Depuis quelques années, les échanges culturels se sont intensifiés entre le Québec et le Mexique. Dans le domaine littéraire, plusieurs écrivains mexicains sont venus nous rendre visite (résidence, festival, rencontre internationale) et des éditeurs québécois ont publié quelques romans, recueils de poésie et de nouvelles créés chez eux.
La littérature mexicaine reste toutefois encore peu connue des lecteurs francophones. Bien sûr, les noms de Carlos Fuentes et d’Octavio Paz (Prix Nobel 1990) obtiennent, depuis le fameux boom de la littérature latino-américaine dans les années 1960, une reconnaissance mondiale. Peu, cependant, connaissent les œuvres des femmes qui, au cours de ces mêmes années et dans les décennies suivantes, ont marqué la littérature mexicaine. À peine quelques-unes ont été traduites en français autant parmi celles des premières générations que chez les jeunes auteures. Voici quelques pistes de découverte et de réflexion.
Au printemps 2005, recevant le Grand Prix littéraire international Metropolis Bleu, Carlos Fuentes soulignait la présence de plusieurs femmes parmi les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler la génération boomerang. Sous cette appellation sont regroupésles écrivains nés à la fin des années 1950 et dans les années 1960 qui, d’un point de vue idéologique et littéraire, ont adopté une position de rupture par rapport à leurs (trop) fameux prédécesseurs du boom latino-américain. Ce dernier vocable fait référence à des auteurs de renom – outre Fuentes, les Argentins Julio Cortázar et Manuel Puig, le Péruvien Mario Vargas Llosa, le Cubain Alejo Carpentier, le Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, le Colombien Gabriel García Márquez, par exemple – qui ont commencé à publier dans les années 1960, partageant une idéologie de gauche pour la plupart, et dont l’œuvre littéraire était fortement ancrée dans les éléments distinctifs de la vie et de la culture sud-américaines.

©Rogellio Cuéllar

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Mais, peu importe la génération littéraire à laquelle elles appartiennent, les écrivaines latino-américaines, et mexicaines en particulier puisque ce sont elles qui nous intéressent ici, restent encore méconnues. Si les lecteurs francophones peuvent facilement trouver en traduction des œuvres de Fuentes (1928-2012) et de Paz (1914-1998), ils devront faire un effort supplémentaire pour celles, pourtant couronnées de plusieurs prix littéraires, de ces pionnières que sont Elena Garro (1916-1998) – ex-épouse de Paz –, de Rosario Castellanos (1925-1974) ou encore d’Elena Poniatowska (1932-), une journaliste réputée qui a passé sa jeunesse en France. Quant à Margo Glantz (1930-), autre figure importante de cette génération, inutile de chercher : rien de son œuvre en français, même si elle possèdeun doctorat en littérature de la Sorbonne. Parmi les auteures nées dans les décennies suivantes, le choix est un petit peu plus vaste : plusieurs romans traduits de Vilma Fuentes (née en 1948) et de Carmen Boullosa (née en 1954) ont paru, notamment grâce à la maison d’édition québécoise Les Allusifs, et les deux best-sellers d’Ángeles Mastretta et ceux de Laura Esquivel de la même génération. On s’étonnera, par exemple, de ne pas retrouver de traductions françaises des romans, essais et recueils de poésie de Silvia Molina, de Brianda Domecq, de María Luisa Puga, de Bárbara Jacobs, toutes nées dans les années 1940 – la dernière ayant fait ses études collégiales à Montréal, de Cristina Rivera Garza, née en 1964, ou encore de Socorro Venegas, née en 1972. Seules, pour certaines d’entre elles, des traductions anglaises sont offertes de même que les versions originales, dans les librairies spécialisées, pour ceux et celles qui lisent en espagnol.
L’empreinte de l’Histoire
On peut déplorer cet état de fait pour plusieurs raisons. Entre autres, pour ce qui se dégage de profondément universel dans ces œuvres, qu’elles soient ou non très imprégnées de la réalité mexicaine contemporaine ou historique. On retrouve bien sûr plusieurs thématiques chez les Mexicaines – l’amour et ses complexités, les relations parents-enfants, la folie, la nostalgie, la critique sociale, etc. – mais une caractéristique se détache de plusieurs romans : le personnage principal, souvent une femme hors du commun, évolue dans un contexte précis et tumultueux de l’histoire du Mexique – les années entourant la révolution mexicaine, les premières décennies du XXe siècle, les événements de 1968 – quand il ne s’agit pas, purement et simplement, de personnages historiques qui deviennent les héros ou les héroïnes de l’œuvre narrative.
Ainsi, dans l’œuvre d’Elena Poniatowska, on retrouve : La vie de Jésusa (Hasta no verte, Jesús mío), basé sur une série d’entrevues avec une vieille paysanne, retraçant le parcours particulier d’une femme du peuple qui a combattu durant la révolution et exercé cinquante-six métiers dans la capitale, parle avec les morts et maîtrise tout de la magie et du mystérieux ; Cher Diego, Quiela t’embrasse (Querido Diego, te abraza Quiela) quifait entendre la voix d’Angelina Beloff, peintre russe exilée en France avec qui le grand muraliste Diego Rivera vivait pendant ses années parisiennes ; Tinísima (non traduit en français) qui relate la vie de la photographe mexicaine d’origine italienne Tina Modotti. Les romans de Rosario Castellanos, issue d’une famille de la classe moyenne du Chiapas, s’attardent sur la situation des Indiens et sur leurs relations conflictuelles avec les Blancs. Le Christ des ténèbres (Oficio de tinieblas) raconte le soulèvement des Indiens, à San Cristóbal de las Casas, en 1867, et la crucifixion d’un des leurs que les insurgés acclamèrent comme le Christ indigène – Ascención Tun (non traduit) de Silvia Molina traite du même sujet. Le recueil de nouvelles Ciudad real (non traduit) et le roman Balún Canán (publié chez Gallimard, en 1962, sous le titre Les étoiles d’herbe) complètent le cycle indigéniste de Castellanos.
Les deux romans traduits en français d’Ángeles Mastretta, La vie très ordinaire de la générale Ascensio (Arráncame la vida) et Mal d’amour (Mal de amores), suivent les cheminements de deux femmes de familles d’intellectuels dans un Puebla déchiré par les affres politiques, le désir de pouvoir et la corruption. Les années entourant la révolution mexicaine servent aussi de toile de fond au best-seller de Laura Esquivel, Chocolat amer (Como agua para chocolate), qui connut un succès international dans son adaptation cinématographique (Une saveur de passion),et au roman non traduit de Silvia Molina (La familia vino del norte) tandis que le développement sauvage d’Acapulco, dans les années 1950, sous-tend le King Lopitos (Rey Lopitos) de Vilma Fuentes.
La blessure de 1968
Quelques jours avant l’ouverture des Jeux olympiques de Mexico de 1968, les autorités, débordées de toutes parts par les manifestations qui perdurent depuis plusieurs semaines, décident d’étouffer le mouvement. Dans la nuit du 2 octobre, l’armée ouvre le feu sur une foule de 5000 personnes. Selon les données officielles, quelque 400 manifestants sont tués. Les étudiants sont traqués jusque dans les couloirs de l’université, les intellectuels, arrêtés. Des centaines de personnes sont retenues de longs mois en détention dans des conditions pitoyables et souvent menaçantes.
Cet épisode douloureux du Mexique contemporain a marqué profondément les esprits. Chez les femmes, outre Poniatowska et son récit non traduit La noche de Tlatelolco, Vilma Fuentes en a fait la trame de son roman La Castañeda, du nom d’un ancien asile d’aliénés de Mexico, où le personnage principal trouve refuge.
Pourquoi une telle prégnance de l’Histoire ? Dans une conférence donnée à Berlin en 1982, Poniatowska déclarait que « la littérature des femmes en Amérique latine fait partie de la voix des opprimés ». Ces opprimés, ce sont les Indiens (environ 20 % des Mexicains), les pauvres (de 30 à 40 millions des 100 millions d’habitants), les femmes artistes et non-conformistes qui font office de boucs émissaires (Tina Modotti a dû s’exiler, soupçonnée de tentative de coup d’État) et les femmes en général au sein d’une culture encore fortement marquée par les valeurs traditionnelles catholiques et patriarcales. On peut alors penser que les périodes révolutionnaires ou les guerres, avec les bouleversements sociaux qu’elles entraînent, offrent souvent aux femmes de nouvelles possibilités. D’opprimées qu’elles étaient, les héroïnes de ces romans, prenanr leur essor, se transforment en icônes mythiques qui réaffirment la nécessité, dans le Mexique contemporain, de changer les choses tant sur la scène publique que dans les sphères privées de cette société machiste. Dans un même ordre d’idées, peut-on avancer que la mise en scène romanesque du soulèvement indien au XIXe siècle et des rapports complexes entre Blancs, Indiens et Métis témoignait déjà, au moment de la parution des œuvres de Castellanos et de Molina, d’injustices sociales toujours réelles dont il fallait prendre conscience avant qu’elles n’explosent – ce qui s’est d’ailleurs passé avec le soulèvement zapatiste au Chiapas dès le début des années 1990 ?
Correspondances
Dans une autre perspective, on regrettera cette méconnaissance et le manque d’accès aux œuvres des Mexicaines pour ce qui les distingue ou les rapproche des ouvrages et des préoccupations des autres écrivaines nord-américaines – étatsuniennes, canadiennes et surtout québécoises. La problématique de l’Histoire est-elle aussi centrale chez les auteures québécoises ? La conscience des marginaux et des opprimés a-t-elle donné lieu à des œuvres fortement empreintes de ces réalités ? Et ces réalités – la question autochtone entre autres – sont-elles différentes plus au nord de l’Amérique ? Les nouvelles thématiques et explorations formelles qui apparaissent chez les auteures mexicaines des nouvelles générations font-elles écho à celles de leurs homologues du Québec ? Et qu’en est-il des poètes dont nous n’avons pas parlé dans ce bref article d’exploration ?
Autre interrogation : les écrivaines de toute l’Amérique du Nord partagent-elles, entre autres, un positionnement semblable sur le féminisme ou la fameuse question du genre ? Dans un article paru dans le quotidien national La Jornada du 6 janvier 2002, Vilma Fuentes affirmait, par exemple, que si l’écriture en soi n’a pas de sexe, « elle ne peut échapper à la marque de qui l’écrit et, encore moins, à la langue où elle prend ses racines ni aux origines de son auteur ». Brianda Domecq croit que la littérature écrite par des femmes forme un corpus distinct caractérisé par un contexte, une voix et une vision qui leur sont propres. Pour sa part, María Luisa Puga voit une évolution depuis une sorte d’enfermement dans des thèmes féministes jusqu’à une intégration plus complète au monde littéraire qui s’enrichit du point de vue des femmes sur la nature humaine et sur toute une gamme de sujets1.
Un plus vaste accès à des œuvres traduites des écrivains mexicains en général, et surtout des femmes, ne serait pas sans nous permettre de poser un nouveau regard sur la littérature qui s’écrit ailleurs en Amérique du Nord et, du même coup, sur la nôtre.
Huehuecoyotl, le dieu de la danse
1. Éléments tirés d’un article de Gabriella de Beer, « Escritoras mexicanas de hoy », paru dans la section « Sala de Lectura »du site de la revue Nexos.
EXTRAITS
C’est ainsi que malgré tout ce que tout le monde sait sur tout le monde dans un village, et bien qu’on s’épie sans cesse, personne ne savait grand-chose de Lopitos. Sauf qu’il avait grandi.
Comme Acapulco. Pourtant, malgré les prophéties du gringo, le nouvel Acapulco se développait moins vite que l’ancien. Quels que soient le nombre d’investisseurs et la quantité de capitaux qu’amenait doña Soledad Hinares en leur promettant des profits qu’aucun usurier n’aurait pu imaginer grâce à une spéculation inconcevable jusque-là ; quelles qu’aient été les insomnies et les veilles de Mendoza, penché sur ses plans d’architecte toutes les nuits, en sachant qu’il n’aurait pendant la journée pas une seconde entre ses discussions avec les ingénieurs, les jardiniers, les décorateurs, les maîtres d’œuvre, sans parler des tournées de supervision des travaux et, encore plus difficiles, les négociations avec la Chola pour obtenir l’argent, toujours insuffisant, alors que Jim, dans son délire, déclarait que le paradis n’avait pas de prix ; malgré les milliers d’ouvriers qui suaient sur les chantiers de l’aube au crépuscule, le vieil Acapulco, le misérable, qui n’avait ni capitaux, ni investisseurs, ni architectes, ni maçons, ni les élucubrations d’un gringo qui en prophétisait la construction, poussait comme de la mauvaise herbe, étendant ses tentacules souveraines, encerclant le nouvel Acapulco, au grand dam des promoteurs, des agences de voyages, des hommes politiques et même de Soledad Hinares de las Cumbres qui se voyait obligée de contempler, stupéfaite, le monstre qu’ils avaient créé.
Vilma Fuentes, King Lopitos, Les Allusifs, p. 67-68.
Chaussettes, culottes et maillots de corps multipliés par trois justifiaient le fait qu’Esther charge grand-mère d’un voyage spécial au centre pour acheter le linge. Elle partait dans la voiture avec moi, je ne sais plus qui conduisait (grand-mère n’ayant jamais appris à conduire), jusqu’au parking de Liverpool (celui qui a des bancs en bois sur le bord du couloir de sortie, laissant augurer l’attente interminable de la voiture) et de là, nous allions à pied au magasin habituel acheter les culottes et maillots de corps dans la rue d’Uruguay : coton blanc, petit nSud rose, bleu ou jaune pour identifier d’un coup d’œil à la maison à qui de nous trois cela appartenait.
Marcher jusqu’au magasin, ce n’était rien, grand-mère et moi étions des as de la marche, elle, ferme sur ses jambes avec sa petite-fille émerveillée qu’elle devait traîner dans les rues de la ville, et moi, courant de façon irrégulière. Si, par exemple, il fallait fuir le géant (l’homme aux échasses, Guama, je crois que c’est comme ça qu’il s’appelait, il avait les cheveux longs et des lunettes et il déambulait alors du côté de la résidence Insurgentes, où se trouvait le cabinet du docteur de ma grand-mère), je pressais le pas, mais si je voulais m’attarder à regarder quelque chose ou si j’insistais pour que grand-mère m’achète des petits beignets ou qu’elle m’en achète d’autres si elle m’en avait déjà acheté, de ceux que l’on préparait dans un des passages du centre-ville dont l’odeur huileuse et vanillée, je m’en souviens bien, imprégnait nos narines sur plusieurs rues, alors je ralentissais.
Carmen Boullosa, Avant, Les Allusifs, p. 49-50.
Œuvres d’écrivaines mexicaines en traduction française
Carmen Boullosa : Avant, traduction de Sabine Coudassot-Ramirez, Les Allusifs, 2002 ; Eux les vaches, nous les porcs, traduction de Claude Fell, Le Serpent à plumes, 2002 ; Duerme, Alphée, 2004.
Rosario Castellanos : Les étoiles d’herbe, traduction de J. F. Reille, Gallimard, 1962 ; Le Christ des ténèbres, traduction d’Annette et Jean-Claude Andro, Gallimard, 1994.
Laura Esquivel : Chocolat amer, traduction de Jacques Rémy-Zéphir, Robert Laffont, 1991 (tirage épuisé) ; Vif comme le désir, traduction de Frédéric-Eugène Illouz, L’Archipel, 2003.
Vilma Fuentes : La Castañeda, traduction d’Ugné Karvelis, La Différence, 1988 ; Gloria, traduction de Virginie Gatti et Maxime Gaffiero, La Différence, 1990 ; L’autobus de Mexico, traduction de Claude Bleton, Actes Sud, 1995 (tirage épuisé) ; King Lopitos, traduction d’Émile et Nicole Martel, Les Allusifs, 2001.
Elena Garro : La maîtresse d’Ixtepec, traduction de Claude Fell, Herne, 2003.
Ángeles Mastretta : La vie très ordinaire de la générale Ascencio, traduction de Michel Bibard, Gallimard, 1989 (tirage épuisé) ; Mal d’amour, traduction d’Annie Morvan, Belfond, 1998.
Elena Poniatowska : La vie de Jésusa, traduction de Michel Sarre, Gallimard, 1980 ; La fille du philosophe, traduction de Rauda Jamis, Actes Sud, 1989 ; Cher Diego, Quiela t’embrasse, traduction de Rauda Jamis, Actes Sud, 1993 (tirage épuisé).