En 1933, un certain Jorge Amado, qui vient d’atteindre ses 21 ans, s’embarque à bord du Comte de Baependi, un vapeur de la Lloyd. Le but de son périple : se rendre à Penedo, une ville microscopique de l’Alagoas, État côtier du Nordeste du Brésil, pour rencontrer un écrivain dont on parle déjà à Rio mais dont les premières œuvres, Caetés et São Bernardo, ne sont pas encore parues.
En fait, sa « célébrité » tient à un rapport, semble-t-il extraordinaire, qu’il a rédigé en démissionnant de son poste de maire de Palmeira dos Indios. Jorge Amado a quant à lui eu la chance de lire le manuscrit de Caetés, d’où son enthousiasme débordant1.
Curieuse entrée en littérature pour Graciliano Ramos, cet ex-commerçant et journaliste qui deviendra l’un des maîtres de la génération de 1930, celle qui succède au modernisme des années 20 et coïncide avec la fin de la vieille République (1889-1930). Moins « terroristes », les nouveaux venus élaborent un régionalisme social et néo-réaliste, de facture parfois expressionniste et fantastique, dont le roman nordestin, représenté par José Américo de Almeida, Rachel de Queiróz, José Lins de Rêgo et Graciliano Ramos lui-même, constitue l’exemplaire réalisation. Prétendant écrire en bahianais, une langue afro-latine, et non en portugais, Jorge Amado, plongé dans le même courant, racontera Bahia, ses rites, ses fêtes, ses femmes, son sucre et son cacao en mettant en place un exotisme critique loin d’avaliser, comme on le répète bêtement, les visions européenne et nord-américaine du Brésil. Inspiré par Gilberto Freyre, ce mouvement, qui indiquera sa voie à João Guimarães Rosa, privilégiera la culture orale, l’expérimentation verbale, le folklore (bien sûr ironisé), bref tous les outils ethnologiques permettant de retrouver une civilisation originale au sein de laquelle le nord du Brésil serait le véritable Brésil.
Parmi ces écrivains, Graciliano Ramos est sans aucun doute le plus réaliste, si on entend par « réalisme » une remise en cause acharnée, par des héros problématiques, de la vérité du monde objectif au sein duquel surgissent les conflits entre l’organisation sociale immanquablement totalitaire, et les monades humaines, immanquablement dominées. C’est pourquoi la désignation « régionaliste », attribuée à Graciliano Ramos et aux écrivains des années 30, doit être prise avec prudence. Il s’agit moins de laisser le texte s’ébaudir dans une nature de toute manière souvent dangereuse que de lutter contre toutes les bassesses morales qui forment l’horizon du politique et de la propriété.
La nécessité du combat impose une perspective sans illusion où l’homme, loin de se caractériser par sa prégnance existentielle, apparaît comme une sorte de récipient flasque dans lequel on peut verser toutes les ignominies. « Je ne supposais les hommes ni bons ni mauvais, je les jugeais passables, plus ou moins raisonnables, naturellement esclaves de leurs intérêts. Aucun doute : une raison réduite, variable selon les circonstances, et l’égoïsme naturel : dormir, manger, aimer, se reproduire ; un peu au-delà, estimer des toiles et des livres, inspirer du respect, ordonner. » Misanthropie, pessimisme d’un homme paranoïaque ? Lapalissade plutôt, que peu de philosophies de la liberté arrivent à réfuter et qui tranche avec notre soif de gloriole. Aucun doute : pour éclairer efficacement le syndrome tyrannie-servilité, une écriture dépouillée, ascétique et minimaliste s’impose. C’est cette scrupuleuse option humaniste (et non pas humanitaire) qui fait de l’écrivain un agitateur, d’autant mieux qu’il affiche ouvertement sa haine du patriotisme et du capitalisme, allant même jusqu’à écrire, dans un accès de rage : « L’idée ne me répugnait pas de fusiller un propriétaire parce qu’il est propriétaire. » Le dénuement est ici la loi absolue de l’existence et l’observation stricte des faits passe inévitablement par le rêve d’un langage authentique nettoyé de ses scories démagogiques.
L’agitateur de l’Alagoas
Est-ce à cause des romans Caetés et São Bernardo que Graciliano Ramos est brièvement incarcéré de mars 1936 à janvier 1937 sans avoir droit à un procès ? Difficile de l’affirmer de manière péremptoire même s’il est évident que l’œuvre en gestation, sans porter explicitement de charge politique, représente aux yeux de la dictature de l’Estado Novo un danger potentiel. C’est en effet à ce moment que Getúlio Vargas institue une Commission nationale de répression du communisme après l’échec, en novembre 1935, de la Révolte de Natal, fomentée par le PC brésilien et l’Alliance nationale de libération (ANL), et l’écrasement, à la fin de novembre, du soulèvement à Rio du 3e régiment de Praia Vermelha et de l’École d’aviation militaire de Campo dos Alfonsos.
Si l’écriture de Graciliano Ramos ne transmet pas de « message » révolutionnaire, elle propose, au lieu d’une analyse en bonne et due forme de la concentration des pouvoirs, une topologie de ses effets collatéraux, le président apparaissant alors comme une marionnette dont les fils sont tirés par les généraux qui assurent l’ordre du discours2. Toujours plus perspicace que se plaisent à le prétendre les petits intellectuels bégueules, la censure estime immédiatement la portée de l’attaque ; dans Caetés (nom qui désigne les cannibales de la société bourgeoise) et dans Angoisse (1936), l’auteur met en scène de minables fonctionnaires provinciaux contre les politiciens flagorneurs. Dans São Bernardo (1934), Paulo Honório, riche propriétaire terrien machiste, raconte, dans un récit à la première personne, comment il prend conscience, à travers le suicide de sa femme Madalena, de l’étendue de son égoïsme, de sa cupidité et de sa brutalité, révélant en fait les vertus pratiquées à large échelle dans nos sociétés.
En 1938, Graciliano Ramos publie ce que d’aucuns considèrent comme son chef d’œuvre : Sécheresse. Il vient de sortir de prison, il n’a pas cinquante ans et on l’appelle déjà « le vieux ». Utilisant cette fois le récit à la troisième personne, il raconte, dans ce roman en treize chapitres, l’errance d’une famille de sertanejos cherchant à échapper à l’aridité physique et morale du sertão, région rude et sauvage de l’intérieur, peu peuplée et dont les terres sont difficilement cultivables. La chienne de la famille, Baleia (baleine, en portugais…), métaphore de leur vie sans issue, doit être sacrifiée par Fabiano, un être veule qui devient lui-même un chien inutile. Il y a dans ce texte ce que Barthes aurait appelé une « fatalité du signe littéraire3 », fatalité qui oblige à une écriture blanche, acérée comme les griffes scandalisées d’un vautour qui fondrait sur une indécente proie squelettique. Faute de chienne, c’est maintenant le perroquet, métaphore de l’indicible, que l’on fourre dans la gamelle. Après avoir installé les siens dans la maison d’une fazenda, Fabiano revit dans un flashback son arrestation par un soldat qui l’a obligé à jouer tout son argent. Ne sachant comment affronter l’arbitraire, il ne voit qu’une seule avenue : la résignation. Pourtant, l’incompréhension le trouble et attise en lui d’indistinctes velléités de rébellion qu’il ne réalisera jamais, trop désarmé devant le mystère du déracinement.
L’enfer traversé par ces marginaux est déjà en grande partie celui des Mémoires de prison (1954). L’art de Graciliano Ramos ne consiste pas à articuler un discours qui dénoncerait les injustices mais à décrire, au sens fort du terme. Plutôt que de dire, il s’agit de donner à voir de telle sorte que le lecteur sente la putréfaction dans l’énergie vibrante du live show des « vies sèches ». Dans Infância (Enfance, 1945) et dans Insônia (Insomnie, 1947), l’autobiographie ouvrira les valves d’une angoisse radicale permettant de mesurer les limites entre le corps de l’homme et celui de la nature. De là à affirmer, comme on a pu le faire en la comparant très cavalièrement à celle de Giono, que cette œuvre « s’identifie de façon mimétique à l’austérité de la terre et de l’ethos nordestin4 », il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas parce que cela reviendrait à ramener sa dimension cosmogonique (qu’on retrouvera par exemple chez João Guimarães Rosa et Osman Lins) à une série de reflets plus ou moins ternes de la terre et des comportements. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Silviano Santiago, dans son roman Em liberdade (Paz e terra, Rio de Janeiro, 1981), reprend le journal de Graciliano Ramos, élaborant une réflexion sur le simulacre par laquelle se trouvent détruites les correspondances romantiques entre le moi et la matière.
La sagesse de Sisyphe
Privilégiant d’habitude les textes courts, Graciliano Ramos nous offre, avec ses Mémoires de prison, publiées à titre posthume en 1954, c’est-à-dire un an après sa mort, un ouvrage considérable et inachevé de près de 700 pages, divisé en quatre volumes. La concision reste toutefois plus que jamais la règle absolue puisque les 126 chapitres n’excèdent jamais dix pages. Sa santé étant lourdement compromise, l’auteur n’aura malheureusement jamais le temps et la force d’écrire le dernier chapitre qu’il pensait consacrer aux sensations de liberté et d’étrangeté ressenties à la sortie de prison.
Le titre du livre peut cependant prêter à deux fâcheux malentendus qu’il convient de dissiper. S’il fait immanquablement penser aux célèbres 32 Cahiers de prison rédigés par Gramsci entre 1929 et 1932, ses axes de réflexion sont tout à fait différents. Alors que l’Italien, dans ses 3 000 pages de notes, cherche à comprendre le marxisme comme philosophie de la praxis dans l’historicité du monde ‘ ce qui le conduit à une réflexion sur la stratégie révolutionnaire ‘, Graciliano Ramos entreprend une lutte contre l’absurde qui s’immisce dans tous les recoins de la vie socio-politique parce qu’il se cache au cœur même de la langue, de la grammaire, de la syntaxe, d’où sa hantise de tous les euphémismes et de toutes les périphrases voilant la réalité. Un sourd est un sourd tout comme un chat est un chat. Dira-t-on de Miaou qu’il est un mammifère aux oreilles triangulaires ? Est-ce par délicatesse ou par hypocrisie qu’on parle de pépère comme d’un malentendant ? Graciliano Ramos, lui, va droit à l’essentiel et ne cherche pas à garder l’âme d’un enfant puisque la mort, la violence et la souffrance sont partout. C’est la leçon de Gaúcho, un valeureux compère de la Colonie : « Les hommes se divisent en deux classes : les affranchis et les caves ; les affranchis sont nés pour arnaquer les caves. » Morale de l’histoire, troublante : il vaut mieux être du côté des arnaqueurs et, contrairement au vulgaire Petit Prince, accepter de grandir.
S’apitoyer ne sert donc à rien, sublimer ne suffit pas. L’écrivain ne vise ni à construire une éthique, ni à infléchir le cours du monde, ni à guérir, ni à sauver. C’est qu’il n’est ni un philosophe, ni un politicien, ni un médecin, ni un prêtre et surtout pas un financier. Il constate, tout simplement. Sa sagesse est narrative, fictionnelle. Il peut certes arriver que le monde des mots précipite une méditation sur la société brésilienne, mais ce n’est pour ainsi dire que par hasard, parce que l’écrivain semble partager (« semble » seulement…) la langue d’un groupe social déterminé. D’où vient alors la négativité systématique de ses affects ? De l’intérieur ou de l’extérieur ? Car enfin, il est bien loin de faire avec Kierkegaard de l’angoisse un signe du désespoir ou avec le petit Hans une peur de la castration. Mystique ou névrosé ? Ni l’un ni l’autre. Son angoisse est celle du genre humain, la prison le lieu d’actualisation de cette incontournable vérité.
C’est ainsi que Graciliano Ramos accorde en fait (c’est le second quiproquo à éviter) peu ou prou d’importance au terme mémoires dans la mesure où la mémoire, durant l’inepte captivité, a été définitivement sabotée. Le mot essentiel est ici prison puisque c’est d’abord et avant tout la déstructuration mentale et physique produite par l’enfermement qu’il explore. En outre, la seule idée de rédiger des mémoires lui paraîtrait sans doute, comme à Jorge Amado (à qui revient l’insigne honneur d’être lu par les prisonniers), l’expression d’une vanité honteuse qu’affiche à ses yeux Trotski dans son autobiographie : « Je ne suis pas homme à posséder des idéaux, écrit Ramos, je déteste les boursouflures ». Au début des Navigations de cabotage déjà citées, Jorge Amado, l’homme de la vie et du peuple bahianais, montre que la grandeur n’a de pertinence que dans l’horizon de l’humilité. Il n’y a que des imbéciles pour manigancer à seule fin que soit gravé leur nom sur des plaques officielles et inutiles. De passage à Moscou en janvier 1952, Amado discute avec Ilya Ehrenbourg qui lui confie : « Jorge, nous sommes des écrivains qui jamais ne pourront écrire leurs Mémoires, nous en savons trop5. » Amado remarque simplement que l’auteur de Dégel publiera sept tomes de mémoires !
Graciliano Ramos n’en sait pas trop ; au contraire, il a presque tout oublié. Dans ces conditions, toute présomption, toute fatuité le glacent d’indignation, car sont en jeu, dans des livres comme celui qu’il fabrique minutieusement, les questions déontologiques de la confidentialité, du respect, de la révélation et de la discrétion. Il sait toutefois une chose : on ne se protège contre la répression qu’en démaquillant les faits, les choses et les individus. « La prison, dit-il avec gravité, n’est pas un jouet littéraire. » Seul le narrateur devra parfois rester dans l’ombre pour donner voix à ceux qui peuvent parler, exprimer la paradoxale vérité autobiographique. « Qu’y avait-il dans mes livres ? Des mensonges. » Comment énoncer plus clairement ce que l’on ne conçoit qu’à peine quand le simple fait de dire je enchaîne la liberté au vraisemblable ?
The tree grows
La naïveté avec laquelle Graciliano Ramos, candide, s’engage dans le monde carcéral a de quoi surprendre. Il y voit, confie-t-il un peu gauchement, un « principe de liberté ». Les quatre murs ne sont pas, comme pour Sade et Genet, des instruments de pulsion, mais simplement la promesse d’un calme qui permettra au jeune auteur de corriger Angoisse. La tranquillité a ses limites qu’ignorent souvent les lords anglais. En fait, le détenu va bien sûr passer par les cercles de l’enfer et éprouver quelques difficultés à revoir comme il le souhaiterait ses épreuves. La caserne d’officiers où il est d’abord incarcéré a d’ailleurs favorisé ses illusions.
C’est lorsqu’il est transféré à bord du Manaus vers Rio de Janeiro qu’il commence à plonger dans la mare aux folies et que le lecteur décèle son côté conservateur, voire réactionnaire. La cale du rafiot lui permet de mettre un pied dans la fosse, un sol jonché d’immondices, de pisse, de merde et de vomissure. Il apprend que, dans certaines conditions exceptionnelles, les individus des classes supérieures peuvent subir quelques sévices. Lui qui aime les choses bien ordonnées, les classes bien divisées, va voir des chevaliers d’industrie et des fonctionnaires respectables bénéficier des mêmes traitements que les esclaves et les escrocs. Tous égaux dans la fiente !, telle est la devise de ce corral flottant où l’on bétaillise les êtres.
L’expérience du Manaus permet également à Ramos d’afficher sa pruderie de petit bourgeois. Impossible pour lui d’accepter de se déshabiller devant des femmes inconnues et la seule vue d’un Noir nu se grattant les couilles lui paraît outrageuse, indécente. Il lui faudra aller jusqu’au camp d’internement de Dois Rios pour surmonter son dégoût alors qu’un prisonnier quelque peu farceur lui murmurera, afin de pouvoir s’emparer de sa ration, que la farine de manioc et les haricots noirs, infestés d’excréments de rats, sont mêlés à du sperme. Il apprendra également — lui qui se décrit comme ignorant, épais, campagnard, vulgaire et barbare — que ceux qui enfreignent la loi tribale de la prison peuvent être tués ou enculés. Comment pouvait-il donc l’ignorer ? Le plus étonnant est le ton employé. Ayant tracé le verbe enculer, il commente : « Il est abominable d’écrire ces mots, de blesser des pudeurs visuelles, mais je ne trouve pas le moyen de transmettre avec décence le récit. » Et il poursuit, révélant par là son préjugé sur la sodomie : « Et dans un coin, assiégé de multiples demandes, le patient servit de femme à trente reprises. » Toute la question est alors de savoir ce que Ramos entend par « décence ». Car enfin, en quoi le fait pour un homme d’être sodomisé le transforme-t-il automatiquement en femme ? Et si c’est bien le cas, quel est l’inconvénient ? On comprend que le tatouage d’un phallus sur la cuisse d’un prisonnier le mette dans tous ses états.
Le fait est que la décence dont il est ici question n’est pourtant pas celle, sournoise et bigote, qui nous fait pester contre la pornographie alors que nous jouissons du génocide rwandais en nous lavant les mains avec du savon fabriqué à Wall Street. Il s’agit d’une bienséance qui implique la modestie et une réserve de tous les instants face à l’extravagance, réserve sensible dans l’écriture même de ce narrateur se trouvant, comme Macunaïma et Ulrich, « dans un groupe vacillant et sans caractère », écriture refusant l’incorrection linguistique et portant au plus haut point l’exigence : « […] l’obligation d’écrire m’avait conduit à exprimer avec attention les phrases avant de les lâcher. » L’extravagance consiste en une destruction de l’enchaînement logique, destruction responsable de la déshumanisation et de la perte de la citoyenneté (au camp, Ramos reçoit comme une grâce le numéro 35.35), lesquelles aboutissent à une relativisation de l’individu qui passe non par un renversement du droit, mais par une annihilation du libre arbitre et une délégitimation sauvage du droit du droit.
L’extravagance est ainsi l’une des chevilles du fonctionnement carcéral tel que le connaît Ramos à la prison d’Ilha Grande. Les exemples sont légion. Au moment où il quitte la caserne, son premier toit en captivité, le capitaine Lobo (en portugais, loup), qui vient l’accuser tous les jours, lui propose un prêt à ne rembourser qu’à sa libération ! Cette offre déjoue évidemment la vraisemblance qui fonde les hiérarchies formant le tissu social. Comment un homme sain d’esprit, se demande le prisonnier, peut-il aller contre ses intérêts et ceux de la classe à laquelle il appartient ? Imagine-t-on sans rire un individu X, fort de son bon jugement, aider sans intérêt un individu Y ? L’extravagance est la folie de la pensée lorsqu’elle conçoit que toute relation avec l’autre ouvre le lieu de l’exploitation qui distingue ontogénétiquement l’homme.
Quoi de plus normal donc que l’inspecteur Tavares, lorsqu’il vient arrêter le prévenu pour le conduire à Recife, lui demande élégamment de défrayer le coût du voyage. C’est ce qu’on appelle « l’assistance policière »… Dans le Manaus, les prisonniers en viennent à se laisser aller à chanter et danser une samba, les bourgeois voyageant sur le pont encourageant cette étrangeté qui affirme la ségrégation. Le superbe capitaine Mata, compagnon de cellule du narrateur, s’applique quant à lui à repasser ses guenilles terreuses. On ne sait jamais… Que tel prisonnier se prenne pour un coq et tel autre pour un paon n’a rien pour surprendre. Que Valdemar Birinyi, un Hongrois qui prétend avoir été officier de Bela Kun, posséder des propriétés en Angleterre et la troisième plus belle collection de timbres au monde se couche par terre à plat ventre entre deux parties d’échec pour imiter la coquerelle, qui s’en formaliserait à partir du moment où le curé de Mangaratiba peut prêcher cette phrase extraordinaire : « Ce serait un crime extraordinaire que de ne pas aimer Dieu ici… » ? Est-il alors si extravagant le grand Lacerda qui enseigne l’anglais avec la prononciation de Cambridge et, après avoir écrit sur les murs de sa cellule « The tree grows », s’accroche à ses barreaux et hurle à tue-tête ?
De la valeur des investissements
Lutter contre l’extravagance, la transformation de l’homme en bête, contre l’écrasement de la personnalité, oblige à affiner ses jugements existentiels et attributifs, c’est-à-dire à développer le sens de la relativité morale. On surprend un jour le blanchisseur de la prison habillé en femme et occupé à remuer ses fesses comme un beau rôti. Jugement existentiel : la Grosse Marie est une femme, c’est elle-même qui le dit : « Tu ne sais pas que je ne suis pas un homme ? » Jugement attributif : elle adore manier les sous-vêtements et les mouchoirs, elle a le droit de pleurer et ses doigts ne sont pas répugnants. Maintenir coûte que coûte les jugements actifs, voilà l’unique manière de ne pas sombrer dans l’anorexie, la catatonie et l’anaphrodisie. Les idées et les corps, pour morcelés et fragmentés qu’ils soient, doivent rester branchés à la machine désirante.
À la mobilité permanente des prisonniers, laquelle consiste à défaire constamment les groupes en transférant les prisonniers d’un centre de détention à un autre afin d’empêcher toute logique de relation de prendre forme, il faut opposer une mobilité fractale. Loin d’éliminer les doutes et de combler les lacunes, celle-ci déploie une syntaxe transformant le phénoménal en réalité, en corps. S’interrogeant sur les motifs étranges qui lui font malgré tout apprécier le capitaine Lobo, Ramos écrit : « Le désir de dépasser les apparences, de découvrir au sein des individus quelque chose d’imperceptible au sens commun. » S’abîmer sous la peau pour en apprécier la surface, croire en l’individu, en son intrinsèque singularité, même dans les moments où il est prêt à se noyer dans la boue. Si l’interprétation du monde ne peut éviter le délire, qu’elle le fasse fructifier jusqu’au point où il écarte le mal de la généralisation, ce mal qui revient à endosser des idées préconçues démenties par l’observation. Peut-être la prison – celle de Ramos ou une autre, plus largement sociale – est-elle le prix à payer pour apprécier différemment les faits : « Il faut que l’homme, écrit Musil, se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité… En vérité, c’est à peine si l’on peut mesurer la portée de cette idée !6 » L’asile et la prison ne sont pas que des lieux où s’articule la coercition ; ils sont également, et surtout, des espaces où les hallucinations motrices et verbales remettent en jeu l’imagination. Paradoxalement, Ramos nous permet de renouer avec notre activité individuelle et de ne plus attribuer notre action à une entité étrangère à nous. Il nous oblige à penser la responsabilité.
1. On trouvera le récit de ce voyage dans Navigations de cabotage, trad. française d’Alice Raillard, Gallimard, Paris, 1996, p. 38. Dans ses Mémoires de prison (trad. française d’Antoine Sell et Jorge Coli, Gallimard, Paris, 1988, p. 221), Graciliano Ramos raconte de son côté une version différente. Jorge Amado ne lui aurait rendu visite qu’en 1935 et se serait même emparé de certains papiers pour les remettre à l’éditeur Schmidt. Toutes les citations du texte sont tirées de Mémoires de prison.
2. Sans aucunement me porter ici à la défense de Getúlio Vargas, j’aimerais quand même souligner qu’il y a chez lui une réelle pensée de l’État qui mérite aujourd’hui d’être réévaluée (même si la pensée ne fait pas l’action). Le 3 octobre 1930, il note par exemple : « Ma chance ne m’intéresse pas mais plutôt la responsabilité d’un acte qui décide du destin de la collectivité. Mais celle-ci voudrait la lutte, en tout cas ses éléments les plus sains, vigoureux et actifs. N’aurai-je pas ensuite une grande déception ? Comment un gouvernement dont la fonction est de maintenir l’ordre devient-il révolutionnaire ? Et si nous perdions ? Je serai ensuite tenu pour le responsable, par dépit, par ambition, qui sait ? Je sens que seul le sacrifice de la vie pourra racheter l’erreur d’un échec. » (Diário, vol. I, 1930-1936, par Fundação Getúlio Vargas, Siciliano, São Paulo, 1995, p. 4-5. Je traduis.) Étonnante prémonition pour celui qui se suicidera en août 1954 alors qu’il constatera que son pays s’enfonce dans le désespoir.
3. « L’utopie du langage », dans Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, par Roland Barthes, « Points », Seuil, Paris, 1953 et 1972, p. 62.
4. Le roman brésilien, Une littérature anthropophage au XXe siècle, par Mario Carelli et Walnice Nogueira Galvão, PUF, Paris, 1995, p. 96. Cet ouvrage d’introduction, souvent abusivement simplificateur, est l’un des seuls disponibles en français. Le lecteur pourra donc y avoir recours, mais avec précaution.
5. Navigations de cabotage, p. 17.
6. L’homme sans qualités, tome 1, par Robert Musil, trad. par Philippe Jacottet, « Points », Seuil, Paris, 1956, p. 23.
Ouvrages de Graciliano Ramos traduits en français :
Sécheresse, trad. par Marie-Claude Roussel, Gallimard, Paris, 1964 ; São Bernardo, trad. par Geneviève Leibrich, Gallimard, Paris, 1986 ; Mémoires de prison, par Antoine Sell et Jorge Coli, Gallimard, Paris, 1988 ; Angoisse, trad. par Geneviève Leibrich, Gallimard, Paris, 1992.