Un peuple que sa devise n’a jamais préservé de l’amnésie ne peut survivre que si retentissent à ses oreilles et dans son âme des voix en prise directe avec l’histoire.
Non qu’il s’agisse de stagner dans la nostalgie, mais parce que l’avenir se construit à partir des enracinements de la culture et des soifs de la dignité. Ces voix agaceront les tièdes chaque fois qu’elles dénonceront la médiocrité du climat politique et médiatique, mais elles révéleront du même coup leur absolue nécessité. L’histoire se souvient de Démosthène, Jérémie ou Churchill non en raison de l’écoute rarement obtenue auprès des peuples, mais pour la dure lucidité de leurs mises en garde. Au Québec, Andrée Ferretti compte parmi ces voix entêtées et indispensables.
Place aux jeunes
Sans vieillir, la voix d’Andrée Ferretti vise de plus en plus vivement les acteurs et les auditoires des jeunes générations. Cette préoccupation, déjà manifeste lors de la publication des Grands textes indépendantistes (Typo, 1992 et 2004), occupe aujourd’hui l’avant-scène de Mon désir de révolution1. Seule responsable de la seconde tranche de ces textes phares après le décès de Gaston Miron, partenaire de la première cuvée, Andrée Ferretti accrut alors la part des témoignages issus de la relève. Le même esprit la conduit aujourd’hui à confier la préface de cette autobiographie à Martine Desjardins, que le printemps érable de 2012 a fait connaître comme combinant jeunesse et exemplaire maturité.
« Rien n’est plus renversant, écrit-elle, que la force du désir des jeunes. Ils sont aujourd’hui comme hier l’avenir victorieux de notre histoire de luttes. » Transmettre ainsi le témoin à un coureur plus jeune est la meilleure preuve de l’attachement inoxydable d’Andrée Ferretti à sa Cause. Bien que marquée, comme Denys Arcand ou Éric Bédard, par le sombre patriotisme de l’historien Maurice Séguin, Andrée Ferretti réagit autrement que ce mentor : elle somme l’histoire de rendre gorge. En motivant les jeunes.
Chez Andrée Ferretti, le projet souverainiste s’arrime donc à l’histoire du Québec, mais en évitant la résignation et en ne succombant que rarement au ressentiment. « Partout et depuis toujours, ici et maintenant, la connaissance de l’histoire est l’assise principale de tout désir de révolution, son fer de lance le plus efficace. » Sans narrer une fois de plus la lutte séculaire qui a conduit le Québec de l’infériorité coloniale à un statut de pays inachevé, la militante met en exergue la motivation qui, à ses yeux, constitue le substrat de cet entêtement. Quand ce qui heurtait les patriotes reprend du service sous l’impulsion d’un gouvernement voué au néolibéralisme, Andrée Ferretti oppose à cette continuité menaçante la détermination du peuple québécois à revendiquer encore et toujours liberté et dignité : « […] toutes ces attitudes étaient tragiquement semblables à celles adoptées suite à l’échec des Rébellions qui, de peuple conquis, a fait de nous un peuple colonisé ».
Quelle révolution ?
Ce recours à l’histoire, dans ce qu’elle offre de balises et de points de comparaison, conduit Andrée Ferretti à prendre du recul par rapport à la violence. Alors que son vocabulaire parfois volcanique a pu naguère laisser l’impression que la Cause justifie tous les moyens, l’équivoque n’existe plus et on déformerait sa pensée en la croyant blindée contre les leçons assenées par le temps. Même si elle se dit « plus consciente que jamais de l’inégalité des forces en présence dans la guerre à finir engagée par le mouvement indépendantiste contre ces pouvoirs », elle en « arrive pourtant à conclure que l’action clandestine et violente ne peut être efficace dans notre société ». Surtout parce que la complicité du peuple n’est pas assurée.
On touche ici du doigt ce qui constitue l’assise la mieux ancrée des valeurs d’Andrée Ferretti : sa révolution ne saurait faire l’économie de l’éducation. Elle regrette encore la mue du Mouvement souveraineté-association (MSA) en parti politique. Parce que le travail de formation était à peine entamé. Elle attendait du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) une éducation du Québec aux vertus de l’indépendance ; autre vœu transgressé. Le raisonnement d’Andrée Ferretti, si je le perçois correctement, adopte la tonalité drue des grands prophètes. « Il faut vous rappeler ensuite, répétait Démosthène, soit en vous renseignant auprès des autres, soit, pour ceux qui sont au courant, en faisant appel à vos propres souvenirs quelle conduite vous avez tenue au temps où la puissance des Lacédémoniens était si grande » (Première philippique) ; « De même que vous m’avez abandonné pour servir dans votre pays des dieux étrangers, dit le Seigneur, de même vous servirez des étrangers dans un pays qui n’est pas le vôtre » (Jérémie, v. 18). À quoi se compare la râpeuse franchise de Churchill le 13 mai 1940 : « Je n’ai rien à vous offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». « Car, ajoutait-il, hors la victoire, il n’est point de survie. » Pas plus que l’épanouissement des violettes ne s’obtient en tirant sur leur tige, laisse entendre Andrée Ferretti, on ne rend l’indépendance désirable sans d’abord éveiller la nation à son histoire, ses dépendances, son potentiel. Si cette interprétation résiste à l’examen, un mystère se résorbe : c’est parce qu’ils auraient interrompu la formation du peuple et brusqué le plongeon dans l’action partisane que Pierre Bourgault et René Lévesque encourent le blâme d’Andrée Ferretti.
Fougue et stratégie
Indispensable, la fougue n’est pas toujours la meilleure conseillère, pas plus que l’intransigeance n’est nécessairement la plus féconde pédagogie. Cela dit et redit, une certitude devrait s’imposer : il est plus facile de trouver des stratèges que des convaincus, des médiateurs que des fervents, des compromissions que des audaces. Dès lors, les excès et les raccourcis d’Andrée Ferretti, pour réels qu’ils soient, ne peuvent occulter une contribution dont sont incapables les étapistes, les négociateurs, les timorés : autant est rare et irremplaçable le feu sacré, autant sont nombreux et presque interchangeables les conseillers en sorties de secours et en accommodements amollis. Déplorer les surchauffes dans les véhémences d’Andrée Ferretti équivaudrait à préférer l’accessoire au vital, le moyen idoine à la conviction, le calcul à la ferveur. Ce qui ne veut pas dire que la fougue doit déterminer seule les priorités et les parcours.
Andrée Ferretti entre en militance en 1963, comme Victor-Lévy Beaulieu le fit en littérature. Déjà, elle a pris en grippe la mondialisation qu’elle confond avec l’hégémonie et l’impérialisme et qu’elle juge inapte à coexister avec le pluralisme des cultures ; peut-être est-ce la raison pour laquelle des ténors indépendantistes comme Bernard Landry et Jacques Parizeau ne se logent pas dans son zodiaque préféré. De René Lévesque, erratique quand il se laisse attendrir par le beau risque de Brian Mulroney, elle écrira, dans un raccourci fracassant : « Malheureusement, René Lévesque n’était pas indépendantiste ». Verdict qui s’appliquerait plutôt à Pierre Marc Johnson ou à Lucien Bouchard. Par contre, Andrée Ferretti comble de fleurs Djemila Benhabib pour avoir « infatigablement appuyé le projet de Charte pour la laïcité du ministre péquiste Bernard Drainville », texte dont la pertinence est pour le moins amochée. Peut-être la Bible a-t-elle eu raison de ne pas attendre la même chose des Juges et des Rois que des Prophètes.
Mes Rencontres
En ménageant un espace substantiel aux personnalités qui ont partagé avec elle un « militantisme commun », cette autobiographie (qui mime l’essai) précise les priorités d’Andrée Ferretti. « Dis-moi qui tu admires et… », pourrait-on dire.
Sans surprise, une forte proportion des parents retenus par Andrée Ferretti s’apparentent à elle par leur tranchant. Ainsi, Gaston Miron, Gérald Godin, Michel Chartrand, Hélène Pedneault, Djemila Benhabib. Plus rares, mais aussi admirées, des figures comme Hubert Aquin et Robert Laplante (aucune parenté génétique !) accèdent aussi au cercle des « hommes et des femmes pénétrés de la nécessité de leur implication politique ». Seule surprise majeure, Pauline Marois trouve grâce aux yeux de l’auteure. L’« énergie » de l’ex-première ministre la protège de l’excommunication, même si elle fut, confesse Andrée Ferretti, « une femme de pouvoir qui tout au long de sa carrière a fait de nombreux compromis pour le conquérir et l’exercer, jusqu’à reléguer l’indépendance au rang des objectifs éventuels à réaliser un jour ou l’autre. Tout ce que je considère impardonnable ». René Lévesque et Jacques Parizeau manquaient-ils d’énergie ?
La conviction d’Andrée Ferretti ressemble, j’ose l’espérer, à cette lecture de son ouvrage. « N’étant pas réformiste, en vérité contre toute réforme qui maintient l’ordre établi, je ne pouvais rien accomplir à l’intérieur de ce système, si ce n’est de le contester farouchement, grain de sable dans les rouages de son erre et air d’aller. » Mission indispensable et tâche assumée, même si, de son propre aveu, une sévérité parfois excessive a marqué sa « critique des situations et des personnes ».
Ce n’est certes pas par manque de fougue que la prophétesse a peu obtenu des Rois et des Juges. Elle était et demeure nécessaire.
* Andrée Ferretti en 1956, détail d’un tableau de Georges Lauda.
1. Andrée Ferretti, Mon désir de révolution, XYZ, Montréal, 2015, 147 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Sous l’influence de Pierre Bourgault, orateur exceptionnel, la proposition de sa transformation [celle du RIN] en parti électoral avait été adoptée. J’étais farouchement contre ce changement.
p. 57
Comment en 2015, à l’heure de la mondialisation du moindre gadget, expliquer autrement que par notre statut provincial le fait que nos plus grands écrivains, créateurs d’œuvres originales exprimant la spécificité de leur culture nationale, ne figurent pas dans la liste des prix Nobel de la littérature.
p. 102
Remarquable intellectuel au sens fort du terme, penseur et acteur engagé, Robert Laplante fait concrètement face à ce défi de maîtrise de notre destin national sur tous les lieux de combat où il pratique l’art de la guerre idéologique et politique, avec une intelligence stratégique exceptionnelle sinon unique.
p. 136
Alors que le Canada sous Harper achève sa construction d’État unitaire, le Québec sous Couillard fragilise les institutions distinctives du Québec quand il ne les détruit pas.
p. 140
1. Un peuple et son rêve : présentation
3. Biographie exemplaire : Parizeau et la construction du Québec
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