Dans une Amérique de plus en plus indifférente, qui abrite l’inconfort, le doute, la zombification des âmes, une Amérique qui peine à se réinventer une sensibilité, la « femme-source » demeure pour l’écrivain la voie vers l’idéal, le mouvement de l’âme, la poésie.
C’est là l’un des enseignements que dispense l’œuvre de Jean Charlebois, pour qui la femme est synonyme de confiance dans le réel, un vivant miroir pour un soi-même dissimulé sous l’orgueil et les faux-semblants. Femme à qui il faut bien s’en remettre quand ont été épuisées toutes les raisons de vivre et révélées vaines les tactiques de survie centrées sur sa majesté le Moi. La femme ferment, la femme sillon, voilà ce qui subsiste comme voie pour l’esprit de pauvreté – qui n’est pas pauvreté d’esprit – incarné par Jean Charlebois dans son écriture récente.
Petites proses pleines de poème
La veille de notre entretien, j’avais vu l’écrivain se démener sur un plateau de télévision pour présenter, en trois minutes et demie, le dernier-né d’un cheminement littéraire de vingt-cinq lentes années. Visiblement peu enclin à s’adapter au monde médiatique, il s’efforça péniblement de suggérer l’ampleur d’émotion, le submergement d’énergie ayant mené à la création de L’oiselière.
Ce roman, premier ouvrage de prose véritable malgré de nombreuses tentatives intermédiaires, constitue pour le poète une étape marquante. Il y succombe à un lyrisme longtemps refoulé, avec l’abandon requis par l’exploration de deux thèmes complexes dans leur simplicité : l’amour et la mort.
« Je me méfiais jusqu’à un certain point de la prose, confie-t-il, mais je trouve que, pour moi, c’est une arme plus efficace que le poème, qu’un vers. À ma grande surprise ! Je le constate sur le terrain. Je sens que cela touche plus les gens, c’est plus immédiat. Les gens m’ont trouvé plus facile d’accès. Les phrases se déplient lentement, c’est plus humain’. »
Mais comme il le précise, c’est surtout de sa propre écriture qu’il parle, sans s’avancer loin dans la théorie. Force est d’ailleurs de le constater, c’est en fait un surcroît de poésie qu’on retrouve dans sa prose, ce qui nous force à relâcher certaines oppositions. Comme si sa quête, ponctuée d’escapades déconstructionnistes et, de plus en plus, de cantiques empreints de pureté sensuelle, d’authenticité, avait atteint un équilibre inespéré, très près de l’ineffable.
Si des recueils comme Popèmes, Hanches neige et même Présent ! laissaient entrevoir une sorte de Raymond Queneau ou de Jacques Prévert bien québécois, leurs innombrables jeux formels et calembours tendres apparaissent maintenant comme la coquille dont devait se dégager en partie une présence simple mais efficace, désarmante dans son accès aux sources oubliées de l’âme.
« Ce qui est arrivé avec la prose était déjà là, mais le passage n’a pas été réfléchi. J’ai rencontré La plus que vive de Christian Bobin, et du même coup s’est installée une énergie impossible à combattre, à transmettre absolument. J’ai dû délaisser toute tactique, contrairement à ce que je faisais dans mes poèmes. Je trouve ça plus complet, l’émotion se promène plus aisément dans les canaux de la prose que dans l’image poétique auparavant. »
Ingénuité, force de vie
Tenaillé d’incertitudes comme un fou de Dieu, conscient de ses contradictions, Jean Charlebois se réclame volontiers d’une écriture « incarnée » comme celle de Michel Beaulieu, qui fut d’ailleurs un des premiers à reconnaître sa spécificité littéraire : « Le temps montrera que peu de poètes ont traité ce thème difficile entre tous [l’amour] avec autant de bonheur, autant d’exaltation, ce qui n’en fait pas un travail d’aveuglement pour autant : il est impossible de réfléchir sans percuter la notion de précarité. » (Michel Beaulieu, « Poésie », Livre d’ici, oct. 1984.)
Cette précarité transparaît aussi à travers l’impression qu’il donne de travailler « sans filet », sans chercher de justifications compensatoires pour sa simplicité. « Je pense, constate-t-il, que je n’ai pas d’animus. Un de mes profs à l’Université de Montréal me disait : – Jean, cultivez votre animus ! – Côté anima, pas de problème, l’hémisphère droit fonctionne à plein ! »
Naïveté qui n’est pas sans inclure des touches sombres puisque, comme le remarquait déjà Michel Beaulieu, la juste compréhension du thème amoureux s’accompagne d’une expérience des limites souvent douloureuse. Dès La mour suivi de L’amort, en 1982, devait s’installer la saisie « tête-bêche », dans la position même de ces deux suites poétiques, de l’Éros et du Thanatos comme foyers de toute présence au monde. Présence dont l’insupportable mouvement n’est rendu habitable que grâce à la confidence, surtout avec l’entrée en cinquantaine et les décès plus fréquents d’amis de jeunesse. À l’image du troubadour, le poète atteint l’oreille de l’autre en s’adressant à l’amoureuse absente ou inaccessible. Comme le poète le disait dans un recueil de 1996, « [l]a poésie qui œuvre dans l’être d’amour touche directement aux fibres parce qu’elle se fixe dans les tissus même du cœur. Et l’amour accomplit son devoir même si, de moins en moins, s’accomplit l’amour, de plus en plus ».
Amor ex nihilo
Cet amour sur fond d’absence qu’est la littérature, Jean Charlebois le pratique puissamment dans L’oiselière. S’inspirant du deuil inaccompli de sa mère, il met en scène un écrivain éperdument épris de sa compagne décédée inopinément. Cette perte est à l’origine d’une longue lettre fraternelle dans laquelle sont confondues les diverses instances féminines, ce qui rejoint un certain universel en chacun.
Qui parle ? À qui parle-t-on ?, se demande d’abord le lecteur. Rêve-t-il, ce Louis-Marie ? Et qu’est-ce qu’un « roman-vérité inventé peut-être » comme il est dit en préface ? « Dans l’arène de jeu du roman, il y a Louis-Marie, sa femme, leur fille Florence. Le romancier se promène autour et lance un morceau de cœur, un œil dans l’arène. C’est comme le film Pour la suite du monde de Pierre Perreault : c’est vrai et ce ne l’est pas. L’univers de mon roman est une reconstruction assumée à partir de morceaux de réel. »
On comprend, alors qu’il avoue ne lire à peu près pas de romans, l’impression d’authenticité que crée cette œuvre tout droit sortie de la poésie. Mettant définitivement de côté l’humour et une forte ironie, dont il a su se servir autrefois pour secouer la frilosité du milieu poétique, il se plante dans une après-histoire où, échappant au parfum contraignant de marketing guettant aujourd’hui les livres, on savoure le contraste avec une culture de la violence et de la « petite vite » pour renouer avec la dimension métaphysique et tragique de l’amour. « Je trouve que la sensibilité est en train de s’atrophier, plus vite ici qu’en France. (Je ne devrais pas dire ça.) Si la lampe-témoin tient encore, c’est grâce aux femmes, qui nous empêchent de nous désagréger. »
Ainsi son premier roman est un hymne à la féminité, avec et par-delà la perte. Peu importe le monde. « L’oiselière, c’est la femme absolue, celle qui les rassemble. Elle est idéale, mais incarnée, bien que préservée de l’anecdote. C’est pourquoi elle est anonyme […] C’est le grand oiseau ordonnateur des femmes. »
Chants et chansons
Lors d’une période plus calme du côté littéraire, Jean Charlebois a finalement, sur l’insistance de son cousin Robert, investi son écriture dans la chanson. Cela s’est traduit dans les paroles de quatre pièces de l’album Dense, considéré par certains comme le plus beau retour du chanteur frisé. Suivirent l’album Immensément, l’opéra-rock Cartier et des chansons pour la télévision. « Il m’a appris à vivre, dit-il de Robert Charlebois, à vivre le moment présent. »
Tandis que les deux cousins ont en poche un autre opéra-rock, basé cette fois sur un roman de Jules Verne, un producteur est toujours recherché. Jean Charlebois a aussi eu le bonheur de voir son recueil de poèmes Coeurps mis en musique par la compositrice Jeanne Landry en 1994 et endisqué. Une rencontre qui le laisse encore stupéfait. « Jeanne est tombée amoureuse de ce livre et s’est mise à griffonner à flots dedans, à écrire des mélodies. Elle m’a fait venir à Québec, on a parlé durant six heures, et nous avons commencé à collaborer. » Plus centré sur la musique que sur la poésie, le résultat inclut cependant une lecture chaleureuse effectuée par le comédien Guy Nadon, dans laquelle on saisit bien le tournant emprunté par l’auteur vers un lyrisme nouveau, humble et spirituel malgré sa déréliction.
Éluard et autres rencontres
Dans les hauts et les bas de son parcours, on reconnaît chez Jean Charlebois le désir de demeurer en lien avec les autres, pour recevoir leur énergie mais aussi leur en donner. Passant de débuts plutôt éclatés, surréalistes, à une plus grande profondeur de voix liée à l’amour, il suit un peu les pas de Paul Éluard, qui l’accompagne depuis le début. « Son œuvre est mon bréviaire, par sa révolte, ses poèmes d’amour, surtout Capitale de la douleur. »
La plus grande exclusivité donnée au thème amoureux, particulièrement depuis Confidentielles (1990), coïncide avec un autre dialogue au long cours, celui avec le peintre Marc-Antoine Nadeau et avec ses images. Non seulement celui-ci a-t-il illustré la plupart des livres de Jean Charlebois depuis 1986 et créé, à l’inverse, des tableaux dans lesquels les mots du poète sont venus s’insérer, mais il est aussi le pôle d’un échange extrêmement fertile. « J’ai avec lui des conversations sur l’art où il n’est fait référence ni à la peinture ni à l’écriture, mais où on développe des choses que chacun va appliquer ensuite dans son domaine. C’est la première fois que je vis ça. »
À la simple mention de l’interaction entre lui et le peintre, son visage s’allume d’enthousiasme : « J’ai des tableaux de Marc partout chez moi, il travaille à partir de mes manuscrits. Quelques tableaux dans lesquels j’ai écrit circulent actuellement, mais je ne trouve plus la trace d’aucun. C’est dommage car j’aimerais que nous fassions une exposition commune, pour finir d’accomplir la symétrie avec ce que nous faisons côté livres. »
Après la parution de Coeurps à l’Hexagone, s’est amorcée une autre rencontre, outre-mer cette fois, avec l’équipe des éditions Paroles d’Aube à Vénissieux : on y reprend Coeurps en coédition puis par la suite s’ajouteront les livres ultérieurs. « C’est une amie qui m’a conseillé de leur envoyer le manuscrit. J’ai trouvé chez eux une famille ; c’est comme si je revivais l’aventure du Noroît, mais en France. » Pensant au Noroît, où il a publié vingt-deux ans durant, Jean Charlebois se souvient de son collègue Alexis Lefrançois, « l’auteur de Rémanences, le plus beau livre de poésie québécoise, à mon sens ».
Revenant à aujourd’hui, il se dit moins inconditionnel à l’égard du milieu littéraire. Malgré quelques comptes rendus très éloquents, on ne l’a pas toujours suivi dans sa dérive si personnelle vers lui-même. « Je trouve qu’il y a beaucoup d’auteurs, très peu d’écrivains. Un auteur c’est quelqu’un qui se prend pour un écrivain ; un écrivain c’est quelqu’un qui ne sait pas qu’il est écrivain. Beaucoup fabriquent des livres, des formes, alors qu’on ne sent rien. On peut sentir la présence d’un réel écrivain, au départ. Aujourd’hui, beaucoup écrivent, mais on dirait que la sensibilité est toute ‘prostrée’. L’humain est rare. Il faut cesser d’avoir peur du cliché, qui n’est pas si dangereux si l’on est honnête, sinon on risque l’exercice de style. J’aime ce qui est familier. »
Lucide fragilité que celle d’un homme dont l’amour de l’amour ne le pousse pas à claironner, mais dont il tire une certitude suffisante pour combattre les forces de mort en lui. Ce Jean Charlebois, confiant dans les capacités latentes du rêve en même temps que réaliste devant certaines amertumes ambiantes, nous ménage des surprises là où d’autres écrivains ne colportent que pure banalité. Il n’est en effet pas donné à tous d’utiliser les mots cœur, amour, ma chérie, sans se laisser absorber par leurs connotations. Mais n’est-ce pas finalement un des rôles cruciaux du scribe-esthète que de nous aider à fixer de nouveau les essences au sein de la singularité mouvante, de pallier l’usure des termes par le moyen d’un usage différent, d’une formulation neuve qui soit dotée du pouvoir de régénérer la perception ? Suivant cette logique, est-il dit dans L’oiselière, « [l]’objet de l’amour est de libérer les forces vives des mots utiles ».
Retournant à ses activités de rédacteur, de traducteur et de parolier, Jean Charlebois conservera encore en poche cette sortie de secours que lui fournit l’écriture « gratuite », hommage à la vitalité des moteurs de l’être malgré la succession parfois accélérée des brouillages divers. Il aime aussi, dans une métaphore vive qui joue du contraste avec la désolation laissée par le verglas en ce mois de janvier montréalais, se percevoir comme le digne descendant de ses aïeux agriculteurs, à la suite desquels il remplit le sillon des pages pour rendre probables d’autres moissons, plus loin que la solitude. « Je produis des arbres fruitiers, que je rends disponibles », conclut-il en conservant au creux de sa mémoire le meilleur de Baie-Saint-Paul et du contact avec la terre.
De la même manière, si les moments lumineux ne s’engrangent pas tout à fait, ils ne sont pas sans répercussions ni sans servir d’outil. C’est ainsi que, dans son monologue intérieur, le narrateur de L’oiselière saisit la tension entre absence et plénitude : « […] la morte aimée devient une bouée lumineuse en avant de soi, en amont du temps, une balise délimitant le chenal. »
« Aujourd’hui, à compter de maintenant, je ne choisirai plus jamais mes mots », est-il dit plus loin ; « ils viendront d’eux-mêmes, ou je me tairai ». Nul doute : Jean Charlebois, avec les ressources actuelles de sa voix, n’est pas menacé de tarissement. Mais l’abandon qui transparaît dans son être et dans ses mots peut-il conserver le nom d’abandon, alors qu’il s’accompagne d’une si vaste confiance ? Il est grand le mystère de la joie au sein de toute cette discrétion.
Jean Charlebois a publié :
Popèmes absolument circonstances incontrôlables, poésie, Noroît, 1972 ; Tête de bouc, poésie, Noroît, 1973 ; Tendresses, poésie, Noroît, 1975 ; Hanches neige, poésie, Noroît, 1977 ; Conduite intérieure, poésie, Noroît, 1978 ; Plaine lune / Corps fou, poésie, Noroît, 1980 ; La mour/L’amort, poésie, Noroît, 1982 ; Présent !, poésie, Noroît, 1984 ; Tâche de naissance, poésie, Noroît, 1986 ; Corps cible, poésie, Noroît / Table rase, 1988 ; Confidentielles, poésie, Noroît, 1990 ; Cœurps, poésie, l’Hexagone, 1994 et Paroles d’Aube, 1995 ; D’un même chemin (collectif), poésie, Paroles d’Aube, 1996 ; De moins en moins l’amour de plus en plus, poésie, l’Hexagone / Paroles d’Aube, 1996 ; L’oiselière, roman, l’Hexagone / Paroles d’Aube, 1998.