Parmi ces voix venues d’ailleurs qui s’inscrivent désormais au cœur de la production littéraire québécoise, celle de Tecia Werbowski résonne longtemps en écho. Pourtant, le plus long des quatre récits qu’elle a publiés en français compte 95 pages. De quelle matière est donc tissée cette œuvre naissante qui surprend, remet en question et pèse, en dépit des apparences, tout le poids de la complexité des grandes questions humaines ?
Tecia Werbowski est née à Lwow dans une famille de l’intelligentsia polonaise. Au début des années 1960, elle quitte la Pologne, alors agitée par une vague d’antisémitisme, et gagne la Tchécoslovaquie (où elle retourne d’ailleurs toujours chaque automne enseigner aux étudiants en travail social). Les nombreux bouleversements de 1968 l’amènent à délaisser Prague pour un nouveau pays d’adoption. C’est à Montréal, « une ville multiculturelle que j’aime beaucoup », qu’elle choisit de vivre avec son petit garçon. Son diplôme universitaire n’étant pas reconnu, elle refait sa scolarité et se spécialise dans la dynamique et le traitement des traumatismes familiaux. Entre les exigences de son métier de travailleuse sociale et celui de mère monoparentale, le temps devient une denrée rare. Néanmoins, obsédée par un sujet, une idée, un personnage, Tecia Werbowski écrit. En 1984, elle publie Bittersweet Taste of Maple chez un éditeur ontarien et, en 1992, Zina and other stories, deux recueils de nouvelles non encore traduites en français. En 1995, Le Mur entre nous est publié aux Éditions Actes Sud, premier récit qui est suivi, en 1997, par L’Oblomova et par Hôtel Polski en 1999. Tecia Werbowski apporte présentement la touche finale à un nouvel ouvrage.
Un auteur sous influence
La publication de son premier récit traduit en français la version originale est en polonais mais, polyglotte, Tecia Werbowski écrit aussi en anglais résulte d’une passion littéraire. Il y a une douzaine d’années, elle découvre, dans une petite librairie russe de Paris aujourd’hui fermée, L’Accompagnatrice, un roman de Nina Berberova. Le style et le sujet sa grand-mère d’origine russe était elle-même accompagnatrice la touchent profondément. La voyant si émue, le libraire lui offre l’exemplaire. Quelque temps plus tard, elle tombe à nouveau sur le roman de Berberova à la bibliothèque de Notre-Dame-de-Grâces. Le hasard engendre ainsi l’obsession : Werbowski se met à traquer et colliger les informations sur celle qui est devenue son écrivain préféré. Se faisant passer pour une journaliste tchèque, elle rencontre longuement Nina Berberova dans sa maison de Philadelphie deux ans avant sa mort. Entre-temps, Tecia Werbowski écrit à Hubert Nyssen, fondateur des Éditions Actes Sud, pour lui proposer d’écrire la biographie de Berberova. Le projet ne se réalisera pas mais, au fil de leur correspondance, Werbowski lui envoie le manuscrit du Mur entre nous.
Dans la vie comme à travers ses personnages, Tecia Werbowski ne cache pas son admiration pour Berberova. D’aucuns ont même reconnu une certaine parenté littéraire entre les deux auteures slaves qui affectionnent les phrases courtes, les récits incisifs, denses, concentrés. Mais là où le ton de Berberova est tragique, celui de Werbowski est davantage doux-amer, ironique et un rien cynique parfois. Là où la Russe enroule le lecteur dans l’atmosphère particulière qui traverse tous ses textes, la Polonaise l’entraîne pour le laisser ébahi par un dénouement inusité.
Comme un sachet de lavande
« Plus personne n’a le temps de lire Proust ! », a-t-elle déjà lancé afin d’expliquer ce parti-pris pour les textes courts qui caractérisent son œuvre. Le choix du récit, cependant, découle de plusieurs motivations.
« Les gens vont toujours trouver le temps de lire et d’apprécier Proust, d’en savourer chaque mot, croit Werbowski. Mais le récit ou la novela est, pour moi, comme un extrait de lavande dans un petit sachet : tout y est !. » Elle s’est toujours régalé des novelas de Berberova, bien sûr, mais aussi de Tourgeniev ou de von Kayserling, par exemple, et avoue avoir eu envie, à son tour, d’écrire ce genre de textes. « Ce n’est pas plus ou moins difficile d’écrire un roman ou un récit. J’ai un tempérament impétueux, impatient : ma personnalité s’exprime en voulant dire beaucoup de choses dans un espace très court, dans la phrase très courte. J’essaie d’accrocher le lecteur, de dire l’essentiel au début et à la fin, sans tout expliquer pour laisser de la place à l’imagination. Du point de vue de la mélodie aussi, je trouve que la musique des phrases courtes est beaucoup plus impressionnante, plus touchante. »
Et puis, bien sûr, le lecteur peut glisser un petit livre dans sa poche, le commencer et le terminer dans le train ou chez le dentiste…
Une tragédie historique en toile de fond
Certains critiques ont vu, en particulier dans Le Mur entre nous et Hôtel Polski, des récits sur l’Holocauste. Bien sûr, Tecia Werbowski, dont la famille a vécu toute l’horreur de la Seconde Guerre mondiale, est juive. Mais ces faits privés et historiques lui permettent de poursuivre un questionnement fondamental beaucoup plus vaste, commun à toute la tragédie humaine : qui sommes-nous véritablement ?
Dans tous les textes de Werbowski, on trouve, au cœur du récit ou en filigrane, ces mêmes éléments intriqués : le secret, l’ignorance des origines et le choc de leur découverte aggravés par l’imposture et le mensonge. Jusqu’à ses dix-huit ans, Iréna (Le Mur entre nous) ignore que sa mère Klara l’a fait sortir clandestinement du ghetto pour être adoptée par des Polonais. Du même coup, cette révélation lui fait découvrir la trahison de Zofia Lass qui a connu un succès mondial en publiant sous son nom le manuscrit de Klara, morte dans un camp, dont elle était la meilleure amie. De même, plus de cinquante ans après la guerre, Eva (Hôtel Polski) apprend que non seulement sa mère Anna était juive mais qu’un Allemand, profondément amoureux d’elle, lui a sauvé la vie. Et c’est dans un hôtel de Varsovie, à l’insu de leur conjoint respectif, qu’Eva et Heinrich, le fils de cet Allemand, soulèveront les pans de leurs propres vérités. Même Maya (L’Oblomova), orpheline de guerre maintenant veuve d’un riche ingénieur, ne savait rien de la teneur du testament qui l’oblige à travailler pour toucher son héritage. Qu’à cela ne tienne, elle déjoue la trahison de son mari par l’imposture : être déclarée invalide!
Toutes les héroïnes de Werbowski se sentent isolées, à part, différentes. « Ce voyage de découverte, elle devait le faire elle-même, en privé, sans y mêler sa famille ni ses amis. Elle éprouvait une terrible impression de solitude. Même sa mère lui devenait désormais étrangère. » (Hôtel Polski). Iréna, Maya et Eva vivent longtemps entre parenthèses, traînant une ombre dans leur sillage. Mais elles ne sont ni faibles ni accablées ; elles cherchent leur identité, avancent lentement à leur propre rencontre. Pour cela, il leur faut s’exprimer, rejoindre quelqu’un quelque part d’une manière ou d’une autre. Maya passe une annonce pour trouver une personne absolument sans famille, comme elle, consulte un thérapeute et ne porte que les vêtements des autres. « À l’orphelinat, je portais toujours de vieux vêtements, qui avaient appartenu à des orphelins plus âgés. Ils sont plus intimes » (L’Oblomova). Eva sent que seul Heinrich, malgré sa peur d’en tomber amoureuse, peut l’accompagner dans sa quête d’un passé qu’elle veut se réapproprier. Et Iréna, après la mort de Zofia Lass, écrit : « Si je ne réagissais pas, cette fois j’allais m’emmurer définitivement dans la solitude et le silence. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire. » (Le Mur entre nous). Quelques années plus tard, après qu’il soit sorti de prison, Iréna épousera l’ancien mari de Zofia Lass, le seul être au monde qui pouvait, croit-elle, la comprendre.
Les récits de Tecia Werbowski ressemblent aux poupées de bois russes imbriquées les unes dans les autres. Il faut creuser, forer chaque phrase. À chaque nouvelle lecture, de nouveaux puits apparaissent et nous voilà, face à nous-mêmes, devant nos secrets, nos masques et nos petites impostures ordinaires.
Tecia Webowski a publié :
Romans : Le mur entre nous, Actes Sud, Arles, 1995 ; L’Oblomova, Actes Sud, 1997 ; Hôtel Polski, Actes Sud, 1999 ; Prague hier et toujours, Les Allusifs, Montréal, 2001.
Nouvelles : The Bittersweet Taste of Maple, Williams-Wallace Publishers, Toronto, 1989 ; Zina and Other Stories, Williams-Wallace Publishers, 1992.
Essai : Zegota –The Rescue of Jews in Wartime poland (coauteure : Irena Tomaszewski), Price Patterson, Montréal, 1994 .
EXTRAITS
« Le livre fut traduit dans une douzaine de langues. Il y eut un film, et quinze ans plus tard une série télévisée. Zofia Lass n’a plus jamais dû être dans le besoin.
Quand les journalistes lui demandaient ce qu’elle était en train d’écrire, elle répondait toujours avec un grand sourire que le Mur entre nous était l’œuvre de sa vie. Elle affirmait qu’il n’y aurait ni suite ni autre sujet.
Je suis la femme d’une œuvre, disait-elle. Le Mur entre nous est mon chef-d’œuvre et je m’arrêterai là.
C’était le chef-d’œuvre de ma mère dont elle parlait ! Elle l’a dépossédée de sa voix et de son âme. Elle a assassiné son souvenir. Klara ne sera jamais qu’une Juive anonyme, victime d’un crime contre l’humanité. Zofia Lass lui a tout pris.
Le rossignol ne chantera jamais hors du ghetto ! »
Le Mur entre nous, p. 26.
« […] Le doux souvenir de ma vie avec Andrzej a commencé à s’estomper. La bienveillance de ses intentions a pris un coloris nouveau. Son bon visage a changé, a revêtu les traits de mon instituteur de l’orphelinat qui me frappait parfois sur les mains en criant : « Tu es une orpheline, apprends à travailler, fainéante, tu devras travailler toute ta vie, compris ? » Pourquoi ne m’avait-il jamais parlé des conditions de son testament ? Moi, j’avais une telle confiance en lui. Et soudain, mon souvenir amoureux a commencé à se transformer en quelque chose de vilain, peut-être pas en haine, mais en désir d’être la plus forte, de le rouler. »
L’Oblomova, p. 34.
« Depuis que cette lettre est arrivée je n’ai plus pu dormir. J’ai lu des descriptions de toutes ces horreurs du temps de guerre. La bestialité de vos concitoyens. Vous voulez qu’on vous donne une médaille parce que votre père a couché avec ma mère ? Vous voulez que quelqu’un vous donne l’absolution ? Je menais une existence normale dans mon pays et cette lettre a bouleversé ma vie. Maintenant, moi qui suis protestante, je dois m’habituer à l’idée que ma mère était juive, et je ne sais trop que faire de cette découverte. Pourquoi avez-vous provoqué cette rencontre ? Qui en avait besoin ?
Elle se mit à pleurer. Le voyage, le poids des révélations, des réflexions et des doutes. La confrontation avec un passé ignoré et sans doute renié, le ressentiment envers sa mère parce qu’elle lui avait toujours tout caché, mêlé à de la reconnaissance parce qu’elle avait gardé le silence sur son passé.
Et, par-dessus tout, la peur de tomber amoureuse, l’inquiétude de se sentir si attirée par cet homme, un homme marié, un Allemand d’outre-Océan.
Tout le monde accuse les Allemands, disait-il, nous en avons assez, nous souhaitons oublier. Nous aussi, nous avons souffert, vous savez. Nous payons encore pour les péchés de nos pères. Remettons les choses en perspective, mon père a sauvé votre mère. Le passé ne me concerne en rien, comprenez-moi ! L’obsession du passé peut empoisonner l’avenir. Je ne voulais pas vous bouleverser, tout ça s’est passé malgré moi, ça devait arriver. C’est mon père… Il désirait que je rende sa bague à votre mère. Je regrette terriblement. Mais pourquoi dois-je m’excuser ? C’est dur pour moi aussi, vous savez, vous n’avez pas le monopole de la douleur. Moi aussi, j’ai mal.
Il appuya les mains d’Eva contre ses lèvres. Et se mit à pleurer comme un gamin. »
Hôtel Polski, p. 84.