Poète récipiendaire du Grand Prix du Festival International de la Poésie de Trois-Rivières en 2002 et, à deux reprises, du Prix Émile-Nelligan, auteure de plusieurs ouvrages pour la jeunesse, nouvelliste et romancière, depuis une vingtaine d’années, Élise Turcotte poursuit une œuvre forte, à la fois de lumière et d’ombre, qu’on dirait portée par le flot même de la vie.
Après Le bruit des choses vivantes et L’île de la Merci, l’écrivaine publiait, l’automne dernier, un troisième roman : La maison étrangère. Rencontre avec une des voix les plus singulières de notre littérature.
Nuit blanche : Dans votre roman jeunesse La leçon d’Annette, la jeune héroïne déclare : « […] c’est ainsi dans ma famille. Les événements se transforment toujours en images, souvenirs, poèmes ou comptines ». Est-ce que, pour Élise Turcotte, les événements se transforment aussi en poèmes, romans, nouvelles ou livres pour la jeunesse ?
Élise Turcotte : Toujours. J’ai une hypersensibilité qui me fait vivre les événements de façon intense, et qui me fait les transformer en mots même s’ils ne sont pas écrits… Dans une période de création, cela devient très fort : tout ce que je vois est susceptible de devenir une ligne dans un texte de création. Tout ce qui se passe entre dans mon corps, comme dans une usine de transformation, et en ressort en phrases. Je ne parle cependant pas d’autofiction. Ce qui est « autobiographique », ce n’est pas l’événementiel ou l’anecdotique mais tout ce qu’il y a dans les interstices.
Après le succès de votre premier roman, vous publiez un recueil de nouvelles. Aviez-vous peur des attentes des lecteurs, des médias ?
É. T. : L’écriture est tellement vitale pour moi que, quand j’écris, je ne veux pas me questionner sur ce qu’on attend ou pas. Un écrivain travaille à partir de contraintes intérieures ; mais je ne m’imposerai pas plus de contraintes extérieures que je n’en ai déjà. Honnêtement, quand j’ai publié Le bruit des choses vivantes et ensuite Caravane, je n’ai pas ressenti ce stress-là. Pour plusieurs raisons. La première, c’est que ça faisait déjà dix ans que je publiais de la poésie. Le bruit des choses vivantes était mon premier roman, c’est vrai, mais pas mon premier livre. Après, je pense que les gens attendaient sans doute un deuxième Bruit des choses vivantes. Mais je ne voulais pas faire ça justement, je ne voulais pas écrire un autre roman dans la foulée du premier. Je ne cherche pas le confort dans l’écriture. En écrivant Caravane, un recueil de nouvelles, j’ai contourné le problème de ce qu’on attendait d’une certaine façon, sans le vouloir. Dans chacun de mes livres, j’ai voulu explorer des choses différentes, dans La maison étrangère encore plus que dans les autres.
Dans vos ouvrages pour la jeunesse, on sent une grande valorisation du monde de l’enfance – pas de morale, pas de message à livrer – et une fin ouverte qui ne se conclut pas nécessairement sur la classique résolution d’un problème…
É. T. : Mes livres pour adultes sont aussi comme ça, alors je voulais faire la même chose pour les enfants. Ce qui m’intéresse, c’est de créer une atmosphère, une présence vivante. Je ne veux pas changer mon attitude par rapport à l’écriture, peu importe qui sera le lecteur. Par exemple, j’ai conservé des termes qui vont au-delà du vocabulaire que peut supposément maîtriser un jeune enfant. J’écris à voix haute, la sonorité des phrases reste primordiale pour moi : je travaille avec les sens, la perception de la matière.
En fait, peu importe ce que j’écris, au moment où je le fais, je ne me préoccupe pas du lecteur. Mais j’écris sincèrement. Je crois à la sincérité de l’écriture. Et pour ça, je pense qu’il ne faut pas penser au lecteur, pas tout de suite en tout cas.
Quand je travaillais sur les Annette, j’écrivais vraiment de façon naturelle, accompagnée de la voix d’un enfant si je peux expliquer ça ainsi. Des questions comme celles que m’ont posées ma fille ou mon fils, « Est-ce qu’on est obligé d’avoir des amis ? », « C’est quoi la couleur de rien ? » sont des questions géniales, je trouve, elles sont aussi pour moi tout à fait « romanesques » parce qu’elle permettent de poser des questions inusitées sur l’existence.
Vos narratrices ou vos personnages principaux ont huit ans, quinze ans, trente ans, quarante ans. Comment arrivez-vous chaque fois à faire sentir leur monde intérieur et leur vision du monde ?
É. T. : Je recherche la justesse de la voix. Comment je travaille ça ? Je ne sais pas trop comment l’expliquer. Il y a une musique, et cette musique-là arrive sur le papier quand elle est prête, quand elle est complètement intégrée dans mon corps. Parfois, ça peut prendre un an ou deux avant que je perçoive bien ce qui doit être. Ce que j’essaie d’expliquer peut sembler un peu mystérieux C’est en lien avec la sincérité dont je parlais tantôt. Pour que la vraie voix du personnage apparaisse, il faut faire abstraction d’autres impératifs, des dictats de la mode. Je travaille beaucoup à partir de mon instinct, de mon instinct de survie parfois Tous mes livres sont des morceaux d’un même casse-tête qui pourrait être décrit comme une petite géographie intime du monde tel que je le perçois et que j’ai besoin de mettre sur papier. Parce que je ne pourrais pas vivre sans cela.
Cela dit, dans ce casse-tête, il y a des différences importantes dans les intonations de voix, la vision du monde. Dans mes livres jeunesse, par exemple, il y a beaucoup d’humour, bien que les enfants ne peuvent pas toujours le déceler car ça s’adresse peut-être davantage aux adultes qui les entourent. Il y a beaucoup d’auto-dérision dans Caravane, le recueil de nouvelles que j’ai eu tellement de plaisir à écrire car c’est une autre façon de respirer – d’ailleurs, je vais vers ça pour le prochain livre, j’ai besoin de ça. Dans mes romans, surtout dans La maison étrangère, et dans ma poésie, la musique est plus noire.
Tous genres confondus, c’est la première fois avec Voyages autour de mon lit que le narrateur est un jeune garçon. Cela correspond-t-il à une envie de voir le monde à travers un regard masculin ?
É. T. : Je voulais faire de la poésie pour enfants depuis longtemps. J’ai reçu une proposition de La courte échelle, encore une fois, à laquelle j’ai répondu en disant : « Je vais essayer et si ça ne marche pas, on laissera tomber ». En fait – et ceci répond aussi à la question précédente –, je pense que, pour qu’une voix sonne juste, il faut que l’envie d’écrire réponde à une nécessité profonde. Je ne peux pas faire des livres de commande. Au moment où j’ai reçu cet appel de La courte échelle, je préparais un long voyage à l’étranger avec mon garçon et les questions qu’il me posait m’interpellaient fortement. J’ai senti le besoin d’endosser cette voix-là sous forme de poésie. Pourquoi ? Parce que ce questionnement, à la fois philosophique et poétique, sur l’univers, la vie, la mort et autres grands thèmes existentiels, appelait une forme fragmentaire et poétique. Et puis la poésie est une façon particulière d’appréhender l’espace. Je voulais aussi conserver la même attitude, la même position inquiète de la voix, présente dans toute ma poésie. Et ça m’intéressait de la transmettre à travers l’univers d’un petit garçon de 11 ans qui oscille entre l’inquiétude et la curiosité face au monde qui l’entoure, et puis cette façon de partir à la conquête du monde chaque matin comme un chevalier, un découvreur…
La violence et le désespoir, qui affleurent dans Le bruit des choses vivantes avec les images de la télévision et l’histoire du petit Félix, deviennent presqu’un personnage en soi dans L’île de la Merci. Et le rapport au monde, qui passe par une position d’observation pour Marie dans Caravane, devient rupture pour Élizabeth dans La maison étrangère. Comme si vos romans en portaient d’autres en germe…
É. T. : C’est vrai mais ça ne fait pas longtemps que je me suis rendue compte de cela. Par exemple, dans L’île de la Merci, le germe de La maison étrangère est là. Même, à la limite, j’ai pensé à un moment donné que le personnage d’Élizabeth aurait pu être en fait Hélène plus tard. J’ai fini par laisser tomber cette idée-là, mais Hélène est aussi un peu étrangère dans son corps, comme Élizabeth dans La maison étrangère où cette thématique-là est complètement assumée. Dans mes romans, je pense qu’il y a toujours une oscillation entre vouloir être dans le monde et se sentir à l’extérieur. C’est là dans chacun de mes romans, et aussi d’un livre à l’autre. Cela s’incarne aussi d’une certaine manière dans les lieux : dans Le bruit des choses vivantes, on est toujours à l’intérieur de la maison alors que dans le livre suivant, Caravane, tout se passe dans des lieux extérieurs, sous le regard de Marie qui observe. Dans L’île de la Merci, c’est le choc entre les deux mondes, la maison, lieu du silence, et l’île, lieu de la violence. Comme si tout ce qui était sur le point d’arriver dans mes autres livres, « la catastrophe », se produisait dans ce roman. Et dans La maison étrangère, la maison devient le corps, le médiateur entre soi et le monde justement.
Cette thématique du rapport au monde apparaît d’ailleurs comme l’une des plus fondamentales de votre œuvre romanesque. Est-ce que cela traduit chez vous une préoccupation, un questionnement majeur ?
É. T. : Ça vient naturellement. D’ailleurs, si on écrit, c’est en partie pour tenter de comprendre ce rapport. J’ai pensé le personnage de Lorraine, dans La maison étrangère, comme l’alter ego contrasté d’Élizabeth. Lorraine est complètement dans le monde (elle reçoit le mal qui s’y trouve si on peut dire) tout en essayant de le quitter parce qu’elle le trouve difficile, alors que chez Élizabeth, c’est le contraire qui se passe. Comme si tous mes livres précédents étaient contenus dans La maison étrangère, tous mes personnages étaient présents dans Élizabeth et Lorraine : Hélène, dans L’île de la Merci, qui est confrontée à un univers de silence, de violence physique et psychologique où les parents sont incapables d’assumer la folie du monde, leur propre folie, avec pour résultat que ce sont les enfants, Hélène, Lisa et Samuel, qui l’endossent ; Albanie dans Le bruit des choses vivantes qui se promène entre la violence des images qu’elle voit à la télé, celle du drame familial du petit Félix et la beauté du monde qui passe, entre autres, par sa relation avec sa petite fille. C’est comme si, dans La maison étrangère, les deux façons de réagir face au monde se rejoignaient et s’exprimaient de façon contrastée à travers Élizabeth et Lorraine.
On trouve, dans votre œuvre romanesque, un paradoxe intéressant : alors que le thème du rapport entre une mère et son enfant est au cœur de votre premier roman, les autres personnages de mères semblent toujours un peu absents, indifférents à ce qui se passe autour d’eux, marginaux…
É. T. : Les moments de dérapage, de rupture avec le monde m’intéressent beaucoup dans l’écriture. Peut-être que, comme femme, c’est plus facile, si je veux parler de personnages marginaux, proches de la folie, de mettre en scène un personnage de mère. Mais ce n’est pas un choix conscient, je n’ai jamais réfléchi à cela. Par contre, je ne considère pas qu’Albanie dans Le bruit des choses vivantes, soit un personnage de mère dans l’absolu. Je la vois plutôt comme un être à la recherche de sens. Et dans cette quête, avec la petite Maria, comme le sens leur échappe, elles vont accorder toutes les deux une importance démesurée aux signes, aux objets, aux images, etc. Comme pour conjurer la mort… Dans cette perspective, j’ai choisi de raconter un lien entre une mère et son enfant, de le montrer comme un lien d’amour passionnel. Il y a quelque chose de tellement fort, de tellement romanesque dans ce type de liens-là : j’ai voulu le mettre dans un roman. C’est une force que j’oserais qualifier de subversive, à tout le moins de dérangeante, de dire qu’à un moment donné dans la vie, il n’y a rien de plus important que l’amour que tu ressens pour quelqu’un. Ensemble, Albanie et Maria ont une force incroyable. Et ça, de très nombreuses lectrices m’ont écrit pour me dire à quel point elles avaient été contentes de lire ce qu’elles n’osaient pas dire tout haut.
On a l’impression de trouver dans votre œuvre romanesque un noyau central qui porte sur la rédemption, sur ce qui nous sauve du désespoir fondamental, de l’absurdité, de l’inutilité et de l’incompréhension, donc de la noirceur, pour donner un sens, une lumière à cette succession de jours et de nuits qu’on appelle une vie humaine.
É. T. : C’est vrai. D’ailleurs ce mot est le titre d’une partie de L’île de la Merci, la dernière, où il est question du sacrifice de Lisa, qui permet en quelque sorte, par son suicide, la rédemption d’Hélène et de toute la famille. La quête d’Élizabeth tourne toute autour cette idée : comment rendre le monde plus vivant en-dedans d’elle, comment devenir plus vivante, en accord avec le monde ? Et dans cette recherche, elle finit par se rendre compte que la symphonie de vie qu’elle cherche est dans son corps ; le corps est la vie. Comme l’écriture est la recherche de lumière.
C’est comme si les personnages passaient à travers des expériences intérieures, des rites de passage, parfois plus dramatiques et d’autres fois plus souterrains si on peut dire, au bout desquels ils ne sont plus les mêmes.
É. T. : C’est vrai, et ça rejoint un peu ce que je disais tantôt à propos des moments de rupture, de dérapage C’est pour ça aussi que le fragmentaire, la nouvelle m’intéresse. Ce sont des moments, fuyants, que l’on attrape au lasso. J’essaie de décrire un monde qui, tout à la fois, fuit et est complètement là. Dans La maison étrangère, en particulier, mon idée de départ était justement de raconter un monde qui est en chute, en train de sombrer mais, en même temps, de faire un appel au sauvetage de ce monde. Élizabeth est en train de chuter mais à la fin il y a cette espèce de rédemption puisqu’elle s’ouvre sur la compassion, sur l’apprivoisement de la solitude.
On parlait des personnages de mères tantôt. Dans votre dernier roman, le personnage du père est très important. En fait, on a le sentiment que les trajectoires d’Élizabeth et de son père sont semblables.
É. T. : Ces deux-là se ressemblent beaucoup, c’est très vrai. Ils s’enfoncent dans la culpabilité, dans le renoncement au monde mais c’est le père qui, le premier, retourne vers la vie. C’est d’ailleurs lui qui donne à Élizabeth les clés pour trouver la réponse à sa quête quand il lui dit qu’elle doit se pardonner. C’est à partir de là qu’elle découvre lentement cette symphonie de la vie dont je parlais tout à l’heure.
Dans vos livres, le temps érode les couples, apporte l’oubli et la distance comme Albanie le craint, dans Le bruit des choses vivantes, en voyant sa fille qui grandira et s’éloignera au point où elle ne la connaîtra presque plus. Il est aussi au cœur de La maison étrangère où Élizabeth, qui d’ailleurs collectionne les montres et les horloges, est hantée par le passé, l’histoire du Moyen Âge. Le temps est un ennemi ?
É. T. : Oui. Cette problématique du temps perçu comme un ennemi est un peu au cœur de la quête d’Élizabeth. Les motifs de la mémoire et de l’oubli, en lien avec l’identité, traversent cette quête. L’oubli, pour Élizabeth, représente une injustice absolue, il est aussi le moteur de sa culpabilité, puisqu’elle se sent incapable de retenir en elle ne serait-ce qu’une parcelle de ce monde qui fuit alors que ce qu’elle voudrait c’est embrasser l’univers entier. Elle parle de son inexpérience comme d’une preuve de son manque d’humanité. C’est pourquoi elle a pris le chemin de l’Histoire, croyant pouvoir ainsi s’approprier une forme de savoir qui serait l’accès à l’immortalité, plus encore, au droit à l’existence. Mais accepter de se laisser couler dans la nuit de l’oubli est une forme de consolation qui peut aussi être un instrument de métamorphose, un révélateur. C’est ce qu’Élizabeth découvre au cours de sa quête. Dans ce roman, le temps est aussi lié, bien sûr, au thème du corps, de l’amour, de l’art
Dans un court texte à propos de souliers d’enfant que vous avez écrit pour l’exposition Un objet, un livre, un écrivain, conçue et réalisée par René Jacob il y a quelques années, et à laquelle vous avez participé, vous dites : « J’ai toujours pensé que les objets étaient reliés à nous par des fils invisibles ; les fils du désir, de la perte, de la peur, de la mort même. Un objet écrit prend sa place dans cette constellation de signes créée par le travail de l’écriture. Il parle son propre langage ». Quel langage parlent les objets dans vos romans ?
É. T. : C’est exactement ça : ce sont des motifs sur une partition musicale. Ou des repères sur une carte géographique. Ils indiquent une direction, un trajet à travers la mémoire et le désir. Par exemple, dans La maison étrangère, Élizabeth parle du rapport qu’elle entretient avec les horloges, les montres, les miroirs : ce sont des objets prenant pour elle la mesure du monde, ils sont aussi liés symboliquement au temps, et, toujours selon la vision d’Élizabeth, ils produisent une image dédoublée de l’humanité. D’ailleurs, si l’on pense à certains écrits de l’époque médiévale, on voit que les choses visibles sont justement proposées pour instruire symboliquement, de la même façon que la beauté humaine est perçue comme un reflet de la beauté du monde invisible. Pour moi, les objets sont le reflet de quelque chose de caché, ils ont un pouvoir de rituel, et un pouvoir concret parce qu’ils agissent comme les mots dans une phrase, ils font partie de mes instruments d’écriture en quelque sorte.
À partir de l’idée de départ, comment avancez-vous dans un roman ? Comment se fait le travail de l’écriture ?
E. T. : L’idée de départ est habituellement une image que j’ai en tête, venue d’on ne sait où. Pour L’île de la Merci, par exemple, j’ai porté en moi pendant deux ans l’image d’une jeune fille qui travaillait dans un garage, je sentais les odeurs d’huile, je voyais ce milieu-là et je sentais sur ses épaules une lourdeur intense sans savoir d’où ça provenait. Alors, j’ai voulu savoir ce que c’était. Ce n’est qu’ensuite qu’est arrivée l’histoire du meurtre, les autres personnages, le silence dans cette famille. Tout s’est mis à se construire autour de cette image. Pour Le bruit des choses vivantes, je voyais une femme avec sa petite fille qui regardait la télévision où il y avait ces images de violence. Donc, cela commence par une image. Ensuite, il y a la forme, une vision à travers laquelle je peux voir et sentir le monde que je veux mettre en place. La vision est toujours chaotique au début et il s’agit ensuite d’essayer de reproduire cette vision, d’organiser le chaos en quelque sorte, mais pas trop, puisqu’il faut conserver la substance de la vision première. C’est une tâche impossible – et c’est cette impossibilité même qui constitue le travail, l’entrée et la sortie de l’ombre justement. Je repère de petites choses dans le noir, je retiens mon souffle, et le manuscrit grandit d’un motif à l’autre.
J’ai beaucoup de petits rituels d’écriture. Je travaille à l’ordinateur, entourée de mes carnets de notes de toutes les grandeurs destinés à différents usages. Je vais souvent les consulter ou je m’interromps pour prendre des notes. Chaque livre contient un noyau que je dois trouver avec la matière qui s’offre à moi. Ainsi, par exemple, sous chacun des noms de personnages, j’inscris un mot-clé qui le caractérise ou qui exprime quelque chose qui doit passer par lui. Sous Marc, dans La maison étrangère, il y avait le mot compassion ; sous Hélène, dans L’île de la Merci, il y avait les mots corps et honte, et sous Lisa, légèreté.
J’écris à l’instinct, comme je l’ai déjà dit, et j’ai besoin de sentir les choses à l’intérieur de moi. Avant d’écrire, je dois bouger. Souvent, je danse une bonne heure avant de m’asseoir à ma table de travail.
Dans une entrevue pour l’émission Auteur libre à Artv, vous avez déclaré avoir besoin de la poésie. Quel est ce besoin ?
É. T. : Quand j’écrivais La maison étrangère, comme je l’ai dit au cours de cette entrevue, j’ai ressenti de façon urgente le besoin de retourner aux sources de mon écriture, là où j’ai commencé, en poésie. Je traversais en même temps une période un peu sombre de ma vie, et j’ai dû arrêter l’écriture du roman. J’avais besoin, un peu comme Élizabeth, de pénétrer plus avant dans la noirceur, de me noyer en quelque sorte, de me désorganiser. Et c’est ainsi que j’ai écrit Sombre ménagerie. C’est venu d’une impulsion de vie, malgré le fait que ce soit le livre le plus sombre que j’aie écrit. J’ai compris que j’allais toujours faire de la poésie, finalement. Parce que la poésie est une expérience radicale d’écriture, portée par l’exigence et le refus, et qu’elle peut aussi parfois nourrir l’écriture du roman.
Œuvres d’Élise Turcotte :
Romans : Le bruit des choses vivantes, Leméac, Montréal, 1991 et Babel, 1998 ; L’île de la Merci, Leméac, Montréal, 1997 et BQ, Montréal, 2001 ; La maison étrangère, Leméac, Montréal, 2002.
Nouvelles : La mer à boire, Éditions de la Lune occidentale, Montréal, 1980 ; La catastrophe, en collaboration avec Louise Desjardins, La Nouvelle barre du jour, Montréal, 1985 ; Qui a peur de ? , en collaboration, VLB, Montréal, 1987 ; Caravane, Leméac, Montréal, 1994.
Poésie : Dans le delta de la nuit, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1982 ; Navires de guerre, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 1984 ; La voix de Carla, VLB, Montréal, 1987 et Leméac, Montréal, 1999 ; La Terre est ici, VLB, Montréal, 1989 ; Deux ou trois feux, Dazibao, Montréal, 1997 ; Sombre ménagerie, Le Noroît, Montréal, 2002.
Pour la jeunesse : Les cahiers d’Annette, La courte échelle, Montréal, 1998 ; La leçon d’Annette, La courte échelle, Montréal, 1999 ; Annette et le vol de nuit, La courte échelle, Montréal, 2000 ; Guillaume Rioux, le poisson orphelin, La courte échelle, Montréal, 2001 ; Mes animaux, La courte échelle, Montréal, 2001 ; Ma famille, La courte échelle, Montréal, 2001 ; Ma maison, La courte échelle, Montréal, 2001 ; Mes douceurs, La courte échelle, Montréal, 2001 ; Voyages autour de mon lit, poésie, La courte échelle, Montréal, 2002.
Traductions : The Sound of Living Things, traduction de Le bruit des choses vivantes par Sheila Fischman, Coach House Press, Toronto, 1993 ; El soroll de les coses vives, traduction en catalan de Le bruit des choses vivantes par Lourdes Bigorra, Edicions de la Magrana, Barcelona, 2001 ; The Body’s Place, traduction de L’île de la Merci par Sheila Fischman, Cormorant Books, Toronto, 2003.