Depuis la fin du XIXe siècle, de multiples formes d’expression, dont la bande dessinée, ont apparu un peu partout dans le monde. C’est à cette même époque qu’on peut déjà repérer au Brésil quelques manifestations assez importantes de cet art de la bande dessinée.
Considérons par exemple Nhô Quim ou As Aventuras de um caipira na Capital (M’sieu Quim ou Les aventures d’un campagnard dans la capitale), publié le 30 janvier 1869 dans le journal Vida Fluminense, de Rio de Janeiro. Il ne manque que les ballons à cette production pour pouvoir la considérer comme une BD au sens actuel du mot. Il s’agit d’une histoire dont des moments de l’action s’inscrivent dans des cases et qui, de la même façon que dans la BD contemporaine, gardent entre eux une liaison elliptique qui laisse au lecteur le soin d’imaginer les actions qui ne sont pas dessinées. En même temps, la proximité entre ces moments est suffisamment forte pour guider le lecteur dans la construction mentale du parcours physique des personnages. C’est donc une vraie BD.
L’auteur, Angelo Agostini, se consacrait au dessin d’humour ; il a tout simplement décidé de produire des histoires plus longues. Qu’il s’agisse de drôles d’histoires ou bien d’histoires drôles, leur effet a été foudroyant, elles se sont créé un public du jour au lendemain. Fin observateur des mœurs, de la morale et de la politique, Agostini a emprunté le regard d’un campagnard pour mieux accuser les contrastes et dénoncer les côtés ridicules de la vie en ville. Il a usé de procédés qui, pour l’époque, pouvaient être considérés comme expérimentaux, une façon de « lier les images dans la succession ». C’était un très grand artiste de même qu’un humoriste plus respecté que personne ne le sera jamais chez nous. C’est grâce à Agostini et à ses amis qu’on peut placer le Brésil à côté des États-Unis et de l’Europe à l’époque où cette forme d’expression commençait à s’imposer.
Qu’est-ce à dire ? Que le Brésil est un très grand producteur de BD ? Que la richesse de sa culture, populaire ou érudite, a eu des retombées sur le développement de cette forme d’expression, comme ce fut le cas du dessin d’humour ? Nous sommes malheureusement obligés d’admettre que non et pour toute une série de raisons, que nous n’exposerons pas ici.
La bande dessinée et l’alphabétisation
Nous essaierons par contre de déblayer le chemin de la BD au Brésil depuis l’œuvre d’Angelo Agostini en signalant d’abord que le succès de Nhô Quim a motivé d’autres travaux. De nombreux journaux enfantins, hebdomadaires ou mensuels, ont joué un rôle très important dans l’intégration culturelle de ce pays aux dimensions d’un continent dont le taux d’analphabétisme est très élevé. On peut même affirmer que ce type de publication a fortement contribué au développement de l’éducation. On reconnaît aujourd’hui que les magnifiques couleurs d’O Tico-Tico, le roi des journaux pour les enfants, ont stimulé leurs apprentissages. L’attente que soulevait des séries comme Reco-Reco, Bolão e Azeitona, Lamparina, Zé Macaco e Faustina, la dernière génération à les avoir lues, la génération qui se trouve maintenant autour de la cinquantaine, en témoigne. Il s’agissait de séries centrées sur la vie quotidienne, qui combinaient le merveilleux et l’humour, provoquaient involontairement et parfois même volontairement des réflexions sur la vie politique et sociale du pays. Parmi ces séries, on peut compter aussi les premières séries dans lesquelles figuraient, en traduction, des personnages étrangers.
La présence américaine
S’ajoutent donc aux séries citées les premières traductions. C’est ainsi que Buster Brown de Outcault devient Chiquinho dans les mains habiles de Max Yantok. Ses aventures ont été publiées aussi bien dans leur version originale traduite de l’américain que dans la version écrite et dessinée par des Brésiliens. La différence était que dans celle-ci, le héros avait des amis noirs, en particulier Benjamin, un garçon typique des rues de Rio.
La carrière de ces publications s’est interrompue sans aucun doute à cause des problèmes économiques et politiques vécus par le pays, mais à cause aussi de l’invasion des comics américains qui proposaient un nouvel univers esthétique. Ce phénomène est notamment perçu à la fin des années 30, au moment où l’hebdomadaire O Suplemento Juvenil paraît dans le journal A Noite. Par la suite, le Suplemento s’en est détaché pour constituer le Grande Consórcio de Suplementos Nacionais (Le grand réseau de suppléments nationaux), dirigé par Adolfo Aizen, qui est ensuite devenu l’EBAL (Éditions Brésil Amérique Ltée). Dans les pages du Suplemento apparaissent pour la première fois en portugais les héros classiques de la BD américaine, en publication presque simultanée (à une année près) de l’édition américaine. Le critère éditorial qui oriente le choix des bandes à traduire se base sur le succès commercial du pays d’origine.
À cette époque, on ne faisait pas de strips des ouvrages brésiliens les plus connus. C’est en effet une chose de faire des histoires humoristiques au trait relativement simple et une autre d’essayer d’imiter le trait d’un Raymond ou d’un Foster. Quand on s’est essayé au dessin d’aventures, c’était déjà avec couleur locale. Du moins à ce moment-là.
La terreur brésilienne
Le grand mérite des séries classiques a sans doute été d’avoir introduit le dessin réaliste dans la presse nationale. Jusqu’à la fin des années 30, l’aventure n’existait qu’en tant que support de l’humour. C’est le Suplemento qui, vers la fin des années 1930, a publié la première bande dessinée d’aventures ayant pour titre As Aventuras de Roberto Sorocaba. La bande, dont le grand Monteiro Filho assurait le texte et le dessin, n’a tenu que treize semaines à la fin desquelles le dessinateur, à côté du traditionnel mot FIN écrivit G.D. (Graças a Deus), Dieu soit loué. L’artiste y avait déployé un effort démesuré et après cette expérience, il travailla plusieurs années comme affichiste et illustrateur. Publié en chapitres hebdomadaires d’une page, Sorocaba imitait le trait d’Alex Raymond et le rythme des péripéties des bandes américaines, tout en situant l’action au Brésil afin de créer un vrai feuilleton brésilien. Cette démarche n’a pas réussi parce que le nombre d’histoires brésiliennes publiées dans le Suplemento demeura réduit tout au long des années.
Ce n’est qu’en 1937, avec A garra cinzenta (La griffe grise), bande écrite par Francisco Armnond et dessinée par Renato Silva (véritable maître du dessin qui a aussi composé le plus fiable des guides du dessin réaliste du pays), que la BD au trait réaliste va afficher une qualité comparable à celle qu’avaient su atteindre les histoires humoristiques ou animalières. A garra était un feuilleton d’horreur, caractérisé par un masque horrible au visage de squelette, réalisé un peu à la façon des séries cinématographiques de la Republic. Son succès a été éclatant, et nous pouvons affirmer qu’il a provoqué l’éclosion de la BD de terreur au Brésil. Ce type de BD a commencé à se créer un public aux États-Unis et les éditeurs brésiliens en ont aussitôt traduit les meilleurs titres.
Un curieux phénomène s’est cependant produit. Le Brésil possédait déjà une forte tradition orale dans le genre terreur, soit parce que les grands espaces suggèrent toutes sortes de récits insolites, dictés par les étendues presque inexplorées entre les centres développés, soit parce que la diversité culturelle contribuait à enrichir l’imaginaire de la nation. Le genre terreur a donc vite trouvé un public désireux d’entendre parler du monde brésilien. Immédiatement après l’arrivée des Draculas et des Frankensteins, il est devenu nécessaire, du point de vue de ce public, de faire des histoires sur les Yaras (entités qui habitent les fleuves, et qui, par leur apparence, s’identifient aux sirènes), les Boitatás (génies qui protègent les champs contre les incendies), les Botos (poissons qui prennent la forme des hommes pour séduire les jeunes filles), les garous, les fantômes et toutes les créatures originaires de la mythologie apportée par les esclaves noirs et les Amérindiens. En même temps, les personnages d’origine étrangère ont été intégrés par les auteurs brésiliens qui en ont donné de très bonnes versions. La situation est aussi différente de celle que connaît la BD d’aventures qui n’est arrivée à commercialiser que des traductions des originaux américains.
Vers le milieu des années 50, les deux grandes traditions de la BD brésilienne étaient déjà établies. Des dessinateurs tels que Jayme Cortez, Nico Rosso, Aylthon Thomaz, Flávio Colin, Julio Shimamoto, Eugênio Colonnese et d’autres débutèrent à cette époque. L’humour et l’enfantin étaient faits plus ou moins par les mêmes groupes, ce qui d’ailleurs est encore le cas aujourd’hui. C’est par exemple le cas de Ziraldo, un très grand dessinateur politique et créateur de BD pour enfants. Dans la mesure où le quotidien était la matière de ces créateurs, ils ont toujours travaillé sous les yeux du grand public puisqu’ils publient dans les journaux et dans les magazines. Par contre, la BD d’horreur a toujours été faite par des artistes presque anonymes – bien que les ventes soient de beaucoup supérieures aux recettes des BD d’aventures – « hors-du-grand-circuit-du-grand-journal » des humoristes.
La BD et le roman
À la fin des années 50, la maison d’édition EBAL a décidé de publier en BD, en même temps que les histoires de super-héros, des versions de grands romans de la littérature brésilienne. Ces publications ont constitué avec le genre terreur le grand moment de la BD réaliste. Mais contrairement à celui-ci, ce ne fut qu’un spasme dans l’histoire de la BD. Mais quel spasme ! Le talent de Nico Rosso, ainsi que celui des Ivan Wash Rodrigues, Ramón Llamayas et surtout d’André Le Blanc, y a trouvé sa meilleure expression. André Le Blanc venait de faire une courageuse mais malheureuse tentative de BD d’aventures, Morena Flor, espèce de Sheena au visage brésilien, qui malgré sa qualité n’a pas trouvé de public. Avec les classiques de la littérature, André Le Blanc est devenu un des grands maîtres du dessin au Brésil. Quelques années plus tard, Wil Eisner l’invita à faire partie de l’équipe du Spirit, ce qui fut pour ce grand auteur de BD le couronnement d’une très belle et généreuse carrière.
Les années difficiles
Les années 60, période qui correspond à la dictature militaire, ont été très difficiles pour toutes les formes d’expression au Brésil et le cas de la BD ne fut pas différent, bien que les meilleurs humoristes de l’époque aient courageusement su rire de la situation. Millôr Fernandes, Jaguar, Henfil, Ziraldo et tant d’autres, dans les pages du Pasquim, ont réinventé le rire marqué d’un sens de l’humour anarchique. Ils ont eu le grand honneur d’avoir été attaqués à gauche comme à droite pour avoir symbolisé les cariocas (habitants de la capitale de Rio de Janeiro) de la zone Sud (espace privilégié de la ville) comme entité culturelle. À cause de son esprit bohème et irrévérent, le Pasquim a été le plus censuré de tous les périodiques du temps et aussi le premier à utiliser l’humour à travers les charges aussi bien qu’à travers la bande dessinée pour résister à la dictature. Ce sont les artistes du Pasquim qui ont su établir le lien le plus profond entre les problèmes nationaux et la culture. L’œuvre de Henfil à elle seule a provoqué un fort impact sur la société. Son trait calligraphique extrêmement expressif captait la charge dramatique des situations, dans le domaine politique comme dans celui des mœurs. Son œil clinique apporte un témoignage décisif sur son pays, et sa vision n’était guère optimiste.
Tous ces artistes ont d’une façon ou d’une autre survécu à ces temps difficiles, mais le marché a beaucoup changé. Du côté des dessinateurs de terreur ou de littérature, les choses n’ont pas été faciles non plus. En 1964, l’année du coup d’État, les super-héros Marvel étaient publiés au Brésil presque en même temps qu’aux États-Unis. Le marché alors dut s’adapter à la publication à large échelle des travaux de Marvels Comics et des DC. Publier des magazines d’horreur devint presque impossible à cause de la « moralisation » qui suivit le coup militaire. Leurs éditeurs étaient sans véritable pouvoir et durent tout simplement changer de métier. La publicité accueillit la plupart des dessinateurs du genre.
C’est dans les années 60 que Maurício de Souza lance la Turma da Mônica (La bande de Mônica), aujourd’hui traduite en plusieurs langues, inaugurant le style ligne de montage : la création en revient à une équipe qui ne signe pas ses travaux. La grande qualité des produits de Maurício de Souza l’a rendu extrêmement populaire ; il possède maintenant la tranche enfantine du marché.
C’est à la fin des années 70 que nous assistons à la résurgence de la BD d’aventures. La terreur aussi reprend d’ailleurs de son prestige grâce à la mentalité cosmopolite qui ne fait que grandir. Les créateurs de la génération précédente introduisent également la variante érotique à l’exemple de Carlos Zéfiro, pseudonyme d’Alcides Caminha, fonctionnaire à l’imagination lubrique, qui, craignant de perdre son emploi, ne signait pas de son nom. Caminha a fondé l’érotique dans la BD brésilienne plus exactement à la fin des années 60. Personne n’imitait ses rêves didactiques. Mais quand le marché est devenu impossible pour les versions les plus « acceptables » de BD, on a fait l’inacceptable. C’est ainsi que commencent les années de « redémocratisation ».
Et si l’on tient compte des possibilités…
La richesse créative et la volonté des gens, peu nombreux, qui font et qui lisent la BD nationale ont aujourd’hui rendu possible l’émergence d’un marché, éphémère et discontinu, dont les tirages ne se comparent pas à des traductions des Image Comics et autres. De toute façon, ces traductions ont favorisé la formation d’un public ouvert à la nouvauté dans le domaine de l’humour, aux travaux d’Angeli, Laerte et Glauco, de São Paulo par exemple, qui ont certainement bien aimé le Pasquim, cette publication typiquement carioca. Le talent des Sérgio Macedo, César Lobo, Mozart Couto et de beaucoup d’autres, aux traits classiques, a aussi trouvé son chemin, mais le plus souvent hors du pays. La grande nouveauté est l’apparition de Luiz Gê, créateur de paysages absurdes, véritables voyages dans l’inconscient de la culture du pays, où les histoires se déroulent sans protagonistes.
Le plus grand changement apporté au cours des années 90 est que le monde des super-héros s’est ouvert à un certain nombre de jeunes dessinateurs brésiliens qui obtiennent beaucoup de succès commercial. Deodato Filho s’est par exemple vu reconnu quand il a changé les formes de la Wonder Woman en les arrondissant. S’il est vrai qu’on a éduqué la sensibilité de toute une génération au trait réaliste, il est vrai aussi qu’on lui a fourni au moins un marché. Ce qui, finalement, est à prendre en considération.
Carlos Eugênio Baptista est professeur de philosophie et de sociologie à l’ÉDEM (École dynamique d’enseignement moderne) et curateur de la Biennale internationale de la bande dessinée de Rio de Janeiro.