Il y a des œuvres qui nous accompagnent avec plus d’insistance ; celle d’Annie Ernaux en fait partie. Les livres qui la composent retracent des événements de sa vie et l’histoire de ses parents. Ils sont ouverts sur l’expérience humaine, permettent au lecteur de s’y reconnaître, car Annie Ernaux ne prétend pas au caractère unique de ce qu’elle a vécu.
C’est ce qui rend son œuvre universelle. J’ai rencontré Annie Ernaux chez elle, à Cergy, alors qu’elle venait de publier La vie extérieure et L’événement, récit complexe d’une période de sa vie, à partir du moment où elle apprend qu’elle est enceinte, jusqu’à ce qu’elle avorte clandestinement au début de l’année 1964.
Celle qui est née le 1er septembre 1940 a grandi dans la cuisine du café alimentation de la rue Clos-des-Parts, à Yvetot, ville qui ne sera jamais désignée autrement que par la lettre Y…, comme s’il était possible de compromettre ce lieu en le désignant. Elle fera des études supérieures qui lui permettront d’enseigner. Encouragée par ses parents, elle s’élèvera au-dessus de leur condition sociale, côtoiera (douloureusement) les filles de la bourgeoisie. Elle sera dans leur monde, mais d’un autre monde : celui de la pauvreté. Son accession au « savoir » et à la « culture » creusera l’écart entre elle et ses parents. Annie Ernaux aura même l’impression de trahir.
Elle commence à écrire, connaît le refus de publication d’un éditeur. Mariée, elle poursuit ses études, tout en élevant ses deux garçons. Les expériences de la vie de femme (avortement, maternité) et de la vie de couple (partage des tâches, vie professionnelle, etc.) sont transposées dans ses trois premiers romans : Les armoires vides (1974), Ce qu’ils disent ou rien(1977), La femme gelée (1981). La colère, le sentiment d’être incomprise et le sarcasme rendent compte de la réalité de l’auteure, mais sous la forme acceptable et reconnue de la fiction.
Écrire la réalité
La fiction cède le pas à la réalité avec La place (prix Renaudot en 1984), un livre qu’Annie Ernaux consacre à son père, décédé en 1967. Dans ce récit, l’écriture est vidée de sa charge émotive, s’ouvre à la réalité de l’Autre. Comment ce changement s’est-il opéré ? « Avant, comme dans Les armoires vides, par exemple, j’écrivais assez spontanément. Cette écriture très violente, très exhibée, appliquée à mon père, donnait un effet étrange. Pour parler de lui, de sa réalité, je ne pouvais pas donner une trop grande place à la narratrice. Je me suis effacée complètement, d’où la forme très neutre, ramassée. Le livre devait s’appeler Élément pour une ethnologie familiale [éclat de rire]. Ça a provoqué l’hilarité de la directrice littéraire : elle était verte ! Ensuite, j’ai pris le pli. Je ne pouvais plus revenir en arrière. »
Elle écrit, à propos de son père : « Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j’appartienne au monde qui l’avait dédaigné1. » Annie Ernaux changera de monde, mais ne reniera jamais les siens ; cette rupture est une blessure. « Les origines, c’est quelque chose qui ne peut pas se partager. Ceux qui son nés ailleurs, même s’ils lisent mes livres, ça leur restera toujours étranger. J’éprouvais ce sentiment quand j’ai lu Les mémoires d’une jeune fille rangéede Simone de Beauvoir. J’ai pu partager avec elle le désir de liberté, mais on ne vivait pas dans le même monde. La place a été un grand révélateur de la société française. Du coup, des tas de gens ont découvert quelque chose qui était dit à leur place, sans vouloir jouer sur le mot ‘place’. Les lettres que j’ai reçues étaient très significatives. Ces lettres sont pour moi la plus grande récompense. Ça m’émeut beaucoup. Je n’avais pas prévu cela quand j’étais petite fille. J’étais… comme disait ma mère : ‘Occupe-toi de ta petite personne’. »
Certains qualifient son écriture de plate, déplorent son style pauvre. Marie-France Savéan, dans un essai qu’elle consacre à deux de ses livres2, explique toutefois qu’Annie Ernaux ne se sent pas le droit d’écrire autrement. « J’ai une expérience du monde de la nécessité, d’un monde où les mots et les choses sont pratiquement collés ensemble. J’ai un langage et une façon de considérer les mots comme des choses que j’assemble et qui doivent tenir, être bien cimentés. J’écris depuis le lieu de mon origine sociale, mais dire que j’érige cela en droit, en morale de l’écriture, c’est peut-être beaucoup. »
Sa mère meurt le 7 avril 1986 ; Annie Ernaux publie Une femme en 1987. Ce livre nomme comme on l’a rarement lu le lien inextricable à la mère. Cette mère souvent présente dans l’écriture d’Ernaux redevient un personnage central en 1997, dans Je ne suis pas sortie de ma nuit. C’est dans ce livre-là qu’elle écrit : « Écrire sur sa mère pose forcément le problème de l’écriture. » De quelle manière le pose-t-il ? « J’ai écrit ça spontanément. Mon rapport avec ma mère est quelque chose de très très fort, de difficilement ‘démêlable’ aussi. Par là même, écrire sur la mère me donnait l’impression d’écrire sur de la chair, carrément. Dans Je ne suis pas sortie de ma nuit, qui est un journal écrit sans retouches, je dis que j’ai peur qu’écrire sur ma mère ne la fasse mourir. Et elle meurt, effectivement [silence]. De la même façon, je dis dans L’événement qu’en avortant, je la fais mourir. Mourir en moi. Je cesse d’être une enfant. Moi aussi, j’aurais pu donner la vie à ce moment-là. Je l’ai refusé. »
« Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi3. » Cherche-t-elle son identité dans la réalité ? « Oh, je ne sais pas, c’est un problème de psy… [nouvel éclat de rire]. Mais l’influence du décès de ma sœur, qui est morte avant que je naisse, est importante. Si elle n’était pas morte, je ne serais pas née. Ce qui est très étonnant, c’est que lorsque j’étais enfant, je ne me le suis pas dit. C’est seulement tardivement que je me suis fait la réflexion : au fond, mes parents ne voulaient qu’un seul enfant. Je dois donc ma naissance à son décès. Je suis un produit de remplacement. Mes parents me l’ont toujours caché. Je l’ai appris à sept ans, parce que ma mère racontait cela à une voisine. J’étais autour, je faisais celle qui joue, mais j’écoutais de tout mon corps… Elle racontait la mort de ma sœur. Ça été très violent pour moi, très violent parce que… Je ne peux pas raconter [silence]. Ce qui est très bizarre, c’est que dans mes livres, dans Une femme par exemple, j’ai écrit sur ça, mais je ne l’ai jamais laissé. Peut-être que ce sera un livre ultérieurement. Parce que c’est souvent ça : ce que j’enlève devient un livre. »
Pourquoi trouve-t-elle que tous les récits fonctionnent sur le mode de l’érotisme ? « On a envie de savoir la fin, c’est comme l’orgasme, quoi ! C’est la montée du désir. Moi, ça m’a toujours frappée. »
« J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m’apporter l’écriture d’un livre qui soit à la hauteur de ce que j’ai éprouvé dans ma douzième année4. » Comment imagine-t-elle de tels livres ? « Quelque chose qui soit un acte très fort, qui me mette en cause, qui soit dangereux. Mais mon écriture ne rejoindra jamais ce caractère impossible, ce que j’ai éprouvé quand mon père a voulu… [tuer sa mère]. Bon, si je l’avais dit, j’ai l’impression que le monde autour de moi se serait écroulé tellement j’avais honte de ça. Aucun livre ne pourra atteindre ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Jamais. Ce qui s’est passé, je ne l’ai dit qu’à des hommes, comme je l’ai écrit au début du livre, et ça voulait dire à quel point je les avais dans la peau. C’est donc quelque chose d’extrêmement fort. Mais j’ai sans doute besoin de flirter avec ce danger-là quelque part. Je constate. Ce n’est pas une esthétique. Ça pourrait en paraître une. Si c’est le cas, cette esthétique est de toute façon fondée sur quelque chose de profondément vivant en moi. C’est peut-être ça d’ailleurs, l’esthétique. L’esthétique est liée à l’individu de façon profonde, sinon c’est quelque chose d’artificiel. »
Écrire, est-ce le plus souvent du côté de la mort ou de celui de la vie ? « Ah ça, je ne sais pas si je peux répondre. Je sais que la mort traverse beaucoup mes livres. C’est sans doute quelque chose de très ancien. Quelque chose… [qui serait lié à la mort de sa sœur ?]. Comme je ne fais pas de psychanalyse, que je n’ai pas été psychanalysée, je n’ai pas de réponse. C’est une thématique importante. Mais ça… on n’est pas responsable de ses thèmes. »
Quel est alors son rapport à la vérité ? « Il est exprimé là, dans cette phrase – En fait, je passe beaucoup de temps à m’interroger sur l’ordre des choses à dire, le choix et l’agencement des mots, comme s’il existait un ordre idéal capable de rendre une vérité… et rien d’autre ne compte pour moi au moment où j’écris que la découverte de cet ordre-là5 –. Il me guide continuellement. Qu’est-ce que ça veut dire, pour moi, la recherche de cette vérité ? J’ai des choses à dire, qui sont passées. Mais j’éprouve surtout des sensations. La mémoire me fait plonger dans des sensations. C’est de trouver les mots qui vont dire le plus exactement ce qui me paraît être cette vérité-là. C’est retrouver ce que je sens être ça. »
Qu’est-ce qu’elle cherche à toute force dans la réalité ? « Pour moi, c’est de ne pas inventer. Je pense que j’ai une démarche qui pourrait s’apparenter à la poésie puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de saisir l’essence. Évidemment, la poésie n’est pas historique, elle est ‘transhistorique’, alors que moi, je suis toujours dans l’histoire, la sociologie. Je ne sais pas, vous savez, j’écris comme ça, parce que j’en ai vraiment besoin. »
Sans l’écriture, ce ne serait pas possible ? « Non, ça ne serait pas possible. »
Ce désir de sauver, de comprendre, mais de sauver d’abord, c’est important ? « Oui, beaucoup. Sauver… le monde d’origine, par exemple, à travers mes parents, la vie de ma mère. J’ai le sentiment très très fort d’avoir sauvé ça. Pas sauvé mes parents ; eux, je les ai perdus. Mais j’ai sauvé quelque chose de leur vie, de ce monde-là. Quelquefois, comme dans La honte, c’est sauver une époque. Me sauver, moi, ça, je ne sais pas… Je me sens très vide si je n’écris pas, alors ça a certainement un rapport. Sauver cette passion (dans Passion simple). Je voulais tout sauver. Écrire, c’est aussi une façon de donner ; c’est une phrase qui m’est venue en écrivant sur ma mère. Sauver en donnant, par l’écriture. C’est un travail aussi. C’est important ; j’ai horreur de me sentir inutile. J’ai beau être prof, ça ne m’a jamais remplie. Je me suis toujours sentie inutile, enfin un peu moins… je me sens facilement inutile, sauf quand j’écris. »
1. La place, par Annie Ernaux, « Folio », Gallimard, Paris, 1986, p. 112.
2. Marie-France Savéan commente La place et Une femme d’Annie Ernaux, « Foliothèque », Gallimard, Paris, 1994.
3. Je ne suis pas sortie de ma nuit, par Annie Ernaux, Gallimard, Paris, 1997, p 42.
4. La honte, par Annie Ernaux, Gallimard, Paris, 1997, p. 132.
5. Une femme, par Annie Ernaux, Gallimard, Paris, 1987, p. 43.
Annie Ernaux a publié :
Les armoires vides, Gallimard, 1974 ; Ce qu’ils disent ou rien, Gallimard, 1977 ; La femme gelée, Gallimard, 1981 ; La place, Gallimard, 1984; Une femme, Gallimard, 1987 ; Passion simple, Gallimard, 1991 ; Journal du dehors, Gallimard, 1993 ; La honte et Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, 1997 ; La vie extérieure et L’événement, Gallimard, 2000.
EXTRAITS
« Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. »
Une femme, « Folio », Gallimard, p. 23.
« Je n’entendrai plus sa voix. C’est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l’enfant que j’ai été. J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »
Une femme, « Folio », Gallimard, p. 106.
« D’autres fois, j’ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère dans une femme attendant à la caisse du supermarché. C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R., les gens qui empruntent l’escalator des Galeries Lafayette et d’Auchan, qu’est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu’ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps que je ne revois jamais. Sans doute suis-je moi-même, dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres. »
Journal du dehors, « Folio », Gallimard, p. 106-107.
« J’ai partout cherché l’amour de ma mère dans le monde. Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris. Je vois la différence avec les livres que j’ai faits, ou plutôt non, car je ne sais pas en faire qui ne soient pas cela, ce désir de sauver, de comprendre, mais sauver d’abord. »
Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, p. 103.
« J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. »
L’événement, Gallimard, p. 29-30.