Le premier roman de la période contemporaine de la littérature acadienne a été publié en 1958 ; il s’agit de Pointe-aux-Coques d’Antonine Maillet. Les années qui ont suivi ont vu la publication de deux autres romans de la même auteure qui n’ont pas fait grand bruit. Au cours de la même période, Ronald Després publie Le scalpel ininterrompu, roman quasi révolutionnaire pour son époque et qui mérite d’être relu aujourd’hui, mais qui n’a pas fait davantage parler de lui au moment de sa publication. Il faudra attendre les lendemains de La Sagouine au début des années 1970 pour que les romans d’Antonine Maillet commencent à susciter de l’intérêt.
C’est donc dire que les deux dernières décennies représentent peu ou prou la moitié de la période d’évolution du roman acadien moderne. Que s’est-il passé au cours de cette période significative du développement de la littérature acadienne ? Les romanciers établis ont-ils changé d’orientation ? A-t-on assisté à l’émergence de nouveaux romanciers marquants ? De nouvelles tendances sont-elles apparues dans le type de roman publié ? Le roman reste-t-il toujours en déficit par rapport à la poésie ?
Antonine Maillet
À tout seigneur tout honneur et il faut commencer par parler d’Antonine Maillet qui reste la figure de proue du roman acadien. Depuis 1990, c’est encore elle qui a publié le plus de romans, mais même avec ses huit titres, on ne peut pas dire qu’elle ait donné une orientation nouvelle à son œuvre. Certains inconditionnels d’Antonine Maillet diraient qu’avec Madame Perfecta, l’histoire de sa femme de ménage espagnole qui nous transporte dans les rues de Montréal et dans l’Espagne franquiste, c’est un changement complet de décor par rapport à la saga acadienne. Soit, mais son héroïne est construite en tous points comme les personnages acadiens et elle a surtout, comme dans presque tous les romans antérieurs, un secret que la narratrice doit lui extirper au prix d’une attente mille fois retardée. Quant aux Chroniques d’une sorcière de vent,Le temps me dure et Pierre Bleu, ils s’inscrivent dans la représentation de l’Acadie déjà bien dessinée dans les romans précédents. Deux romans méritent toutefois d’être distingués dans la production de Maillet au cours des derniers vingt ans : Les confessions de Jeanne de Valois et Le chemin Saint-Jacques. Le premier raconte la fondation d’une congrégation de religieuses en Acadie, sujet qui en lui-même ne fait pas saliver, mais, contrairement aux autres romans de Maillet où la narratrice chausse les bottes de sept lieues pour rattraper cent ans de retard, la narratrice de celui-ci doute constamment de son récit, remet en cause sa propre énonciation, ce qui donne au roman un accent de vérité jamais atteint auparavant. Le deuxième présente des qualités similaires dans le retour sur l’enfance et la naissance de la vocation d’écrivain de l’auteure où l’expression du manque donne au récit une tonalité contemporaine, malheureusement vite recouverte par l’exagération épique.
Ces deux romans laissent néanmoins entrevoir une autre Antonine Maillet, à la hauteur de la grande écrivaine qu’elle est assurément, une Antonine Maillet plus introspective, plus modeste, plus réflexive. Ce retour sur l’œuvre, sinon sur soi, le dernier livre publié, Le mystérieux voyage de Rien, en est la tentative. Antonine Maillet a donné à la littérature acadienne son rayonnement international ; c’est déjà beaucoup et plus que tout autre écrivain acadien.
France Daigle
Jusqu’en 1990, France Daigle était une romancière pour les privilégiés capables d’apprécier les ellipses de romans formalistes et minces comme des recueils de poésie. À partir de La vraie vie et de 1953, Chronique d’une naissance annoncée, ses romans se sont étoffés et ont fait une plus large place à leur aspect référentiel, c’est-à-dire à l’Acadie. Pas pire marque même l’entrée du chiac, ce mélange de français et d’anglais typique de la langue parlée de la région de Moncton, dans sa prose romanesque. Avec la disparition des éditions d’Acadie en 2000, la romancière est désormais publiée par Boréal. Son public s’en trouve élargi ; ses romans ont davantage d’échos au Québec. C’est donc véritablement un second souffle qu’a connu la carrière de France Daigle, notamment avec l’entrée en scène du couple acadien Terry et Carmen, à partir de Pas pire. Dans son dernier roman, Petites difficultés d’existence, ils sont accompagnés de toute leur bande et discutent de l’art et du chiac, voire de la possibilité de faire de l’art en chiac ! France Daigle sait traiter de sujets complexes avec subtilité, humour et une bonne dose d’autodérision, ce qui fait toute la saveur de son dernier roman. Elle sait aussi composer un récit obéissant à des déterminations multidimensionnelles : l’hyperréalisme de son dernier roman n’empêche pas qu’il repose aussi sur des contraintes formelles purement aléatoires, ce qui a le mérite de nous rappeler la toute-puissance de la littérature et du romancier. C’est pourquoi elle a désormais un lectorat fidèle qui attend avec impatience son prochain roman qui donnera incessamment suite aux histoires de la bande de Terry et Carmen. Avec quelques autres, France Daigle sauve actuellement la littérature acadienne de deux écueils qui la menacent : une vision de l’Acadie centrée sur le passé et le folklore et une audience limitée aux lecteurs de poésie, de moins en moins nombreux.
Jean Babineau
L’émergence du romancier Jean Babineau est aussi un fait marquant de la littérature acadienne des dernières décennies. C’est à lui que revient le mérite, douteux ajouteront certains, d’avoir introduit le chiac dans le roman moderne avec Bloupe en 1993, alors qu’en poésie la chose était acquise depuis Acadie Rock de Guy Arsenault dès 1973. On a vu que France Daigle avait suivi le mouvement avec Pas pire en 1998, mais de manière beaucoup plus mesurée et nuancée. Preuve que le chiac attire les romanciers, deux professeures de français, Simone Rainville avec Madeleine ou la rivière au printemps et Évelyne Foëx avec Quelques saisons avec elles, l’intègrent aussi à leur roman, certes de manière très circonscrite. Ce qui distingue les romans de Jean Babineau par rapport à la langue, c’est que le chiac n’y est pas seulement la langue des personnages mais aussi celle du narrateur. Le chiac occupe une part plus importante du texte, qui présente aussi l’alternance de codes entre le français et l’anglais. La transgression de la « pureté » linguistique associée à la littérature y est donc très forte et atteint dans certains épisodes la dénaturation même du langage. Cette atmosphère générale de rupture avec les conventions de la langue, du roman et du sens pose évidemment des problèmes de réception et certains lecteurs, même en Acadie, avec ou sans parti pris idéologique, se déclarent incompétents à lire la prose de Babineau. Le chiac reste une question très sensible dans le domaine de la création et dans la société en général en Acadie, controverse que n’a pas atténuée, au contraire, le succès phénoménal du dessin animé Acadieman de Dano LeBlanc, entièrement en chiac. Au-delà des questions de langue, dans Bloupe, Gîte et Vortex, Jean Babineau se révèle un très fin observateur qui sait adopter d’emblée la position typique du romancier, toujours en décalage par rapport à la vision qu’il rapporte, qui nous oblige à renouveler notre regard sur le monde. Dans les trois romans qu’il a publiés entre 1993 et 2003, il a su mettre en lumière la schizophrénie linguistique qui caractérise les habitants des univers diglossiques et ainsi rejoindre une préoccupation majeure de la communauté dont il fait partie. La régularité avec laquelle il publie, puisque un quatrième roman est presque terminé, incite à suivre avec intérêt son œuvre, puisqu’ici comme ailleurs, mais on le remarque plus ici car l’Acadie a besoin de tous ses écrivains, certains de ceux-ci sont comme des étoiles filantes, qui produisent un ou deux textes prometteurs, puis disparaissent pendant des années.
Jacques Savoie
Le romancier Jacques Savoie a un statut ambigu auprès de la critique littéraire en Acadie. Doit-on le considérer comme un écrivain acadien puisqu’il est établi à Montréal depuis Les portes tournantes, qu’il publie évidemment chez un éditeur québécois et que, contrairement à Antonine Maillet, ses romans ne parlent de l’Acadie que de manière tangente, comme un retour du refoulé ? D’un autre côté, pourquoi ne pas le revendiquer puisque l’Acadie manque de romanciers ? La réception de son œuvre est aussi ambiguë à un autre titre : depuis la trilogie Le cirque bleu, Les ruelles de Caresso et Un train de glace, il ne semble pas convoiter l’appartenance à cette littérature dont on parle dans les revues littéraires et qu’on enseigne à l’université, mais viser plutôt un public plus large, sensiblement le même auquel il s’adresse avec beaucoup de succès dans ses séries télévisées. Dans son dernier roman, Les soupes célestes, qui ne manque certes pas d’intérêt, il fait une large place aux bons sentiments, dont on sait ce que Gide pensait par rapport à la littérature, et il ne peut s’empêcher de donner une fin heureuse, malgré la noirceur de notre époque, à une histoire néanmoins fort bien ficelée et racontée dans une écriture qui ne manque pas de finesse. Des études sérieuses ont montré que l’œuvre de Jacques Savoie illustre bien les tensions entre les institutions littéraires acadienne et québécoise, ce qui est déjà un motif pour s’y intéresser, mais elle fait aussi la preuve qu’elle possède tous les moyens de la grande littérature, qu’elle dédaigne pourtant, au profit d’une aspiration au bonheur.
Claude Le Bouthillier
On ne peut faire le tour du roman acadien récent sans parler de Claude Le Bouthillier qui a publié cinq romans au cours des vingt dernières années. Ce romancier jouit du prestige d’être publié depuis longtemps par un important éditeur québécois, d’avoir remporté quelques prix littéraires et d’avoir été reçu jadis à une émission radiophonique de Denise Bombardier. Le roman Les marées du Grand Dérangement qui termine la grande fresque sur la déportation des Acadiens a le mérite de s’appuyer sur une importante documentation historique et la grandeur du sujet a pour effet d’y sauver un peu la mise. On ne peut cependant en dire autant des romans qui ont suivi où l’auteur semble avoir adopté pour devise que trop n’est jamais assez. Ces romans s’autodétruisent sous le poids de leur propre caricature que le romancier a inconsciemment incorporée au récit et véhiculent une vision à la fois manichéenne et idéalisée de l’Acadie qu’on croyait bien morte avec la disparition du dernier curé-écrivain pratiquant le messianisme littéraire.
Et les autres
Au cours des dernières 20 années, il s’est publié plus de 70 romans en Acadie, en excluant toute la littérature jeunesse, toute la littérature populaire à laquelle les éditions de la Francophonie et les éditions de La Grande Marée font une bonne place, tous les récits de « mon-enfance-au-village-dans-le-bon-vieux-temps » auxquels le jury du prix France-Acadie accorde à l’occasion plus d’importance qu’à certains des romans dont il est question dans ce texte. Il sera donc impossible de faire la place qu’ils mériteraient à bien des romans, notamment à la trilogie de Louis Haché, La Tracadienne, Le desservant de Charnissey et La maîtresse d’école, bel exemple de roman historique à saveur populaire écrit avec rigueur et finesse ; aux deux beaux romans d’Hélène Harbec, L’orgueilleuse et Les voiliers blancs, où l’on retrouve la profondeur et l’émotion de sa poésie ; au roman qu’on a dit raté du regretté Gérald Leblanc, Moncton mantra, et dont il reconnaissait les lacunes, mais qui constitue néanmoins un portrait pittoresque d’une époque ; au premier roman très attachant de Camilien Roy, La première pluie, dont il n’a pas su reproduire le ton dans le deuxième ; aux deux romans de Gracia Couturier, L’antichambre et Je regardais Rebecca, aux complications parfois excessives, mais qui révèlent néanmoins de véritables qualités de romancière ; aux deux récits de voyage romancés de Charles Pelletier, Oasis, Itinéraire de Delhi à Bombay et Étoile filante, à l’écriture sobre et efficace, etc. Il faut aussi signaler, en marge du roman, deux recueils de récits d’écrivains majeurs qui valent éminemment le détour : les récits de voyage de Serge Patrice Thibodeau, Lieux cachés, et les récits de la genèse de sa vocation artistique rassemblés sous le titre de Brunante par Herménégilde Chiasson.
Ce rapide survol a permis de constater la persistance de notre première romancière, l’éclosion de France Daigle et l’émergence de Jean Babineau. Le chiac y est apparu comme un phénomène nouveau, dont le parcours est en évolution vers on ne sait quel aboutissement. Le développement phénoménal de la littérature populaire et en particulier des récits de vie est aussi un phénomène marquant des dernières années qui existe en marge du roman. Plutôt que de faire un bilan optimiste ou pessimiste qui ne ferait que révéler des humeurs, on se contentera de constater que la poésie reste le genre le plus pratiqué en Acadie et que c’est peut-être le signe que cette littérature peine à traverser ses frontières et qu’elle n’a pas encore atteint au statut d’une littérature pleine et entière, qui s’attache généralement aux œuvres de quelques grands romanciers.
BIBLIOGRAPHIE
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