« AS-TU DÉJÀ LU ASIMOV ? »
Combien de fois, pendant mon enfance, ai-je entendu mon grand-père formuler cette question ? À combien de reprises ai-je eu droit à « Asimov dit ceci… », « Asimov dit cela… » ? Si souvent que j’en suis venue à considérer l’auteur de science-fiction comme le petit frère que les parents obligent leur aîné à traîner avec lui quand il sort avec ses amis ou comme le premier de classe qui, parce qu’il a réponse à tout, devient le favori de l’enseignant et la cible des piques de ses collègues. Avant même de lire ses oeuvres, entendre le seul nom d’Asimov suffisait à m’agacer, alors que chez mon grand-père, un plombier autodidacte tout aussi intéressé par la physique que par l’art de manier un marteau, il éveillait une passion admirative. En effet, pour mon aïeul, Isaac Asimov incarnait la quintessence de l’écrivain capable d’expliquer la science à travers des romans.
Rien ne me destinait à prendre Asimov en grippe, au contraire : j’adorais les bandes dessinées de science-fiction telles que Valérian et Laureline, Yoko Tsuno et Blake et Mortimer. De plus, j’aimais me faire garder par mes grands-parents parce qu’ils avaient – luxe suprême – le câble et qu’ils m’autorisaient à écouter des dessins animés pendant des heures. Dans le sous-sol de leur demeure, les émissions américaines à saveur de science-fiction et de fantasy défilaient devant mes yeux ravis : Transformers, G.I. Joe, Teenage Mutant Ninja Turtles étaient pour moi autant de synonymes d’aventures épiques de trente minutes et, surtout, de délinquance, puisque je n’avais pas la possibilité de les visionner chez mes parents. Sans s’en rendre compte, l’écrivaine de genres en devenir était en train de constituer son répertoire d’images fortes et d’histoires à raconter. Néanmoins, ce processus plus ou moins conscient qui m’absorbait tout entière était ponctuellement interrompu par l’interrogation qui ne pouvait attendre la pause publicitaire :
« AS-TU DÉJÀ LU ASIMOV ? »
Mon grand-père se tenait à côté de la télévision, l’un des ouvrages de son auteur fétiche à la main, guettant ma réponse, prêt à se lancer dans un de ces longs exposés dont il avait le secret et à me remettre son précieux livre. Et moi, qui n’avais pas encore dix ans, je n’avais qu’un désir : couper au plus court pour retourner à mon émission.
Bon nombre d’enjeux de la culture contemporaine se jouaient dans de tels instants, entre le grand-père soucieux d’initier la jeune génération à un pan de la littérature et sa petite-fille avide de se nourrir presque exclusivement de culture populaire américaine.
Dans son essai Comme un roman, Daniel Pennac parle du dogme que l’école inculque très tôt aux enfants (« Il faut lire ! »). Selon lui, ce commandement peut conduire l’élève le plus féru de lecture à perdre de vue le bonheur qu’il éprouve à parcourir un livre. Bien que j’aie toujours aimé ouvrir un roman pour me détendre, je me suis butée à ce dogme. S’il ne m’a pas dégoûté de mon passe-temps favori, il s’est mué, au fil de mes années de scolarité, tandis que je m’intéressais de plus en plus à l’enseignement du français, en un autre dogme auquel je jugeai plus pénible de me plier : « Il faut avoir lu ce livre ! » Une telle obligation eut tôt fait de rendre certains ouvrages odieux à celle qui pratiquait la lecture par plaisir, choisissant de se plonger dans une histoire d’amour les jours où elle se sentait rêveuse, dans des récits d’action pour se sortir du train-train quotidien ou dans des romans de science-fiction ou de fantasy pour se transporter dans d’autres mondes. Madame Bovary, Le rouge et le noir, Du côté de chez Swann, Germinal, Le seigneur des anneaux, Maria Chapdelaine furent autant d’oeuvres que je parcourus sans d’autre intérêt que celui de pouvoir dire, après les avoir terminées (parfois en tournant les coins ronds, il faut bien l’avouer) : « Voilà, je les ai lues ».
Au fur et à mesure que s’allongeait la liste des livres incontournables que j’avais lus, j’éprouvais de moins en moins d’intérêt à les découvrir. Lorsque je retrouvai Asimov parce qu’il figure dans le panthéon des grands auteurs de science-fiction, ma volonté de lire des ouvrages simplement parce qu’en tant que littéraire en formation, je devais les connaître s’était étiolée. De fait, j’avais décidé de me soumettre à un autre dogme, moins difficile à respecter : « Il faut avoir ces livres dans sa bibliothèque ».
Car, je dois le préciser, Asimov avait fini par atterrir dans mon appartement. À force d’obtenir une réponse négative à la question : « As-tu déjà lu Asimov ? », mon grand-père m’avait donné une édition reliée, à peine moins massive que la Bible, des principaux écrits de son auteur fétiche : Le cycle de Fondation et Le grand livre des robots. Chaque fois que je posais les yeux sur ma bibliothèque, Asimov semblait me narguer, suscitant chez moi une poussée de culpabilité. Pourtant, je m’entêtais à ne pas ouvrir l’anthologie, déterminée à cesser de me faire imposer des lectures. Mon refus de lire Asimov devint donc, pendant un temps, le cas paradigmatique de ma rébellion contre le dogmatisme de l’institution littéraire.
Les artistes de l’avant-garde illustrent que l’émergence d’une identité de créateur passe par la transgression, voire le rejet de la tradition. Picasso, Duchamp, Pollock et bien d’autres n’auraient pas marqué l’histoire s’ils n’avaient pas tourné le dos aux canons artistiques pour s’inscrire dans une démarche résolument novatrice. Il en va de même en littérature : les auteurs de poésie et de théâtre ont dû s’affranchir des formes et des codes traditionnels pour innover. Toute démarche de création passe nécessairement par une phase de critique, de refus de ce qui est là, notamment du canon promu, imposé par des figures d’autorité, qu’elles soient familiales, scolaires, gouvernementales.
Dans la littérature de genres (polar, espionnage, science-fiction, fantasy, fantastique, etc.), il est de ces incontournables qui ont défini, caractérisé un type de récit donné et qui, par le fait même, ne doivent pas être imités par l’auteur qui souhaite sortir des sentiers battus. Il s’agit donc d’écrire des récits policiers sans détective faisant fonctionner ses « petites cellules grises », de la science-fiction sans invasions martiennes, de la fantasy dépourvue de Hobbits ou d’Elfes chantants ou du fantastique sans le comte Dracula.
Pour éviter de reproduire les archétypes d’un genre donné, l’auteur n’a d’autre choix que de les connaître, ce qui suppose qu’il fasse ses classes. Comment narrer d’une façon originale l’histoire d’un savant qui se transforme en monstre sous l’effet d’une de ses inventions, si on n’a jamais lu L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde ? Comment rédiger une épopée futuriste mettant en scène un empire galactique, si on ignore tout du Cycle de Fondation ? Afin d’écrire de la fantasy, je me suis attaquée à l’un des monuments du genre, soit Le seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien. Par deux fois, j’ai été incapable de le terminer : l’écriture aride, les personnages à qui il m’était difficile de m’attacher faute de caractéristiques fortes permettant de les départager, le peu de figures féminines à qui m’identifier, les nombreuses descriptions et chansons qui, à mes yeux, n’avaient pour fonction que de ralentir le récit… Il s’agissait là d’autant de défauts qui me conduisaient à abandonner la trilogie de Tolkien. Il m’a fallu les films et le rythme qu’ils insufflaient à la narration, les émotions qu’ils conféraient aux personnages pour qu’enfin je parvienne, moyennant quelques pages lues en diagonale, à finir Le seigneur des anneaux et à ajouter ce titre à la liste des incontournables que j’avais parcourus.
« AS-TU DÉJÀ LU ASIMOV ? »
Non, même si je reconnais son importance pour la science-fiction, tout comme je n’ai pas encore ouvert un livre de Simenon ou d’Hubert Aquin, Les Rougon-Macquart, Le Silmarillion, La princesse de Clèves, Cent ans de solitude, Moby Dick… Autant d’ouvrages dont il me faut prendre connaissance, mais qui me rebutent d’emblée, précisément parce qu’ils s’accompagnent de l’idée d’obligation. J’éprouve moins de culpabilité de ne pas y avoir jeté un oeil que d’avoir échoué pendant un temps à terminer Tolkien. Contrairement au Seigneur des anneaux, ils ne sont pas des romans marquants pour le genre que j’écris. S’il est presque un crime pour une auteure de fantasy de ne pas avoir lu Tolkien, il est moins grave qu’elle ne se soit pas encore plongée dans un ouvrage d’Asimov, puisqu’elle ne signe pas de textes de science-fiction. C’est là, du moins, l’un des arguments que j’emploie pour justifier que je n’aie pas encore inscrit Le cycle de Fondation dans la liste des grands classiques que j’ai terminés.
Je ne voudrais pas que mon propos laisse sous-entendre que tout classique est, pour moi, synonyme de « corvée ». Les misérables, Les trois mousquetaires, Guerre et paix, L’Odyssée, Orgueil et préjugés ont fait les délices de mon enfance et de mon adolescence. Pourquoi ceux-là et pas d’autres? Je pouvais les lire sans accompagnement, sans le travail d’un enseignant, d’un membre de ma famille ou d’un ami qui les situe dans leur contexte d’émergence, dans leur courant littéraire, qui explique en quoi ces œuvres s’avèrent marquantes pour que je comprenne qu’elles aient traversé les âges. À la base, elles reposaient simplement sur ce que j’ai toujours recherché dans les livres et sur ce que j’essaie d’écrire : une bonne histoire, susceptible de me faire rêver, réfléchir presque à mon insu, pleurer, rire, frissonner… Autant de réactions que Bourdieu associe à la culture populaire, celle qui rejoint les affects du lecteur sans qu’il ait à recourir à un intermédiaire pédagogique, à mener une réflexion sur la nature de l’objet littéraire ou à passer par le jeu des comparaisons entre les œuvres (caractéristique du jugement de goût de l’esthète). Dans les incontournables que j’ai aimés, je retrouvais un plaisir similaire à celui que j’éprouvais au cours de mon enfance à visionner des dessins animés américains, voire un intérêt supérieur, celui de pouvoir imaginer les mondes que les mots me suggéraient plutôt que de me faire imposer des images par la télévision.
Sans doute est-ce là que se trouve l’explication fondamentale de mon refus de lire Asimov : dans cet espace de liberté, d’évasion que je découvre dans les romans qui me plaisent, par opposition à ceux qui sont prescrits par quelque source extérieure. À partir du moment où un ouvrage se présente à moi accompagné du dogme d’« Il faut lire ce livre », de l’idée que je doive le connaître pour autrui, alors c’est presque certain qu’il va me tomber des mains au bout de quelques pages, quand cela ne me dissuade pas tout simplement de m’y plonger. Asimov a été l’une des premières victimes de ma « rébellion littéraire », bien qu’à l’époque, j’aie été trop jeune pour en avoir conscience.
« AS-TU DÉJÀ LU ASIMOV ? »
Mon grand-père est mort en 2005. Peu de temps après, avide de garder sa mémoire vivante en découvrant son auteur fétiche, j’ai commencé Le cycle de Fondation. Trois cents pages plus tard, l’anthologie a recommencé à ramasser la poussière dans ma bibliothèque.
Héloïse Côté publie, entre 2004 et 2006, sa première trilogie de fantasy : Les chroniques de l’Hudres (Alire). Viennent ensuite Les exilés (Alire, 2008) et La tueuse de dragons (Alire, 2010 ; prix Aurora/Boréal et Jacques-Brossard). Titulaire d’un doctorat en fondements de l’éducation de l’Université Laval, elle est également l’auteure, avec Denis Simard, de Langue et culture dans la classe de français, Une analyse de discours (PUL, 2007). Outre son travail d’écrivaine, elle enseigne à l’Université Laval à titre de chargée de cours.