Certains se souviennent de ses interventions à la télévision dans les années 70. Parmi les autres commentateurs sportifs, il détonnait : il faisait figure d’intellectuel.
Son discours était clair et précis ; la charge courageuse et impitoyable. Puis un jour, l’athlète moraliste devint romancier. Et avec un tel individu, il fallait bien s’y attendre : les histoires qu’il nous raconte ne se déroulent pas dans les décors rassurants auxquels nous avaient habitués les romanciers d’ici.
Nuit blanche : Pour bien des lecteurs vous êtes l’auteur de deux œuvres différentes : l’une d’essayiste et l’autre de romancier. Personnellement je ne fais pas une telle distinction, tous vos livres me semblent habités par le même idéalisme…
Paul Ohl : C’est vrai, je suis un idéaliste, et je mourrai idéaliste. Cette attitude me permet de rester très près de l’émerveillement de l’enfance. Je n’épouserai jamais une cause acquise d’avance. Je me vois mal du côté des vainqueurs. Non que je sois une sorte de Don Quichotte, mais ma rencontre avec l’Orient m’a fait comprendre qu’il existait une noblesse de l’échec. Loin d’être une fin, l’échec signifie recommencement et en ce sens je ne crains pas de prendre le parti des vaincus, car les vaincus sont les vainqueurs de demain. Certains ont vu dans Soleil noir le comble du désespoir. Mais non ! c’est un cri de révolte et d’espoir.
Comment s’est effectué ce passage de l’essai au roman ?
P. O. : Dans mon premier essai, Les arts martiaux, je ne défendais aucune cause. J’y manifestais ma fascination pour l’Orient. Déjà pourtant je sentais que je ne pourrais bien longtemps contenir mon indignation face à l’intrusion du politique dans l’olympisme et face à la démesure financière et à l’exploitation des athlètes dans les sport professionnel. Mis au courant de mes projets, Hubert Aquin un jour m’a apostrophé : selon lui je perdais mon temps, j’étais guidé par l’imaginaire et l’intuition, j’étais donc un romancier et non un essayiste. Comme je poursuivais alors un objectif précis, j’ai écrit d’autres essais. Mais les propos d’Aquin m’obsédaient. J’ai mis cinq ans à me décider.
Le passage s’est effectué assez naturellement, sans brisure. Knockout, mon premier roman, paru en 1979, traitait de la boxe professionnelle, sujet que je développerai en 1981 dans La machine à tuer. Pour Katana, je croyais que tout serait simple, car j’avais accumulé un matériel considérable au moment d’écrire Les arts martiaux. Mais finalement je m’en suis très peu servi, j’ai presque recommencé à neuf.
Quels liens voyez-vous entre les deux parties de votre œuvre ?
P. O. : Je n’ai jamais vraiment réfléchi à cette question. C’est sûr que l’on retrouve dans tous mes livres les mêmes préoccupations, notamment concernant la violence. Les essais m’ont surtout servi de tribune pour dénoncer des situations inacceptables, mais ils ne sauraient contenir toute la dimension personnelle, autobiographique que l’on retrouve dans mes romans. Dans Knockout je parle d’un monde que j’ai bien connu, celui de la boxe. Dans Katana, un personnage, Kikusui porte tout l’idéalisme qui m’habite. Il ira même jusqu’à renoncer à la puissance physique et politique que lui procure le sabre pour devenir « le protecteur des papillons ». Bjorn et Ulf, les deux jumeaux de Drakkar, représentent chacun une partie de moi : celle que l’on montre et celle que l’on masque ; le bien et le mal. Comme dans l’histoire de Romulus et Remus, Bjorn tuera Ulf. Tout ça au fond c’est la quête du moi. C’est moi contre moi car je suis aux prises avec mon propre paradoxe. Avec Soleil noir, je reviens à la dénonciation, et c’est écrit au « je », c’est tout dire…
De la violence : éthique et esthétique
Il ya un élément qui traverse toute votre œuvre, c’est la difficile rencontre entre l’éthique et l’esthétique…
P. O. : C’est ce qui a fait que je me suis tout d’abord dirigé vers l’Orient qui ne me présentait pas ces deux concepts de façon abstraite, mais de façon tangible. Au Japon, celui qui fabrique le sabre commençait par se purifier. La forme esthétiquement parfaite ne pouvait être obtenue autrement.
Dans le sport, il arrive parfois que la violence soit belle, surtout lorsqu’elle est faite à l’intérieur d’un cadre précis qui empêche de verser dans la brutalité. Mais cela m’a posé bien des problèmes. Prenons l’exemple de la tauromachie. Hemingway est parvenu à rendre belle la corrida. Tellement que j’ai longtemps hésité avant de déclarer que j’étais contre… Car c’est en pleine lumière que ça saigne, que la bête tombe, au su de tous que le toréador est amené dans les salles de chirurgie pour se faire recoudre ou pour rendre l’âme.
Nous y voilà… la violence. Peut-on la contrôler ?
P. O. : J’ai cru longtemps qu’on pouvait le faire en passant par la voie des arts martiaux que j’ai pratiqués durant douze ans. Et pourtant lorsque j’entends parler d’agressions ou de ces manifestations incroyables de la domination du mâle sur la femme, je pense automatiquement à la destruction de cet être nuisible, à lui faire payer, expier.
La violence est peut-être inscrite dans notre code génétique pour qu’ainsi nous ayons chaque jour à subir les assauts de nos propres contradictions, pour que chaquejournous puissions nous dominer. C’est probablement ce qui constitue le fondement de tout être humain. Un acte violent génère une réaction violente. En Afrique, en Amérique du Sud, je me suis senti envahi par une colère épouvantable. J’ai compris qu’il était facile de prendre une arme, pas tant pour bouffer que par dignité. J’ai compris les révolutionnaires.
Est-ce pour juguler cette violence que vos héros doivent tous traverser un rituel d’initiation ?
P. O. : Oui, mais il y a plus. À mon avis, la vie est formée d’une suite d’initiations. Souvent déchirante et dangereuse, l’initiation nous permet à chaque fois de renaître. Il faut la voir comme un prélude à une métamorphose, à une renaissance, jamais comme à un anéantissement. Interrogez un anthropologue et il vous dira que l’initiation débouche sur un stade existentiel supérieur. Mes personnages doivent passer par là. Ils doivent quitter l’indifférence et cesser de se limiter au seul contrôle des choses matérielles pour pouvoir être investis des vrais pouvoirs que sont la compassion et la miséricorde. Pour eux, l’initiation devient un moyen de purification et de rédemption.
Pour vous l’initiation semble intimement reliée au rêve…
P. O. : Je ne saurais concevoir qu’un de mes romans puisse se passer d’éléments oniriques, car le rêve fait partie de la vie. Il n’y a pas de vie sans rêve. Toutes les sociétés, anciennes ou modernes, s’en sont servi pour interpréter le réel. On lui accorde souvent plus d’importance qu’à la partie consciente de la vie.
Si dans Katana j’ai surtout utilisé le rêve comme technique d’écriture, dans Drakkar il occupe une place fort importante. Au Moyen Âge un individu qui ne se souvenait pas de ses rêves était pour ainsi dire condamné. Quant à Werner Herzog, dans Soleil noir, une part importante de ce qu’il apprendra lui viendra des rêves – des rêves ordinaires et de ceux, souvent cauchemardesques, produits par les hallucinogènes ou par l’altitude.
De l’homme et de la femme
Dans vos romans, l’homme, agent de la violence, occupe presque toute la place…
P. O. : Comme à mon sens dans la réalité, car dans la plupart des civilisations l’homme occupe le premier plan. Cela ne signifie pas que c’est ce que je crois être juste. C’est ce que l’on constate : les hommes sont des rois, des conquérants, mais aussi des chasseurs, des destructeurs, des prédateurs. Ce sont eux qui proposent toutes les règles qui feront en sorte qu’une société fonctionnera… et aussi qu’elle se désagrégera. Dans l’histoire de l’humanité, l’homme est l’élément prépondérant. Il est là, présent, visible, démesuré.
Malgré une présence physique fort réduite, la femme semble jouer un rôle fort important.
P. O. : C’est vrai. Peu importe la proportion mathématique qu’elle occupe dans mes romans, elle n’en est pas moins déterminante. C’est l’évocation de Luz Maria qui constitue le moteur, et le fil conducteur, de Soleil noir. C’est elle qui règle tout. Dans Drakkar, Brigit m’a permis, je crois, de concevoir un bel amour, de donner une bonne idée du couple. Bien que dans mes romans l’homme et la femme ne soient pas aux prises avec les mêmes problèmes. La violence et la puissance appartiennent à l’homme, par contre, les problèmes auxquels la femme est confrontée, sont pires que ceux de l’homme, ce sont les problèmes d’une société. Donc, à défaut de s’être conformée aux règles sociales établies par les hommes, Fujiko sera exécutée.
La femme apparaît toujours au moment où le héros a terminé son initiation, comme un aboutissement… À un certain niveau, ne serait-elle pas supérieure à l’homme ?
P. O. : La femme est porteuse de la véritable sagesse et de l’harmonie sexuelle. Comme ce fut mon cas, mes héros parviennent à une véritable compréhension de la sexualité grâce à une femme. Oui, la femme est à la fois moyen et finalité.
De l’Amérique latine et de son destin
Comment est née l’idée de Soleil noir ? Peut-on voir un lien entre ce roman et Le dieu sauvage dans lequel vous dénonciez violemmment l’injustice dont avait été victime, au début du siècle, le grand athlète indien, Jim Thorpe ?
P. O. : Il y a, bien sûr, le fait que je cours après les injustices pour les dénoncer, mais l’analogie s’arrête là. Je suis arrrivé à Soleil noir par une toute autre voie : cellle que j’appellerais la maturation de l’écrivain. Je devenais plus sûr de moi car je savais que j’évoluais tant au niveau de l’écriture que de la construction d’un roman. Puis il y a eu une série d’articles sur la situation des Indiens en Amérique latine et ce très beau film de Rolland Joffé, Mission, en particulier la scène de l’extermination à la fin et cette musique de Morricone – l’éthique et l’esthétique !
C’est là que j’ai pris conscience que la Conquête était le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. Des dizaines d’ethnies ont été presque complètement, et parfois même complètement, exterminées. Quatre-vingt-dix pour cent des indigènes qui ont été en contact avec les navigateurs ou les Conquistadores sont morts, soit assassinés, soit victimes des travaux forcés ou du choc microbien. J’ai donc décidé de quitter le confort d’une écriture témoin pour monter aux barricades et pour adopter carrément une écriture de combat. Mon intention était franchement politique et tant mieux si c’est perçu ainsi.
Est-ce ce qui explique le choix de votre narrateur ?
P. O. : En effet. C’est mon premier roman écrit au « je », car le cheminement de Werner Herzog, le personnage principal, c’est aussi le mien. Cependant le véritable héros de Soleil noir ce n’est pas lui, mais bien Santiago Vilca, ce prêtre révolutionnaire et ancien compagnon du Che. On peut le voir comme le Messie, comme Jésus de Nazareth, l’homme aux pieds nus, car il incarne l’espoir, la possibilité du miracle… et la tolérance. N’oublions pas que la tolérance c’est Jésus qui en a parlé et non l’Église. Jésus a pardonné, il n’a pas sanctionné. Lorsque l’Église s’est érigée en pouvoir et qu’elle a placé la croix à côté de la bannière, c’est là que tout s’est détérioré. Et ça s’est fait très tôt. C’est pour cette raison que dans mes trois romans historiques je pointe un doigt accusateur vers elle. Elle se prétend détentrice de la perfection. Moi, je lui dis, et je continuerai à lui dire : « Toi qui te dis parfaite, regarde donc tes comportements ».
Que pensez-vous de ce qu’a récemment écrit le grand romancier argentin, Ernesto Sabato : « Non, il n’y a pas eu ici cette infériorité qu’est le racisme. » ? Et il donne l’exemple de Cortés dont la femme était Indienne.
P. O. : Pizzaro aussi a eu des maîtresses indiennes, entre autres, la sœ ur d’Atahualpa, le dernier Inca. Cela ne l’a pas empêché de le faire assassiner. Sabato, Vargas Llosa, Marquès, quels extraordinaires écrivains ! Mais je me rends compte qu’en vieillissant ils s’amollissent. Ils appartiennent à une élite et dans leur pays ils ne vivent absolument pas comme le peuple. Il ne faut pas chercher dans leurs œuvres ce qui reste de la chair de ces peuples conquis et acculturés, mais bien chez certains écrivains indiens qui, eux, malheureusement sont fort peu connus.
Le destin de l’Amérique latine — et il y en a un ! — ne passera pas par le propos espagnol mais bien par un retour à une histoire et à des racines qui sont celles de l’époque où ces peuples existaient, où ils chantaient, où ils ramassaient trois récoltes par année, de l’époque où personne ne mourait de faim. Cela devra passer par là et pas par le nucléaire ou la fibre optique. Ni par les agences de développement qui ne font qu’accélérer l’explosion des bidonvilles. Le dialogue Nord-Sud relève de la comédie politique. Pour le Nord, le Sud c’est de la fiction. Il va falloir que l’on se réveille.
Mais hélas ! l’anéantissement de l’Amérique latine n’est pas encore terminé. Pour qu’il y ait renaissance, elle devra aller au fond du baril, atteindre une misère encore plus profonde.
De l’œuvre : sens et écriture
Poursuivez-vous un but précis en décrivant certaines grandes civilisations ?
P. O. : Je voudrais laisser un témoignage, mais aussi un testament. Celui d’un écrivain du Québec qui, comme le ferait un peintre sur sa toile, dit comment il a vu ce millénaire qui s’achève, et ce, à travers la lecture de signaux qu’il a perçus dans certaines civilisations.
Je n’écris pas l’histoire d’un pays, je raconte plutôt l’histoire de la rencontre entre des cultures, essentiellement la rencontre entre les Européens et les autres civilisations du monde, la rencontre entre le christianisme et le paganisme. Mon prochain livre, dont l’action se situera en Afrique noire, traitera aussi d’une rencontre, une rencontre d’intérêts. Je pense que mes livres portent sur le mythe de l’homme blanc et sur son œuvre malheureuse de destruction… mais aussi sur sa tentative de reconstruction. Je suis un homme de combat, d’accord !, mais aussi un homme de nuances. Il faut le dire : dans le cas de la Conquête, il y a bien eu une tentative de reconstruction… qui n’a peut-être pas si mal réussi… mais ça s’arrête à la frontière du Mexique. Le reste de l’Amérique nous réserve des surprises. Ce sera notre punition. Et attention ! Je n’ai pas parlé de l’Afrique ! C’est toute une étuve que ce continent !
Comment procédez-vous pour en arriver à tracer un portrait assez exact de ces civilisations que vous décrivez ?
P. O. : Tout d’abord, précisons que je demeure un artisan. Je ne suis pas informatisé et j’écris à la main. La recherche demande beaucoup de temps et d’effort, car il faut que je m’assure de bien connaître la civilisation que je veux rendre. Je lis donc des tas de bouquins et d’articles spécialisés ; je regarde aussi beaucoup de films tant documentaires que de fiction. Je consulte des spécialistes et des personnages officiels. Et évidemment, je me rends sur le terrain.
Au retour, je brosse le canevas du roman, son contenu, mais aussi ses limites. Ce n’est pas un plan : seulement quelques notes directrices que je poursuivrai tout au long de la rédaction. Tout cela se fait d’un coup, par une sorte de vision très forte, très puissante. Puis c’est l’angoisse, car je dois ensuite reconstituer cette vision mot après mot, ligne après ligne, jour après jour. En même temps, lentement et progressivement, la trame se forme, les personnages naissent. Santiago Vilca n’est pas apparu autrement : à un moment donné, il a jailli comme un éclair. Je ne commets qu’un seul jet ; je ne restructure pas. Bien sûr, je corrige ici et là, mais je ne fais pas d’autres versions. Si je le faisais, je désincarnerais mon œuvre. Pour moi, tout ça n’est que technique et je ne crois pas à cette dimension.
Paul Ohl a publié :
Les arts martiaux, La Presse, 1975 ; La guerre olympique, Robert Laffont, 1977 ; Les gladiateurs de l’Amérique, Stanké, 1977 ; Knockout inc., Stanké, 1979 ; Le dieu sauvage, Libre Expression, 1980 ; La machine à tuer, Libre Expression, 1981 ; Katana, Québec/Amérique, 1987 ; Drakkar, Québec/Amérique, 1989 ; Soleil noir, Québec/Amérique, 1991. Après la parution de cette entrevue : L’Enfant dragon, Libre Expression, Montréal, 1994 ; Black, Les chaînes de Gorée, Libre Expression, 2000.