« Le poète hongrois a des exigences envers lui-même, comme s’il était le citoyen d’une grande puissance ; et ses lecteurs ont envers lui des exigences semblables. Car c’est en poésie que le peuple hongrois s’est construit, depuis le XVIIIe siècle, sa plus belle patrie. »
László Cs. Szabó, Préface à Anthologie de la poésie hongroise (1962)
L’intérêt de certains, la sympathie ou la curiosité des autres, telle déclaration internationale plus généreuse qu’efficace ne doivent pas leurrer : les prétendues « petites cultures », liées à des langues de faible diffusion, n’ont jamais été autant menacées qu’aujourd’hui par les instruments assimilateurs et réducteurs de la société mondiale.
La différence, culturelle ou autre, est ressentie comme un tort. On cherche à s’en désencombrer, à évacuer ces « petits » peuples ou civilisations en biffant leur rôle historique ou leur apport, parfois essentiels. La mort, par asphyxie, ou le folklore. Le constat quantitatif se substitue indûment mais commodément aux évaluations qualitatives. Et ce n’est pas le réveil, souvent intolérant, des nationalismes qui changera le cap. Les cultures minorisées, non mineures, sont acculées à la défensive : prémunir leur identité dans une démarche qui passe par la double affirmation de la langue et de la force créatrice. Or ces deux éléments se combinent dans l’activité littéraire, surtout poétique, puisque le poème naît au cœur et dans la matière même de la langue ; d’où sa valeur significative, qu’on observe tant en Macédoine slave qu’en Albanie – ou qu’en Hongrie.
D’où vient aussi l’implication fréquente du poème dans la revendication ethnique, sociale ou politique. Situation périlleuse, si l’on confond poème et slogan, mais qui peut restituer à la poésie une dimension collective, et au poète quelque audience. Le poète national garde une présence en Europe centrale et balkanique, alors qu’après Hugo, voire Aragon, la France n’en a plus connu. Ainsi la figure majeure de Gyula Illyés (1902-1983) fut-elle relayée à ce titre, purement moral, par l’imposante stature de Sándor Csoóri (1930), deux personnalités dont la commune origine rurale dans un pays très centralisé revêt un sens fondamental, en opposition, souvent exacerbée, aux « poètes urbains ». Leur rôle « national » n’a donc rien d’une émanation politique, il exprime au contraire l’insoumission essentielle de la poésie, et du peuple, devant les défaillances de n’importe quel régime. On observe même que Gyula Illyés, poète exilé de l’enfance et dépossédé de son « pouvoir magique », réussit parfois à rejoindre et à dire, au-delà de lui-même, certaine enfance permanente du peuple. Mais on aurait tort de le caricaturer en « prophète » de sa Patrie et de borner sa voix à des frontières. « Dans ma patrie, on me tient pour le dernier poète national, déclarait Gyula Illyés en 1978 ; moi je me considère comme l’internationaliste le plus conséquent. » N’oublions pas que le regard du poète ne cesse de se déplacer entre l’ontologie et la cosmologie.
Gyula Illyés, Sándor Csoóri, Sándor Weöres
Évoquant un « cimetière d’éléphants », Gyula Illyés parle de notre conscience collective de la mort et, non sans « autoraillerie », de la fascination des cultures pour leur Crépuscule, l’« héroïque Fin / qu’ont chantée les Vates » en des poèmes qu’il faut pourtant « abandonner parce qu’on n’y croit plus ».
« Ici se réunissent ceux qui se tiennent debout
en s’appuyant l’un contre l’autre, s’ils tiennent encore !
Une pareille assemblée dernière, seuls le peuvent
l’homme, la bête, le peuple, la nation
prêts à la mort car ils font face ! »
(Trad. par Bernard Vargaftig et Anikó Fázsy.)
Mais c’est aussi l’humble vie merveilleuse d’une jeune maîtresse au « rire fluide », ou celle, résignée, du journalier qui « chasse d’entre ses orteils la poussière de chaume », toute la variété et la vanité des destins individuels que Gyula Illyés observe à distance, avec un engagement mitigé d’humour et une lucidité sans désespérance.
« Tu es un prisonnier et tu ne peux être rien d’autre
Qu’une voix. Bien que des racines traîtresses
Te lient à la lourde fange de la terre,
Apprends au sommet de ta vie
Le violent pathétique des pins solitaires. »
(Trad. par László Gara et Pierre Seghers.)
Si, de même, Sándor Csoóri prévoit « sous le ciel ossuaire » un détestable « […] [t]emps : le même, le même, le même. Il bavera / sur planchers et murs blancs de craie. Donc, pas de faux espoir. / Continuera l’histoire secrète de l’impuissance1 », s’il prophétise son « siècle de l’espoir dévié » dans une profération d’allure parfois biblique qui ne s’adresse pas seulement à sa Hongrie « qui chancelle », car « jusqu’en ces statues qui regardent la mer / houle la fièvre froide qui parcourt le monde », il n’en scrute pas moins « l’ossature du néant » personnel, parle en amant meurtri « d’une femme fiancée à la mort », en poète dont la bouche est « à nouveau pleine de neige ».
« À qui dire que tu es morte depuis déjà deux heures ?
À moi seul : au premier étranger.
Une écharpe à mon cou,
comme si je m’habillais pour aller chez toi,
mais je reste là seulement, sous le basculement d’un réverbère,
vers la colline déserte,
sur mon écharpe, encore la trace de ta main. »
Sándor Csoóri dit une vie en images concrètes, suggestives, que ce soit « ce goût d’abricots demi-mûrs, ton corps là, dans mon corps, / et là toutes tes mains, dont tu m’avais étreint », ou la « vision glaciale » de l’univers bureaucratique budapestois.
« [T]u vois flotter l’armée des mains mollusques
dans l’air glauque, au-dessus des places, tout au long
des couloirs-aquariums de cages à bureaux,
comme si des polypes visqueux se poussaient
l’un contre l’autre vers ton visage. Et le ciel même
tourne au marécage, marmonnes-tu dans un souffle,
tout près de mon épaule,
comme de belles femmes apeurées
répètent les oracles de la décrépitude. »
Sans avoir la notoriété de Gyula Illyés, parce qu’à l’écart des milieux publics, survivant aux grandes voix interrompues d’Attila József (1905-1937) et de Miklós Radnóti (1909-1944), Sándor Weöres (1913-1989) est le poète des synthèses, dont la curiosité se reflète dans l’abondante production2. La variété du registre expressif répond ici à l’ampleur de la vision, scrutant l’homme intérieur et social, usant de thèmes primitifs ou orientaux comme des apports contemporains : image cubiste, incantation verbale ou composition musicale. Si, de cette œuvre touffue, une part reste inaccessible, tant elle se réfère aux traditions et au passé de la Hongrie, en revanche, que de poèmes où la pensée déliée s’allie à une fantaisie enfantine, à l’esprit de la légende, où s’avouent l’orgueil autant que la souffrance du créateur.
« Mais je raconterai peut-être toutes les fois où
je fus pain, mouton ou être humain,
et toujours le couteau hésitait
quand il coupait en moi, comme s’il en souffrait. »
La grandeur de Sándor Weöres tient sans doute à l’humilité d’une âme croyante, à la fois seule et solidaire de l’humanité, qui avant de faire « retour chez soi », avait su faire retour sur soi.
« Ce poème est aussi réalité, comme ton rêve.
La vie : sous les espèces du cœur et du couteau.
Tes yeux pêchent dans la mer entière
mais que prends-tu à l’hameçon ? Quelques poissons. »
Ferenc Juhász
Synthésiste du réel lui aussi, Ferenc Juhász (1928) veut conduire et construire ses poèmes pour y saisir toute l’efflorescence du regard et de l’imagination, dresser progressivement « l’inventaire de l’héritage ». Mais ses visions, presque d’apocalypse, sont souvent traversées par le tragique moderne, déchirées de solitude cosmique et d’angoisse intime, cependant que leur expression, bouillonnante de métaphores biologiques et marquée d’expressionnisme, s’apparente parfois au fantastique. Le poète, dans l’« élan impitoyable » et le flot tumultueux de son écriture, éprouve-t-il la peur du vide, du silence ? Ou la prégnance du néant rehausse-t-elle l’existant comme fusion de formes et d’états, magma de vie où même les « morts nagent ».
« Ne se souciant ni du monde d’en haut ni de l’enfer
Car c’est en nous qu’ils se reconstruisent ils fleurissent dans notre cœur
Et ainsi reprenant vie nous dévorent en leur bonheur
De notre être chaud ils ingurgitent la matière hyaline et palpitante
Qui lorsqu’elle vivait d’un éclat rose tremblait à peine molle et lente
Et notre Hôte passager nous injecte son espoir mûri jusqu’aujourd’hui
Comme la guêpe des sables qui pond des Sufs dans une chenille
Et pour l’empêcher de vivre sa propre vie paralyse le centre nerveux
Que dorme l’édifice de gelée et que simplement halète ce lit voluptueux
Voici l’organisme qui se fortifiant mange sa mère enceinte de lui
Comme un cancer les organes vides des ouvrières au teint jauni
Les amphibies nagent et comme les roses ils se déploient
À nos corps défendant ils nous arrachent leurs anciens droits
Pendant que d’une allure égale la terre folle poursuit son cours
Mais sans connaître redditions ni amour
Il y a dans son corps des galaxies d’os des crânes hypergéants
Des os journaliers des os rois des os prophètes des os sergents
Des amants d’os se rejoignent en cachette tout en bas. »
(Trad. par György Timár et Bernard Vargaftig.)
Ágnes Nemes Nagy
Le spectacle de l’existant, qui « calfeutre la paroi intérieure » de son crâne, et jusqu’aux « métamorphoses des objets » inspirent à Ágnes Nemes Nagy (1922-1992) une poésie qu’on a qualifiée d’« objective » ; comprenons que, derrière l’image, c’est le rapport où se trouvent les objets, leurs proportions, l’espace de jeu qu’ils laissent, comme les chapelets d’îles d’un archipel, qui suscitent une réflexion structurale. Le poème décrit, dénude (ô Ponge, ô Sarraute !), décompose le vécu circonstanciel, ces « souvenirs répétés de la Terre », pour en saisir non plus le foisonnement mais l’ajustement ou l’intervalle révélateurs : en somme, la « fabrique » du réel et notre rapport à elle. Or il semble enfin que nous nous heurtions irréductiblement « au noir des cartes astronomiques » ou à celui de l’infime inconcevable, tout l’être tournoyant et fuyant.
« Mais les détails, les chats. Car il est clair que le tram pèse dans le virage à la façon d’un vieux coureur, ou comme la terre dans la courbe de son ellipse, quand la comparaison n’est plus comparaison mais l’autre visage de la même loi. […] Les détails donc, dis-je, les chats. Bien qu’ils ne soient, comparés à la loi, que des bulles d’air crépues. Des touffes de poils à souffler, des perruques qui plongent et nagent dans l’inondation : le vaste lit derrière et dessous eux, vallées et reliefs, lignes de faîtes des chaînes plissées, géologie des planètes connues. […] Donc Mais pour moi : un chat. Une fois. Raconter tout de même un seul chat, un chat presque sans conséquences, comment il traverse la rue, par là, en biais, sur ses quatre coussinets de gommes usés, comme il marche au rythme des petites omoplates saillantes et disparaît (muette proclamation d’indépendance) entre le flanc d’une voiture et un tronc de tilleul. Il n’est plus. Plus rien. Il ne me touche plus que de loin – geste ultime – de la feuille vert-lilas de ses yeux. »
György Rába et János Pilinszky
Si le poème est une quête de structures, ce ne saurait être pour György Rába (1924) que celles du monde intérieur : plis, plaies, cicatrices de ce qu’on nomme l’âme, qui naissent de la vie, puis souvent la régissent. Mais, encore ici, cette connaissance de soi est-elle seulement possible, vu la précarité de la conscience même ? Qui suis-je en la stupeur et la prolifération du vivant, monologue le poète ; « à faire un pas je deviens un autre », cet autre qui m’est à la fois refuge et prison, recours et perdition. Quand « sur ce que je puis être / les décennies coureuses / lancées à mes côtés / jettent entremêlées la lumière et l’ombre », où serait le lieu de l’être, sinon peut-être en sa « légende » successive, que György Rába conçoit comme une vision irisée.
« Seules demeurent
les histoires intérieures
le train des chercheurs d’or
roulera jusqu’en Alaska
l’homme se multipliera par légions
je rayonne en un lieu
je m’allume et faiblis
constellation de moi-même. »
Car il serait fallacieux de s’isoler en soi, d’ignorer le « train » de l’histoire, en particulier les drames collectifs de ce siècle. György Rába le sait. Et János Pilinszky (1921-1981), confronté jeune à l’horreur des camps nazis.
« Il sort du rang,
s’arrête dans un carré de silence.
Comme une image projetée vacillent
la casaque, la tête de forçat.
« Seul effroyablement
on voit les pores de sa peau :
tout de lui est immense
tout de lui est infime.
« C’est tout. Rien d’autre,
sinon simplement
qu’il omit de crier
avant de s’écrouler. »
(« La passion de Ravensbrück ».)
Pareille nudité terrible rappelle les « Charniers » de Guillevic. Mais Pilinszky ne s’est pas laissé enfermer dans une poésie « actualiste », prise aux lacets des situations, ni moins encore en quelque engagement réducteur. Échappant à la logique duelle, aux antinomies des morales dogmatiques, son humilité ne regarde pas du paradis « en bas vers l’autre », vers l’enfer où « arrive ce qui justement est insupportable » car on y « parle avec le seul être » aimé, et « de ces choses dont on ne peut, on ne doit / ni écrire ni parler ». Le poète reconnaît l’impératif absurde du quotidien, où « [t]u perds et je perds », et jusqu’à la contradiction existentielle : « je suis car je ne suis pas ». L’évidence de l’être n’est que dans le « passage », quand bien même « il s’est tenu là », lui, prononçant une prière-blasphème, s’accrochant à quelque espérance qu’interrompt bientôt sa lucidité, survivant jusqu’au dernier dénuement.
« Il n’y a plus de mots, plus d’êtres,
Mots et êtres m’angoissent.
Sans êtres, sans mots
Plus pure est la peur.
« Et ceci ressemble à une chambre
Dedans du brouillard et peut-être un lit.
Couché sur le lit c’est peut-être moi.
Assis sur une chaise. Le lit est vide. »
(Trad. par Lorand Gaspar et Sarah Clair.)
C’est l’angle de vue et l’angle de vie qui basculent dans la voix brève et dense de Pilinszky, dont l’œuvre constitue la charnière essentielle de la poésie contemporaine en Hongrie.
Otto Orbán
Son père ayant été tué par les Croix-fléchées, les nazis hongrois, on comprend que pour Otto Orbán (1936) survivre à la guerre soit d’abord une souffrance intime, l’épreuve inoubliable, avec celle de la misère, dont le franchissement teinte la vie de très peu de gloire et d’une effroyable dérision. Plus de place pour un poème qui serait « le but des amateurs ». D’ailleurs, les poètes « d’Europe centrale véritable » ne sont guère tentés par les élégances déliquescentes ni l’intellectualisme pointu, se questionnant sur le lieu de la poésie pour aboutir à un non-lieu. Sans verser dans le traditionalisme, Otto Orbán préfère mettre en scène, crûment et fantastiquement, une réalité où « tous, enfants, épouses et maris, nous ricanons dans le flash de la mort », où il garde le contact avec les décors et le jeu des acteurs, la pièce fût-elle « idiote », comme il le suggère dans ses tableaux en prose, galeries d’« ancêtres » et collection d’instants « mémorables », lorsque la déception ou la blessure se ravivent sous les feux de l’autoraillerie.
« J’étais toujours triste. À un mètre cinquante de haut, je portais le regard de Néron au-dessus d’une barbe rousse comme flamme et d’un nez busqué. Quant aux yeux, je sais bien, moi. Une danseuse y a plongé jusqu’au fond et danse devant moi sur cinq kilomètres de la route de béton, entre les deux villages, dans la nuit du bord de l’eau – pour m’égayer. Mais je suis resté triste, je lui ai demandé sa main. Si de temps à autre, je pense encore à elle, il vaut mieux, je crois, rester comme ça, seul. »
Gergely, Hevay, Nagy, Kiss…
Pour Ágnes Gergely (1933), longtemps ignorée des officiels, le poète ne peut non plus se poser en « vates » ni se prendre pour un « croisé ». Nourrie de tradition rabbinique, la poétesse voit s’effondrer les colonnes du Temple, se défaire le paysage ancestral et jusqu’au recours d’une juste issue dans la mort. Interrogeant l’ « épave du vaisseau » Wasa, elle n’y cherche pas de figure héroïque mais imagine, à partir d’un inventaire d’objets renfloués, tous ces êtres anonymes que le naufrage a saisis, bloqués « sur image » et renonçant à élaborer des causalités, des syllogismes, des « relations à tout prix », sa sensibilité intelligente reconnaît l’enchevêtrement terrible du réel et ne trahit pas l’intensité de nos regards, si communs soient-ils. Simples protagonistes « entre signes » morts et vivants, notre médiocre présence ne s’assure que par l’œuvre, dans l’univers maternel d’une langue, parfois marâtre, mais dont l’usage restreint lie d’autant plus étroitement ceux qui la parlent, en Hongrie comme hors de Hongrie. Sans honte ni gloire, il faut voir « les os en marche dans le sel du temps » et garder la confiance lucide, que ce soit en la misère d’aujourd’hui ou le sang de 1956.
« […] mon Dieu, j’ai froid. Et le possible ne réchauffe guère.
Ramassons-nous, comme
le vent d’octobre ses déchets.
Car celui qui limite à soi
son champ de force magnétique,
ignore ce que dit la génétique, où
atteint l’homme à mi-chemin de la vie.
As-tu bu, ou écrit : reste ce que
la cohésion des parallèles ou des ivresses
te permet de faire et d’oublier. Le train siffle –
pour un autre. Laissons-nous errer dignement
dans l’épaisseur des choses. »
Car il est loin le temps où Robert Musil ironisait sur l’évidence d’être Hongrois dans la double monarchie habsbourgeoise (1867-1918). Revenus de leur prétendue origine hunnique, victimes des aléas et surtout des mauvais choix politiques qui ont entraîné des sanctions territoriales et réduit le rêve d’une Grande Hongrie comme peau de chagrin, les Hongrois ressentent particulièrement la perte de la Transylvanie, redevenue roumaine en 1947, mais où vit une nombreuse population magyare. Ainsi Gizella Hervay (1934-1982) publia-t-elle d’abord à Bucarest. Son œuvre, très maîtrisée, est d’une imagerie à la fois discrète et concrète ; mais la poétesse devient visionnaire dès qu’on lui « éteint [l] es yeux ». Sa sensibilité fut éprouvée par des drames familiaux et par la conscience révoltée de son impuissance, en tant que « femme d’Europe centrale » et fille de « ces enfants-nations [qui] ne sont capables / que de fort peu par eux-mêmes », comme devait l’écrire Katalin Mezei (1943). Gizella Hervay s’est suicidée, sachant que la mort « n’a pas de nom rien qu’un avenir », désespérant de trouver cette « patrie sans bourreau » que l’amour veut inventer « librement / dans les yeux de l’autre », étouffant sous le « loden pendu au clou de l’Europe de l’Est ».
« chacun de nous l’endosse à tour de rôle
dans la pluie collective
les ordures tombent de nos bouches
de nos cheveux les clous rouillés
de nos visages le crépi
au-dessus de nos têtes interchangeable
manteau de loden sur le ciel
interchangeable la cartographie des destins
interchangeables les morts
interchangeables les boutons de cuivre des croyances
interchangeables les entrailles des peuples
interchangeables les crochets
lodens pendus dans le vent. »
(Trad. par Ivan Bajomi et Claire Anne Magnès.)
Or à la « fierté » blessée des Hongrois est venu s’ajouter en 1948 le drame de passer sous régime russe et de voir couper leurs liens traditionnels avec l’Occident4 ; si le pays connut à partir de 1960 une situation économique (relativement) enviable, la lutte pour la survie n’y laissait guère le loisir de théoriser ou de s’abstraire d’un décor quotidien harcelant, tel qu’il se profile chez quantité d’écrivains. Certains ont répondu à cette grisaille, comme László Nagy (1925-1978), dont la poésie est fortement ancrée dans la nature et la passion :
« Archets de grillons, qui
vous adorera dorénavant ? […]
Et qui gagnera l’autre rive,
l’Amour entre ses dents ? »
Plus rêveuse mais néanmoins grinçante, la poésie d’Anna Kiss (1939), qualifiée de « surréalisme populaire », ose plonger dans le tourment de l’existence et s’en dégage à force de fantaisie lucide. Très singulière apparaît la réaction de Károly Bari (1952), premier porte-parole de la communauté tzigane, qui travaille d’abord la thématique traditionnelle, un peu à la manière de Lorca.
« Tu as mis à ma fenêtre une lune en lame de couteau,
elle a monté, blanche, sur les murs béants, est restée
accrochée à l’ombre des arbres. »
(Trad. par Claire Anne Magnès et Anikó Fázsy.)
Puis, évoquant « ses » morts à la voix toujours étouffée, son ethnie « jaillissant d’entre les cuisses de la servitude », Károly Bari passe à la poésie de revendication, ce qui lui vaut l’anathème, et entonne un chant où la « langue se feuille » et la plume devient fer de lance.
« Chant, je te garde, comme la blessure, la douleur,
– que la défiance ne me dérobe le métal de la langue !
L’existence est ligotée aux poteaux des mots d’ordre ;
que le chant véridique soit mon refuge mortel.
Le peuple erre à travers les seigles aux épines d’or. »
(Adapt. Marc Delouze.)
À vrai dire, les « bohémiens », dont le style de musique fut si souvent tenu pour « hongrois » (ou « espagnol »), n’« errent » plus depuis longtemps, mais ils sont restés rétifs à une assimilation qu’on ne leur offrait d’ailleurs pas vraiment, mais plutôt une coexistence avec les « autochtones », fussent-ils comme eux descendants de nomades. C’est l’inévitable et insoluble question des minorités en Europe centrale et balkanique.
Mais chez la plupart des poètes contemporains la teinte dominante reste un « pessimisme tragique », moins de révolte comme chez Endre Ady, que d’inquiétude avant tout individuelle, un questionnement de l’être que l’état social confine et replie sur soi. On s’attache à sonder l’intimité, à détailler une vie affective souvent en désarroi. Ainsi la voix expressive de Zsuzsa Takács (1938) analyse-t-elle avec une amère férocité ses rapports à l’homme qui lancine sans gloire en son souvenir.
« Ces vestes vert foncé, passementées, aux boutons de métal,
ces automnes d’Europe centrale t’ont depuis lors évoqué.
[…] La manche était un peu longue, tu l’as remontée,
avant de me prendre la main.
Tu t’es marié, puis divorcé, tu m’as écrit
des lettres vantardes, je t’ai su malheureux.
Je suis avec vous, comme vous avec la flamme,
il ne m’est pas permis de vous toucher : vous me brûlez,
et si j’approche à peine, votre éclat perce mon cœur,
comme à travers vos doigts un filament de lampe,
et j’observe mon cœur, fait de quelle matière,
comme sans vous il est sombre, et clair avec vous.
Puis je n’ai plus su qui j’aimais le plus,
de ta femme, que tes lettres blâmaient tant
qu’elle m’en devint une chère connaissance, ou de toi. »
À quoi répond, dans un rythme soutenu de prose, telle scène navrante où Imre Oravecz (1944) évoque un couple en perpétuel malentendu.
« […] quand parti dans un but précis et dans une autre direction, mon indécision m’a reconduit pourtant dans ta ville et sans crier gare je suis tombé chez toi où, à ta façon, tu m’as accueilli gentiment, mais je n’étais pas heureux de ta gentillesse ni de ce que tu m’accueillais, et rendu à mon abattement, aussitôt je me suis mis à me plaindre et tout de suite tu as vu là une accusation, or ce n’était pas cela mais, comme aurait dit le père J., la maladresse de l’amour qui laisse aisément échapper de sa main tremblante le calice empli du sentiment et ne peut pas l’offrir… »
Que le quotidien ne soit pas évacué du poème n’est pas étranger à ce que la poésie garde en Hongrie un lieu social, fût-il (toujours plus) réduit. Ce qui n’empêche pas, au reste, certaine transcendance, lorsque le poème traduit quelque étrangement où le réel s’intensifie jusqu’au cauchemar, ou jusqu’à la dérision d’un « monde pitre », comme le qualifie Miklós Veress (1942), quand la nostalgie ou le rien que nous conservons nous préservent par leur gratuité même, et nous savons que « l’enfance / a sombré / Atlantide », que « nous restons sans patrie », dans une incertitude agnostique qui s’épuise à lutter avec le dieu-non-dieu, à la manière dont « le capitaine Achab et Moby Dick ensemble s’effilochent / aux profondeurs d’où / va surgir le poème blanc – bélyé stikhi, disent avec dédain / mes confrères poètes russes dans leur fascination des rimes / et des ïambes – ce poème / l’unique pour qui j’ai sacrifié homme grappin et bateau / ce squelette surgi des profondeurs et au travers duquel / au travers de l’énorme non-existence de Dieu sur le blanc dénudé / pénètre une seule autre / couleur roux-de-rouille – marque du harpon solitaire ».
Tibor Zalán, Péter Dobai
Plus exacerbée, la songerie de Tibor Zalán (1954) s’inscrit dans la constante expressionniste européenne, traduisant l’angoisse de populations sans cesse bousculées et meurtries. Tibor Zalán s’applique à varier jusqu’à la morbidité le thème de l’échec : tant de silence règne ici, tant de « clous saignent » en lui que l’on croirait à une identification christique.
« […] quelle bête a laissé ses selles saignantes au seuil du ciel
j’ai froid
dans ma barbe grouillent les vers froids
l’existence faufilée de verbes dorés me rabat à terre
dans les légers décombres blancs de l’aube
Dieu erre
le brouillard lève par-dessus la tête sa forêt démente des oiseaux
lancent des éclairs au vent du sud chargé de brume
mais déjà dans les yeux propres des chiens
retentit le jour nouveau qui se remplit de vie
j’ai échoué sur des épines – vois
mon ombre quitte mes pieds vers la porte de la vague lueur
sur des tableaux mornes de silence apparaissent les mots
du tourment
et Tant d’heures et moi à trente ans et coule le sang4 ».
Nul ne s’en étonnera : lié aux épreuves de la défaite politique et de l’échec individuel, l’absurde existentiel a donc largement imprégné le lyrisme hongrois. « Bien que la vie ne soit que l’autre nom de solitude », aux yeux de Péter Dobai (1945), cet isolement ne nous révèle pas à nous-mêmes, nous in-existons ; l’homme doit s’assumer en acte, se libérer « de ses peurs – des causes de ses peurs, mobiles raisonnables, résignations » et comme il est un être du temps – mais s’en va-t-il ou s’en vient-il, ce temps, et lui et l’autre ? –, il flotte, fait route, fût-ce « ici à l’intérieur » conscient que « l’état le plus pur de notre vie est / l’adieu », celui qui s’adresse à toute réalité, même à cette fille de naguère, de quand ?
« […] et dans [son] sourire
un mot, un appel, un nom, bien qu’on ne puisse y répondre.
D’un objet indiscernable qu’elle tient en main,
ou plutôt du néant : voici que sur ma main,
qui tient la photo, je veux dire ici, dans le néant,
une ombre tombe, sans qu’on sache ce qui la projette ni sur quoi.
Est-ce une tasse dans sa main baguée ? Un verre ? Et depuis lors
déjà poussière ? Ou n’est-ce qu’un fragment sans âge d’une lumière
échue qui brille, qui jette un éclat de quelque part dans le passé
vers mes yeux, ici, mes pupilles, une lumière ancienne
sur sa main, entre ses doigts, au lieu de la tasse
ou du verre posé depuis très très longtemps ? Est-ce une photo ?
« N’est-ce pas une photo ? »
Poète national ou du quotidien, se synthèse ou d’analyse, penseur ou revendicateur, la diversité des poètes hongrois et la qualité de leur œuvre sont mises en évidence par ce choix de figures inclassables que nous n’avons pu que sommairement aborder. Rien qu’un regard, une coupe pratiquée dans le flux d’une création qui a d’autant moins à envier celles des « grandes » nations qu’on n’a pas repris ici les noms illustres du début du siècle, ni entrepris d’évaluer les voix plus jeunes. Or que promet l’avenir ? Ne jouons pas aux aruspices. La poésie est le fait de l’homme, mais l’homme centre-européen est-il encore celui de Robert Musil ? Et le Hongrois, après 1100 ans d’histoire nationale, toujours pris entre la volonté dominatrice et la sombre malédiction ? Les miroirs baroques ont-ils volé en éclats ou se sont-ils multipliés ? Quoi qu’il en soit, le poème continuera de faire le pont entre toutes les images du réel, soit que s’y transfigurent le déficit social et l’insatisfaction humaine, soit qu’y chantent le goût et les saveurs d’être, dans la profusion des heures et des œuvres.
*Dix-sept poètes hongrois est le titre de la meilleure anthologie, toute récente, de poésie hongroise contemporaine ; les textes sont traduits par André Doms, Georges-Emmanuel Clancier, Claire-Anne Magnès, Alain Lance, Maurice Regnaut et Bernard Vargaftig, avec la participation d’Anikó Fázsy, Arbre à paroles, Amay (Belgique), 1995, 179 p.
1. Sauf indication contraire, les extraits sont traduits par Anikó Fázsy et André Doms.
2. Sans oublier une œuvre considérable de traduction. Car la plupart des poètes hongrois sont aussi des traducteurs – fonctions essentielles dans un pays où tout isolationnisme, scientifique ou culturel, serait suicidaire.
3. En matière de poésie, par exemple, l’influence française avait été considérable à partir du symbolisme, notamment dans les œuvres majeures d’Endre Ady, Mihály Babits, Attila József, Gyula Illyés, etc.
4. Vers de Shelley que Zalán cite en épigraphe.