Au panier, les héroïnes qui se consument et meurent d’amour ! Monique LaRue crée un nouveau personnage féminin, plus actuel et vraisemblable : ni une battante ni une midinette. C’est une mère de famille qui hésite, vacille, fait quelques faux pas mais ne perd jamais le sens des réalités.
Elle se méfie des phrases toutes faites et garde ses distances face aux modèles romanesques des grandes amoureuses. Copies conformes, pour lequel l’écrivaine obtenait le Grand Prix de la ville de Montréal 1990, propose une superbe variation sur le thème de l’illusion romanesque. Ici, la frontière entre la vérité et le mensonge est la source de nombreuses intrigues, tant amoureuses que policières.
Nuit blanche : Dans Copies conformes et dans les romans antérieurs, Les faux fuyants et La cohorte fictive, vous posez le débat du vrai et du faux, de la réalité et de l’illusion, des contraintes matérielles et de la création littéraire. Vous soutenez cependant qu’il faut se cramponner à la réalité.
Monique LaRue : En effet, dans un roman comme Les faux fuyants, je parlais du réel comme de la résultante, de ce qui reste lorsqu’on a parcouru tous les dédales de notre imaginaire. On est toujours à la recherche d’un noyau de réalité, de réel au sens où peuvent l’entendre les psychanalystes. Mais dans Copies conformes, cela représente aussi un parti pris philosophique dans la mesure où, depuis Platon et encore aujourd’hui, on s’interroge sur cette dichotomie entre la réalité et l’illusion. Pour Platon, la vérité ce sont les idées. Mais dans notre société, les idées ne sont pas au pouvoir, bien au contraire. Plus que jamais, des images régissent nos vies. Cette tyrannie n’a pas fléchi depuis l’Antiquité. Il faut en prendre conscience et se confronter au règne de l’image.
La Californie symbolise cette suprématie de l’image dans Copies conformes : les piscines, les baignoires à remous, les plantes luxuriantes, les femmes au visage plastifié et le soleil de carte postale sur un ciel bleu imperturbable.
M. L. : Il m’est arrivé d’y passer quelque temps et j’ai trouvé en Californie un règne du faux plus accentué qu’ailleurs. C’est un pays jeune et cette absence d’histoire, de mémoire, rend le faux plus clinquant d’une certaine façon. Et puis, bien sûr, c’est le pays du cinéma. Mais lorsqu’on est étranger, on remarque d’abord les images. Alors je ne veux pas porter de jugement sur la vraie Californie que je ne connais pas. Pourtant, si on compare San Francisco avec une ville comme New York, par exemple, ce n’est pas du tout la même chose. New York possède une vérité urbaine. La Californie, c’est surtout le désert, les banlieues, l’étalement des richesses.
L’héroïne de Copies conformes est une Montréalaise en séjour à San Francisco. Elle se répète que « Montréal ne lâchera pas ». Cette ville intervient donc au pôle opposé de la dualité, comme un antidote à l’univers factice de la Californie.
M. L. : Mon projet était de faire le roman d’un Québécois à l’étranger en m’inspirant, d’une façon très détournée, d’une œuvre de Dostoïevski, Le joueur. J’ai longtemps enseigné ce roman, je le connais presque par cœur. Il décrit des Russes à l’étranger, dans une ville d’eaux européenne. Ce choc de cultures se rapprochait, selon moi, du dépaysement ressenti par les Québécois en Californie. Ce sont des gens du Nord qui vont au Sud, des gens plus pauvres qui sont confrontés à la puissance technologique. De plus, les personnages du Joueur restent profondément attachés à la Russie par une sorte de nostalgie. De la même façon, dans mon roman, c’est le lieu de naissance, le milieu de vie, avec son climat, voire son désespoir qui prend de l’importance. Il s’agit ici de Montréal, mais ce n’est pas un choix délibéré. Par ailleurs, on ne connaît que très superficiellement les villes que l’on traverse en voyage. Ainsi, j’avais un peu envie de m’inscrire en faux contre la facilité de certains récits de voyages, contre l’éclat d’un certain exotisme.
On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre Copies conformes et le livre de Jacques Godbout, Une histoire américaine. Les deux romans racontent les mésaventures de Québécois en Californie. Les protagonistes des deux histoires sont également aux prises avec une intrigue policière et une relation amoureuse plutôt hasardeuse.
M. L. : Une histoire américaine a paru alors que j’avais terminé la rédaction de Copies conformes. Mais deux ans se sont écoulés entre ce moment et la publication de mon manuscrit. Ce n’est qu’après tout ce temps que j’ai lu le livre de Godbout. Et là, j’ai pu faire des rapprochements assez étonnants. Mais les deux textes demeurent tout de même très différents. Ce qui m’a frappée, c’est le point de vue très masculin de Jacques Godbout par rapport au point de vue très féminin qui était le mien. C’était fascinant. J’avais l’impression de lire l’inverse de mon roman. Moi, j’ai donné la parole à une femme et j’ai donc nécessairement inventé une histoire de femme. Cette différence de point de vue est tout à fait fondamentale.
Des romans empoisonnés
Parlons justement de la narratrice. Dans chacune de vos œuvres, vous mettez en scène une femme qui cherche à se connaître, à assumer ses contradictions et ses failles. Dans Copies conformes, vous rejetez les figures romanesques des grandes amoureuses comme Anna Karénine et Emma Bovary. Votre propos est-il de construire d’autres modèles féminins ?
M. L. : J’écris parce que je considère que tout n’a pas été dit et qu’il y a encore des choses à ajouter sur les modèles ou les images romanesques des femmes. C’est une vieille question, mais elle est assez troublante. Les femmes lisent des romans mais, très souvent, ces femmes-là ne vivent pas du tout les histoires de leurs héroïnes. Je crois qu’elles ne désirent même pas vivre ces histoires Il me paraissait donc intéressant de mettre en scène une femme qui, dans sa vie, résiste au roman. Ce personnage féminin vit chacune des étapes du roman classique consistant, tout bêtement, à avoir une aventure avec un autre homme que son mari. Elle suit exactement le modèle romanesque, mais sans y succomber. L’héroïne continue à réfléchir et elle demeure libre, jusqu’à un certain point. Car mon personnage féminin a une tête, ce qui ajoute déjà quelque chose à la production romanesque actuelle. Brancher la tête sur le corps et sur la sensibilité des femmes, ce n’est pas si simple que ça. On décrit habituellement les femmes comme des êtres ayant soit une tête, soit un corps. Une véritable décapitation ! Aussi cette héroïne se débat-elle contre des stéréotypes de comportements fort répandus. Car partout, au cinéma, dans les revues, les téléromans, c’est toujours la même histoire qu’on nous présente. Beaucoup de femmes ne vivent pas de cette façon-là, mais on les ignore. Cela m’agaçait, qu’on fasse comme si ces femmes n’existaient pas. Et puis, j’ai un doute sur cette thèse trop simpliste et rassurante voulant que les femmes lisent pour s’évader. Les romans dont on parle ont été mis en place par une société de type patriarcal. Je ne suis pas sûre du tout qu’on y retrouve la vraie sensibilité féminine.
Autant que des modèles, votre héroïne se méfie des mots, des formules, des déclarations amoureuses. Elle avoue n’avoir jamais dit « je t’aime » à un homme.
M. L. : Les mots « je t’aime », comme tels, ne veulent pas dire grand-chose. Mon personnage perçoit l’amour comme quelque chose d’intangible et d’ambivalent, éloigné de toute certitude. Car on perd souvent l’amour au moment où on a la certitude d’aimer quelqu’un. L’héroïne développe une certaine idée de l’amour qui ne peut être que le fait du temps. L’amour est une chose qui existe, mais qui n’a rien à voir avec la déclaration : « Je t’aime ». Cette femme se méfie plus que tout du mot « amour » et c’est pour cela qu’à mon avis, elle connaît profondément l’amour. On ne peut pas nommer l’amour ; aussitôt qu’on le nomme, on polarise. On tombe alors dans l’univers du langage, ce qui fait qu’on n’est plus dans la vérité au sens philosophique du terme.
Le mot « passion » fait aussi problème dans Copies conformes. Toute l’intrigue naît de cette quête sémantique. Votre œuvre illustre comment une personne ne peut d’aucune manière forcer son destin et comment elle cherche certains mots toute sa vie durant.
M. L. : Si la protagoniste n’avait pas fait le trajet, si elle n’avait pas eu une aventure, elle ne saurait pas pourquoi elle revient. Elle ne réaliserait pas comment elle était proche de l’amour au départ. Par cette démarche, elle comprend vraiment ce que représente l’amour, pour elle, en dehors des images, en dehors des beaux discours. On lui a toujours répété qu’elle ne connaissait pas l’amour. Les idées reçues veulent qu’une femme mariée ignore tout de la passion. Pour connaître l’amour, celle-ci doit avoir une aventure enflammée avec un autre homme. L’héroïne va se plier à la démarche, mais en gardant sa raison. Elle se rend compte alors que, sans prononcer le mot « amour », elle en est plus près que dans une passion télécommandée par les circonstances et les lieux communs.
Des wonderwomen aux motherwomen
L’héroïne avance donc à tâtons, cherchant les mots qui vont circonscrire son identité. Dans cette optique, la maternité semble aussi positive que menaçante. Elle ancre la mère dans la réalité mais elle restreint sa liberté créatrice. Déjà, dans La cohorte fictive, votre premier livre, la venue de l’enfant rendait précaires les conditions d’écriture.
M. L. : Comme l’amour, comme toutes les constituantes essentielles de notre vie, la maternité est vécue dans l’ambivalence. Parfois c’est le nirvana et parfois, le dédain. À cause de ses enfants, une femme se voit encore étiquetée. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle fait dans la vie, mon personnage répond spontanément qu’elle a un enfant et qu’elle ne travaille pas. Par cette simple phrase, elle se voit classée parmi les motherwomen (c’est comme ça qu’on appelle les mères aux États-Unis, ça m’avait frappée). Alors, tout de suite, c’est une case, un tiroir, et on n’en sort plus. Or l’espace du roman sert à défaire, à dévier, à gauchir C’est un des seuls endroits où l’on peut encore aller très loin dans le grand traficage des choses. Avec ce personnage féminin, j’ai essayé d’écrire ce que c’est que la maternité. Cela ne se dit pas dans un essai, ni dans une entrevue, ni dans un discours sur la maternité. Cela se dit en mettant en scène une femme avec un enfant. L’enfant l’attache et l’empêche de faire ce qu’elle veut, l’empêche de trouver ce qu’elle veut trouver. Mais en même temps, il lui montre ce que c’est que l’amour. C’est cet enfant qui la touche le plus.
Mis à part son fils unique, l’héroïne de Copies conformes vit très isolée. Son mari est retourné à Montréal et elle ressent douloureusement ce vide.
M. L. : Cette femme est effectivement très seule. Je voulais montrer la solitude méconnue des femmes qui élèvent des enfants. Celles-ci ont été parmi les gens les plus méprisés il y a dix ans, quinze ans. Ces femmes qui ne menaient pas de brillante carrière ont vécu une terrible solitude dans leur cuisine. Car toutes les femmes n’ont pas suivi le modèle yuppie. Nombreuses sont celles qui ont élevé un ou deux enfants, du mieux qu’elles ont pu, sans travailler à l’extérieur parce que c’était très compliqué. Elles ont été terriblement seules dans la mesure où elles n’ont été soutenues par aucune culture, par aucun média, par aucune idéologie. Elles ont été traitées comme des Yvettes, comme des moins que rien
Le voleur de disquettes
Si la psychologie des personnages est des plus fouillées, la structure formelle de Copies conformes s’avère aussi très complexe. Plusieurs niveaux de signification sont observables. Les intrigues amoureuses se mêlent aux intrigues policières qui trouvent écho dans le livre de Dashiell Hammett, Le faucon maltais. Mais à trop vouloir étoffer l’histoire, on risque de perdre le lecteur.
M. L. : J’aime bien que les choses soient très complexes sans être compliquées, sans être soporifiques. Chacune des images dégradées est un palier qui s’ajoute. Mais il revient aux critiques d’expliquer le pourquoi de chacune des strates. Disons qu’il y a cette image de la femme qui est locataire qui, elle-même, est une image de la femme romanesque. Le résultat peut sembler gratuit, fortuit, mais rappelons-nous que plusieurs femmes vivent d’après des images toutes faites dans notre société. C’est pourquoi elles se font remonter le visage, par exemple. On ne vit pas dans la nature, loin de là. Nous vivons dans un monde extrêmement complexe et technique. Et la forme du roman correspond à ce monde où rien n’est donné, où rien n’est à un premier degré, où on n’atteindra plus jamais à l’état de nature. Car le premier devoir de l’écrivain consiste à s’interroger sur la forme qu’il entend donner à son œuvre. Ce n’est pas quelque chose de spontané, c’est le fruit de beaucoup de réflexion. Je pourrais dire, sans vouloir être prétentieuse, que la forme correspond à un état épistémologique.
Dans votre livre, le butin ne consiste plus en une précieuse statuette, comme dans le roman de Hammett, mais en un logiciel informatique révolutionnaire. Autre temps, autre larcin. Pourtant cette intrigue policière semble jusqu’à un certain point superflue, vu la richesse de l’étude de mœurs.
M. L. : Beaucoup de gens m’ont laissé entendre que cette histoire de disquettes volées, « ce n’était pas sérieux ». Mais je me suis beaucoup battue pour cette intrigue. C’était un enjeu formel important pour moi. Le genre romanesque, dans son histoire, a toujours comporté une intrigue et ça m’agace franchement qu’on veuille l’escamoter. Mon livre renvoie à l’intrigue du Faucon maltais et cette dimension n’est pas du tout secondaire. En ce qui a trait à l’amour, il y a un dialogue qui est classique dans le livre de Hammett. On voit alors clairement que le mot « amour » est un mot vide lorsqu’il ne recouvre rien. Et puis toute l’histoire du Faucon maltais tourne autour d’un objet vide. Ces différentes interprétations enrichissent mon texte. D’un autre côté, je voulais traiter des ordinateurs et de leur mode d’inscription, car ils introduisent une approche nouvelle par rapport au sens, à l’écriture.
La trame romanesque de Copies conformes fait ressortir le passage du temps. En Californie, la protagoniste commet une première infidélité et son petit garçon est confronté à son premier deuil affectif. Pendant ce temps, la grand-mère s’éteint à Montréal. Le lecteur perçoit nettement le temps peser et pousser.
M. L. : Nécessairement, si on met en scène des personnages, ils réfléchissent sur le temps. Le temps est une autre avenue que seul le roman peut vraiment explorer – Proust a dit cela bien avant moi. Car le genre romanesque est lié à un questionnement sur la dimension temporelle. Sa façon d’explorer le temps en racontant une histoire est tout à fait unique. Et puis les lieux sont aussi des concrétions du temps, de certaines époques. Si on va en Californie, on est tourné vers le futur. Car c’est un des endroits les plus détachés du passé, les plus légers en termes de mémoire.
Copies conformes a remporté le Grand Prix de la ville de Montréal 1990. Que signifie, pour vous, cette reconnaissance par l’institution littéraire ?
M. L. : Quelqu’un qui écrit sérieusement doit respecter son propre jugement – doit suivre sa propre trajectoire, en écrivant envers et contre tout. Il faut prendre des distances par rapport aux critiques, qu’elles soient acerbes ou élogieuses. Sinon, on se fait influencer. Ceci dit, c’est tout de même très émouvant d’être reconnue par un jury comme celui du Grand Prix de la ville de Montréal. C’est un jury très composite, réunissant des gens des divers milieux du livre. J’ai l’impression d’avoir percé, d’avoir traversé un mur et d’avancer, non pas dans l’œuvre comme telle, mais vers un public.
Monique LaRue a publié :
La cohorte fictive, l’Étincelle, 1979, Les Herbes rouges, 1986 ; Les faux fuyants, Québec / Amérique, 1982 et 1989 ; Copies conformes, Lacombe / Denoël, 1989 ; La démarche du crabe, Boréal, 1995.
EXTRAITS
« Vivre continuellement au point d’impact de deux langues fait de l’esprit une sorte de camaïeu. Aller passer quelque temps dans une de ces villes dorées où les gens vivent, parlent et meurent sans se douter du bonheur qui est le leur de vivre, parler et mourir dans une langue puissante et unique, je le savais maintenant : c’était nécessaire. Sinon, on risquait d’oublier que, quelle que soit la langue, il y a des mots qu’on cherche toute sa vie. »
Copies conformes, p. 188.
« Pourquoi n’étais-je pas prête à tout quitter pour un regard, à m’acheminer vers l’autodestruction comme une vraie grande amoureuse, sans souci de mon mari, de mon enfant ? Il fallait me rendre à l’évidence. Je ne correspondais à rien. À aucune de ces histoires. J’étais une agnostique de la passion. Incurable. »
Copies conformes, p. 128.
« L’autre femme mourait doucement. Celle qui sommeillait depuis longtemps dans ma tête, dans mon corps, tempêtait dans le grenier de ma cervelle, grugeant ma vie comme un ver solitaire, m’empêchant de sentir l’amour. Je l’avais laissée vivre, et elle mourait. Tout se clarifiait, tout se simplifiait. »
Copies conformes, p. 177.