et la douleur étaient naturels – acceptés comme un destin.
Amours transversales, Gallimard, p. 180.