Depuis la parution de son premier recueil de poésie, La peau familière, en 1983, Louise Dupré poursuit une œuvre qui interroge le corps, les métamorphoses de l’amour et du désir, le vide, l’absence, la mort. La memoria, en 1996, suivi en 2001 par La Voie lactée, des romans d’amour selon son propre aveu, lui ont valu une belle réception tant de la part des médias que des lecteurs.
Récipiendaire de plusieurs prix, membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Académie des lettres et des sciences humaines de la Société royale du Canada, conférencière et participante à de nombreux événements – colloques, tables rondes, lectures publiques, etc. – professeur au Collège de la Région de l’Amiante, puis à l’Université du Québec à Montréal, elle a également fait partie du collectif des éditions du Remue-ménage et dirigé la revue Voix et images. Rencontre sous le signe de l’écriture au féminin.
Nuit blanche : En 1996, après plusieurs recueils de poésie, vous publiez un premier roman, La memoria. S’agissait-il d’une coupure ?
Louise Dupré : Plutôt une continuité. Mes premiers recueils étaient constitués de suites poétiques en prose qui comportaient une trame narrative, et les poèmes étaient comme des fragments de mêmes scènes, un peu à la manière d’un roman-photos – bien que je n’aime pas ce terme –, d’une série de photographies qui raconteraient un fait ou qui porteraient un regard sur une situation donnée. Il y avait déjà un désir de narrativité. La relation de François et de sa sœur Noëlle dans La memoria vient d’ailleurs de la première suite poétique de Bonheur, « Invariables ». On n’avait pas affaire à des personnages romanesques dans la poésie, mais plutôt à des figures qui évoquaient néanmoins un certain romanesque. La peau familière, Chambres et Bonheur m’ont menée à La memoria. La véritable coupure s’est faite pendant que j’écrivais La memoria. Le recueil Noir déjà est complètement en vers. Même dans Tout près, où je suis revenue à la poésie en prose, la narration est beaucoup moins présente : le recueil offre plutôt une réflexion sur le monde. Dans mes poèmes, ma posture est maintenant plus philosophique que narrative.
Est-ce que le fait d’écrire dans un autre genre, une autre forme a nécessairement cet effet de requestionner l’ensemble des pratiques d’écriture ?
L. D. : Ma pratique romanesque n’a pas eu d’effet sur ma façon d’écrire des essais ou des articles. Cependant, l’essai est en prose, et j’ai toujours essayé d’écrire mes textes essayistiques, de faire un travail du langage, qui n’est évidemment pas celui de la poésie ou du roman, mais qui laisse tout de même place au mouvement, à la découverte, à la subjectivité, à la création. Mon passage de la poésie au roman m’a toutefois portée à réfléchir au travail de romanciers qui sont aussi poètes et qui abordent le narratif d’une façon différente de ceux qui n’ont jamais touché à la poésie. La plupart du temps, leurs romans ne présentent pas la même esthétique. On est devant une autre vision du monde, une autre façon d’envisager la réalité, qui conduit à des formes parfois plus éclatées, avec une fin ouverte, un univers d’intimité, d’émotions, de sensations où les petits faits du quotidien prennent beaucoup de place, où il se passe peu de choses puisque ce n’est pas l’intrigue qui est importante mais beaucoup plus l’intériorité du personnage. Mes romans appartiennent à ces romans en mode mineur, qu’on pourrait qualifier de sonates plutôt que de symphonies.
On retrouve dans vos romans les mêmes thématiques que dans votre œuvre poétique : la vie, la mort, l’intimité, l’amour, etc. Est-ce un choix conscient ?
L. D. : Je dirais que je n’ai pas le choix : qu’on soit poète ou romancier, je pense qu’il y a un noyau créateur autour duquel on tourne toute sa vie. Cela dit, il faut tout de même essayer de ne pas se laisser happer par ses obsessions pour rester capable d’explorer d’autres pistes. Le roman et la nouvelle me le permettent. Je n’ai pas encore publié de recueil de nouvelles – je vais y venir –, mais j’en ai écrit une trentaine, qui sont parues dans des revues ou dans des collectifs. La nouvelle me permet de sortir de ce noyau créateur pour aborder d’autres thématiques connexes qui élargissent mon champ de possibilités, et qui ouvrent l’imaginaire aussi. Certaines thématiques ne pourraient pas constituer le sujet d’un roman, mais je peux les effleurer dans une nouvelle. Ensuite, il est possible qu’elles reviennent dans la poésie ou dans un roman. On ne sait pas, quand on ouvre l’imaginaire, si de nouveaux pans de l’imaginaire n’auront pas alors envie de se déployer. Par exemple, le départ, le voyage, le déplacement, l’étranger, abordés à travers le personnage de Madame Girard dans La memoria, puis dans une suite poétique de Tout près, qu’on retrouve de façon plus prégnante dans La Voie lactée et qui pourraient très bien se préciser ailleurs dans le futur, alors que c’était à peine esquissé dans mes premiers textes.
On a l’impression en vous lisant que toute vie humaine est un moment de sursis, jalonné de constantes transitions, où les taches sur les mains – image récurrente, angoissante et magnifique ! –, viennent scander le temps qui passe et celui qui reste.
L. D. : Enfant, à cause du décès de mon grand-père, j’ai pris conscience très tôt de notre mortalité. Chaque moment nous est donné. Et dans cette vie qui n’est pas éternelle, on fait face à une série d’épreuves qu’il faut traverser. Cette vision vient sans doute de ma réalité qui, comme pour tout le monde, a été cahoteuse à certains moments. Entre ce qu’on vit, ce qu’on a vécu et ce qu’on écrit, on ne peut pas nier qu’il y ait un lien. Même si l’écriture n’est pas autobiographique, il y a quelque chose qui passe de l’expérience, quelque chose qui détermine notre imaginaire. Et ces épreuves, ces moments de transition, de questionnement, je veux les arrêter parce que c’est à ces moments-là que les personnes sont intéressantes, les personnages également. Emma vit une peine d’amour qui lui fait remettre en question le sens de sa vie. Pour Anne, c’est le suicide de la voisine qui lui fait prendre conscience du vide de sa propre vie en apparence socialement et professionnellement bien remplie. La trame narrative dans mes romans est importante, mais je n’écris pas pour raconter des histoires : j’écris pour questionner l’existence.
Poésie ou roman, votre écriture fait constamment appel aux sens. Le corps aussi occupe une place centrale, à la fois concrète et symbolique, dans l’ensemble de votre œuvre. Est-ce que cela fait partie de votre noyau créateur ?
L. D. : C’est fondateur. Les sens, la présence du corps sont pour moi une façon d’aborder la réalité. Dans l’écriture, dans la réflexion, je commence souvent par une approche sensorielle que j’intellectualise ensuite. Je procède de la même manière pour la critique littéraire : je m’imprègne d’abord du texte pour voir quelles sensations il évoque en moi, quelles émotions, quels sentiments il fait monter. Chez moi, cette position ne vient pas du tout de la théorie – bien que la théorie sur l’écriture au féminin aille dans ce sens-là – mais d’une perception que j’ai toujours eue de la vie. Ainsi, je ne comprenais pas la religion quand j’étais toute petite, sinon de la façon dont je l’ai abordée dans Tout près : pour moi, Dieu était un homme aimant, un bon père. Je voyais un certain érotisme dans les rituels religieux, les odeurs d’église, l’encens, les glaïeuls, etc.
On a l’impression, autant dans la poésie que dans les romans, que les lieux sont importants. La ville, en particulier, devient presque un personnage.
L. D. : Je travaille beaucoup pour qu’ils deviennent presque vivants. La chambre aussi est très importante, la maison. D’ailleurs, le titre de travail de La memoria était La demeure. Ce n’est pas pour rien que, dans La Voie lactée, Anne est architecte Tout à l’heure, on parlait du temps qui nous aspire, nous avale : c’est comme si les lieux en venaient à construire une sorte de muraille contre le temps qui risque de nous emporter. Et donc contre la mort.
L’amour apparaît comme le seul bouclier contre les vertiges de l’absence et de l’abandon dans La memoria, contre la menace du vide et de la folie dans La Voie lactée, contre la mort dans Chambres. A-t-il un tel pouvoir ?
L. D. : Il y a du noir dans mes textes, mais ce noir est toujours pris en charge par une certaine luminosité. Et cette luminosité-là, pour moi, c’est l’amour. D’autres artistes qui ont une vision sombre du monde – et ça on ne le choisit pas, on décide d’en faire quelque chose ou pas –, vont s’engager dans un projet politique, idéologique, religieux, mystique, etc. S’il n’y a pas une certaine lumière, on arrête d’écrire – et on peut arrêter de vivre aussi. Le noir, le sombre peut conduire à un enfermement en soi-même, à une destruction de soi. On peut s’y noyer. Dans mon travail, l’amour est une ouverture ; il accomplit ce geste vers l’autre, il devient ce regard qui empêche l’enfermement. J’ai beaucoup écrit sur l’amour, le désir. Mais il y a aussi d’autres formes d’amour : Emma adopte la petite Emmanuelle, Anne s’intéresse à Fanny et se tourne vers son demi-frère Michael ; l’amitié est également abordée à travers les figures de Bénédicte et de Jean-Bernard.
Dans les deux romans, les liens familiaux sont au centre des drames intimes, fondateurs qui ont marqué la jeunesse des deux narratrices et qui continuent d’ombrager leur vie.
L. D. : C’est moins la famille qui m’importe que l’enfance. Emma et Anne ont vécu, comme tout le monde, des blessures d’enfance qu’elles essaient de comprendre, de cicatriser en essayant d’accepter les côtés plus doux des liens familiaux – ce qu’Emma fait davantage qu’Anne, personnage en colère, plus marqué par le passé. Les deux familles sont très différentes : Emma vient d’une famille plus traditionnelle et Anne, d’une famille éclatée. Mais ce n’est pas parce qu’on vit dans un certain type de milieu plutôt qu’un autre qu’on est prémuni contre les blessures plus ou moins profondes. Il n’y a pas de protection contre l’enfance.
Dans ces constellations de liens familiaux, la filiation est toujours en diagonale en quelque sorte : de fille à tante, qui portent d’ailleurs des prénoms très proches (Emma et Emmanuelle, l’enfant de sa sœur disparue qu’elle adopte, Anne et Anna, sa tante folle, Fanny et France sa tante suicidée) ou à travers les enfants des autres (Emma et Étienne, le fils du premier mariage de Jérôme, Anne et Fanny). Comme si les rapports entre les narratrices et leur mère, qu’on sent marqués par une certaine incompréhension, une tension, n’étaient pas possibles.
L. D. : J’en suis tout à fait consciente – comme le choix des prénoms d’ailleurs. C’est issu d’une réflexion entreprise depuis très longtemps sur le rapport mère-fille qui est, je pense, de toutes les relations la plus importante pour la femme. La plus difficile aussi, la plus complexe. Même si beaucoup de recherches sont faites actuellement là-dessus, on en sait encore très peu à ce sujet. Au Québec – mais j’espère que ça change –, beaucoup de mères, qui étaient par ailleurs de bonnes mères, n’avaient pas de parole à elle ; elles répétaient ce qu’on attendait d’elles. Les filles – en tout cas, celles de ma génération – ont cherché ailleurs des mères spirituelles, souvent des tantes qui n’étaient pas mariées, qui menaient leur vie à elles. Il y a eu beaucoup d’envie des mères envers les filles qui, elles, ont eu plus de chance, et beaucoup de culpabilité des filles face aux mères – les fils aussi se sont sentis très responsables de la mère. Cette situation se ressent dans mes deux romans. C’est la question qu’Anne se pose : a-t-elle le droit d’abandonner sa mère, a-t-elle le droit de faire comme son père, d’être de son côté ? Cela dit, il y a beaucoup d’amour entre Anne et sa mère, entre Emma et sa mère, mais avec de l’incompréhension, du non-dit. Ces rapports mère-fille complexes sont une réalité, et on ne fera pas avancer les choses en taisant cet état de fait. Le roman sert à dévoiler la psyché. Je vais continuer à approfondir ces motifs qui me passionnent.
Les personnages, masculins en particulier, semblent osciller entre l’absence et la permanence. Cela ne crée-t-il pas un univers dichotomique, manichéen ?
L. D. : C’est vrai, mais on le voit aussi chez les personnages féminins : Noëlle qui s’est enfuie très jeune, la voisine qui s’est suicidée, Anna la tante folle, les mères qui évoluent dans leur propre univers un peu en parallèle Je me demande si la question qui se pose pour les personnages n’est pas celle d’une immense solitude. Et pour les deux narratrices, Anne en particulier, la réaction est de s’entourer de personnes qui vont offrir une qualité de présence au monde pour combler cette solitude. À la fin de La Voie lactée, Anne – qui s’est sentie abandonnée par son père lorsqu’il est parti – se pose à son tour la question de l’absence, de l’abandon quand elle décide d’aller vivre à Rome. Et c’est à ce moment-là qu’elle comprend qu’un départ n’est pas forcément un abandon. On retrouve aussi cette question centrale à la fin de La memoria. Vincent achète un vélo à Emmanuelle pour lui montrer à s’éloigner et à revenir, et Emma dit : c’est ça que je n’ai jamais compris, les autres sont partis, moi je suis restée, comme si je ne savais pas comment partir et revenir.
On retrouve dans La Voie lactée des personnages qui évoluent dans le même cercle – Anne est la collègue de Jérôme, le mari enfui d’Emma ; Fanny devient la petite amie d’Étienne, le fils de Jérôme – que ceux qui figurent dans La memoria. Entrepreniez-vous volontairement un cycle romanesque ?
L. D. : Pas quand j’ai mis le point final à La memoria. C’était peut-être inconscient, cependant, car j’aime beaucoup cette idée, même si elle m’aurait paru ambitieuse à ce moment-là. Après, je me suis rendu compte que je voulais continuer à explorer certaines thématiques, mais différemment, dans La Voie lactée : donc, il y avait un lien avec les personnages du premier roman. Dans mon prochain roman – qui sera encore écrit au je –, il y aura vraisemblablement des points de repère qui feront aussi le lien avec les deux autres livres. Cela dit, je ne suis pas le genre d’écrivain qui planifie son écriture, je laisse venir l’écriture. Je poursuivrai donc ce cycle-là en autant que j’en ressente la nécessité.
En 2002, vous publiez un recueil de poésie pour la jeunesse, Les mots secrets. Comment s’est fait ce passage, ce défi peut-être ?
L. D. : J’ai accepté une commande de La courte échelle après avoir pris le temps d’y réfléchir. Je ne voulais pas écrire « pour » les jeunes. J’ai donc fait des tentatives, qui m’ont ramenée vers la petite fille que j’étais. L’écriture m’a fait revivre beaucoup de sensations, d’émotions, d’impressions du passé. J’ai retrouvé mon amour de la lecture et de l’écriture qui, au point de départ, est un amour du langage. C’est cet amour-là qui m’a sauvée, adolescente. Écrire Les mots secrets a déployé un registre de l’imaginaire relié à une réalité que j’avais oubliée, et j’y ai pris énormément de plaisir. Au bout d’un moment, je n’étais pas sûre si la voix de l’enfant du recueil était celle d’un jeune garçon ou d’une jeune fille. J’ai décidé de laisser la porte entrebâillée : ces émotions pouvaient autant appartenir à l’un ou l’autre. Je me suis donc donné une contrainte : ne placer aucune marque de féminin ou de masculin dans les poèmes. C’est le pari que j’ai tenu mais avec des images qui, pendant mon adolescence, me parlaient à moi. Et des garçons m’ont dit se retrouver aussi dans le recueil.
Savez-vous, au moment où vous laissez monter l’écriture, où vous commencez à écrire, la forme que le texte prendra ?
L. D. : Je sais habituellement si je suis face à une écriture poétique ou narrative. Dans le cas de la poésie, le processus commence par des mots que je me mets à voir, comme des objets. Comme si le mot prenait tout à coup une résonance, un volume, devenait concret, en trois dimensions. Et je commence à travailler. Je fais des associations de mots qui trouvent doucement leur forme. Je tisse des poèmes comme une araignée tisse sa toile. Je peux faire cinq, dix, quinze versions différentes avant que le texte devienne un poème en prose ou en vers. Il faut parfois quelques poèmes d’une même suite pour savoir si ce sera vraiment en prose ou en vers, et soudain quelque chose se trouve tout seul, parfois malgré moi. Je crois beaucoup à un travail qui se fait sans qu’on le dirige trop. Une nouvelle peut se construire à partir de presque rien : une idée, une image, un petit instantané, comme une photo. On se promène dans la rue, on voit deux personnes – qui vont devenir deux personnages – et on a une idée. Le roman, de son côté, se construit autour d’une voix. Et tant que cette voix n’est pas assez précise dans ses inflexions, dans son rythme, dans son idiolecte, tant qu’elle n’est pas assez solide pour générer un personnage qui habite un espace, une temporalité, je ne peux rien faire. J’ai écrit trois versions complètes de La memoria. Dans le cas de La Voie lactée, j’en ai écrit une partie, j’ai tout arrêté puis j’ai recommencé. Je dois m’assurer d’une certaine continuité, cultiver cette voix à l’intérieur de moi, sinon je peux perdre cet univers. Quand j’écris un roman, je me fais une promesse : rester la même assez longtemps, ou en tout cas demeurer dans cette atmosphère assez longtemps pour pouvoir terminer le livre.
Depuis de nombreuses années, votre travail critique porte sur l’écriture au féminin. Avez-vous l’impression que cette recherche influe sur votre œuvre de création ?
L. D. : La critique me passionne. Les textes, les questions sur lesquelles je me penche me portent à réfléchir sur ma propre écriture. On ne le voit pas dans le texte même, mais c’est là derrière le texte. Ça me force à prendre du recul, à m’interroger sur mon travail, à mieux le voir. On est toujours plus ou moins aveugle face à sa propre écriture, et il faut un certain aveuglement pour pouvoir écrire. Je n’essaie surtout pas d’écrire à partir d’une théorie quelconque, parce que ce serait tuer l’écriture au point de départ. La fiction, la poésie, le roman ne peuvent pas être des illustrations d’une pensée. La théorisation doit arriver après. Elle me sert à donner un ancrage à cet univers de l’écriture qui, dans un premier temps, est très intuitif. C’est aussi ce que j’enseigne dans mes cours de création littéraire.
Vos romans ont été traduits et vous avez aussi fait de la traduction littéraire. Comment considérez-vous ce travail ?
L. D. : Je trouve la traduction passionnante – je n’ai pas le temps de faire de la traduction actuellement, mais j’aimerais y revenir dans le futur. La langue anglaise fonctionne de façon tellement différente de la nôtre. Il faut tenter de rendre le rythme du texte original, ce qui permet de faire passer quelque chose de la voix – ce que la traductrice de mes romans, Liedewy Hawke, a réussi à faire très bellement. Liedewy me dit : « We gain and we loose » quand on traduit. Il faut l’accepter. Certaines de mes phrases sont beaucoup plus belles en anglais et, d’autres fois, la traduction ne réussit pas à rendre tout à fait ce qu’il y avait dans le texte français. C’est un travail de deuil, mais aussi de résurrection du roman.
Concrètement, comment travaillez-vous ?
L. D. : J’écris toujours dans ma chambre, un lieu protégé où je suis dans ma bulle, près d’une fenêtre, presque tous les matins. Le travail toutefois continue de se faire tout au long de la journée, en faisant la vaisselle, en marchant, en prenant le métro Le mouvement, pour moi, sert de déclencheur à l’imaginaire. J’écris la plupart du temps à la main, parfois sur un petit ordinateur portable. Je ne fais pas de plan et je prends très rarement des notes. Si j’ai une idée et que je la perds, c’est qu’elle était bonne pour moi, mais pas pour le texte… Quand je suis dans un roman, j’essaie de rester le plus possible dans mon petit monde parallèle, avec tous les personnages. C’est comme si j’avais une maison de poupées dans la tête – ces maisons que j’adorais quand j’étais petite.
Louise Dupré à publié :
Romans : La memoria, Prix de la société des écrivains canadiens, section de Montréal, Prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec, XYZ, 1996 et en format poche, 1997 et 1998. ; La Voie lactée, XYZ, 2001.
Poésie : La peau familière, (photographismes de Danielle Péret), Prix Alfred-DesRochers, Remue-ménage, 1983 ; Où, La Nouvelle Barre du Jour, 1984 (épuisé) ; Chambres, (en nomination au Prix du Gouverneur général), Remue-ménage, 1986, 1991 et 1996 ; Quand on a une langue, on peut aller à Rome (en collaboration avec Normand de Bellefeuille), La Nouvelle Barre du Jour, 1986, Cassette audio : Laval, Productions AMA, 1989 ; Bonheur, (en nomination au Prix du Gouverneur général), Remue-ménage, 1988 ; Noir déjà, (tableaux de Nycol Beaulieu), Prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières, Le Noroît, 1993 et 1993 ; Tout près, Le Noroît, 1998 et 1999. À paraître : Sans témoin, Le Noroît, 2003.
Pour la jeunesse (poésie) : Les mots secrets, (eaux-fortes de Jean-Benoît Pouliot), La courte échelle, 2002.
Essais : Stratégies du vertige, trois poètes, Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret, Remue-ménage, 1989 ; La théorie, un dimanche (en collaboration avec Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, France Théoret et Gail Scott), Remue-ménage, 1988 ; Sexuation, espace, écriture, La littérature québécoise en transformation (en collaboration avec Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson), analyse, direction du collectif, Nota bene, 2002.
Livres d’artiste : Renoncement, suite poétique accompagnée de six peintures originales de Jean-Luc Herman, calligraphiée et signée, Paris, Éditions Jean-Luc Herman, 1995 ; Parfois les astres (en collaboration avec Denise Desautels, dans une conception de Jacques Fournier), Montréal, Éditions Roselin, 2000 ; Le noir, la lumière, suite poétique avec des aquarelles originales signée Chan Ky-Yut (créations uniques pour chaque exemplaire), créé en trois exemplaires sur papier Auvergne, Ottawa, 2002.
Théâtre : Si Cendrillon pouvait mourir ! (en collaboration), Remue-ménage, 1980.
Traductions : Memoria, traduction anglaise de La memoria par Liedewy Hawke, Toronto, Simon & Pierre, 1999 ; The Milky Way, traduction anglaise de La Voie lactée par Liedewy Hawke, Toronto, Simon & Pierre, 2002.
Plusieurs textes radiophoniques de Louise Dupré ont également été diffusés sur les ondes de Radio-Canada FM. Elle a aussi publié près de 200 textes poétiques, nouvelles, articles dans des revues, anthologies, publications collectives et revues universitaires au Québec, au Canada anglais, aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Europe. Une quinzaine de ses textes ont été traduits en anglais, en espagnol, en italien, en brésilien, en chinois, en tchèque et en néerlandais. Son œuvre a également fait l’objet d’une centaine de comptes-rendus ici et à l’étranger. Une vidéo sur le travail de Louise Dupré, Vivante, a été réalisée par Jean-Pierre Masse, Production Le conifère têtu inc., 2003.
EXTRAITS
« Je me suis dit, il existe des désordres qui attirent les mots d’amour, ils creusent des joies autour des yeux, le monde ne ressemble plus à un champ dévasté. Je me suis dit ensuite, je vais avoir quarante ans. Mais je ne suis pas arrivée à faire le lien entre mon âge, l’amour et le désordre de la chambre. Cela vaut certainement mieux, il y a tellement de hasards entre les causes et les effets. J’ai seulement constaté que je vois les choses de plus en plus petites. Comme si tout pouvait tenir dans la main, les mots doux, les projets heureux et les peines.
Quand Vincent dit, Je t’aime Emma, il me tire du bon côté du monde. »
La memoria, p. 149.
« Telle une amante qui brûle sa peur jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un petit tas de braise, j’aime que les feuillages poussent dans le sucré des larmes, au centre du visage, dans son étonnement. La lumière. La sérénité, l’écho que trouve la voix si elle emprunte de nouveaux parcours. Apprendre à prononcer le nom de mon père en souriant, consentir, solide devant les carillons des églises, séparée. Et la mémoire range ses linceuls, le corps cède aux étés des jardins. »
Tout près, p. 12.
« Personne ne me comprend
même pas moi
avec ces jambes qui allongent
sans me demander mon avis
et mes pensées
voyageant à la vitesse de la lumière
on dirait que je parle
une autre langue, une langue
aux accents étranges
qu’on découvrira
peut-être un jour quand les fusées
atteindront la Voie lactée
Pour l’instant, je cherche un visage
ajusté au timbre de ma voix
un de ces visages
lents du matin
mais que je pourrais habiter
jusqu’au dernier soir. »
Les mots secrets, p. 25.
« La tristesse avait disparu. Il avait suffi de Fanny, et chaque chose avait retrouvé son poids exact. Le fauteuil de cuir qu’Alessandro avait un peu creusé, l’odeur du tabac, maintenant incrustée dans les tissus, les sonates de Mozart que nous ne rangions même plus dans le petit meuble. Alessandro a allumé sa pipe, Une dernière, il a précisé en me regardant tendrement, il pourrait partir tranquille. Il reviendrait le plus vite possible. Ou bien j’irais le rejoindre à Rome, ou à Carthage, qu’importe, toutes les villes se ressemblent quand un amour nous attend. »
La Voie lactée, p. 82-83.
« Mais mourir n’est qu’un moment
dépourvu d’espace
un jour on se réveille
avec des îles
sous les paupières
et des troupeaux repus
que berce le bruit
des torrents
et le cœur recommence
la terre
lorsque sous le regard
ébloui des anges
L’une après l’autre
s’allument
les constellations ».
Noir déjà, p. 92.
« Vous, vous n’en êtes pas encore là. Un jour, pourtant, vous aurez publié votre dernier livre. Pour l’instant, vous êtes ici, à côté d’un homme qui s’étire tout en vous demandant quelle heure il est. Vous l’embrassez et vous allez tirer les rideaux. La chambre est soudain envahie d’une lumière si crue que vous cherchez à vous protéger les yeux. Entre vos doigts, vous regardez la mer dans laquelle se jettent naïvement des enfants qui croient encore aux contes. Dorée, la mer, fabuleuse, elle se retire maintenant vers ses profondeurs éternelles, et vous la contemplez avec cet émerveillement qu’on remarque, chez les malades, quand ils apprennent, au milieu des odeurs de médecine, que la mort restera, pour quelques décennies encore, une idée vague, vague comme les sonorités d’une langue lointaine. »
« Rêverie », Moebius, no 90, p. 99.
« entre mes cuisses, l’instant se met en place, lent et précis, tu glisses sur moi et je te parle de ce que je sens bouger dans la répétition, lieux, dates, événements, ce qui bouge et se déplace, imperceptiblement se déplace, tu me souris. j’imagine cette femme à mon âge, ses yeux, ses lèvres, tandis que tu cherches ma nuque, ses seins et toute idée reste abstraite pour moi quant à la mort. je te veux jusque dans mes derniers replis et murmure je t’aime. tu diras tout à l’heure survivre est un art que rien n’assure. que pourrai-je répondre : mon ventre trop souvent s’inquiète et il est désormais trop tard pour de l’enfant. je dirai entre nous il n’y aura jamais que nous, mortels, mais vivant, vivante malgré tous les doutes et l’amour dans l’amour. le soir s’y profilera, recouvrira la chambre et les draps. nous seuls saurons être là. je regarderai une fois de plus la photo pour apprendre ce qui résulte du silence, passerai le doigt sur le glacé, la robe. tu me prendras la main. dehors, la ville, la rumeur. je dirai écoute. une femme passera sous la fenêtre, elle parlera à son enfant. »
Chambres, p. 24.
« La vie ne dure pas toute la vie. Cela, oui, quand on voit une femme un homme, leur émotion dans la pénombre, les mains qui se frôlent. On voudrait être là, dans leur immensité, mais ils déambulent, hors d’atteinte, dans une clarté parallèle. Le reste est déserté.
Elle tourne lentement la joue vers la tiédeur du rideau. Le mot bleu de ciel lui apparaît comme une évidence. »
Bonheur, p. 39.