Serge Patrice Thibodeau
ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE ACADIENNE
Perce-Neige, Moncton, 2009, 290 p. ; 24,95 $
Il est difficile d’imaginer un « pays » aux frontières géopolitiques plus floues que celles de l’Acadie – apparemment désignée par les médias parisiens comme les « provinces canadiennes de la façade Atlantique ». Cela n’empêche pas les Acadiens d’avoir une histoire, une langue (aux registres très variés, notamment grâce à la proximité de la langue anglaise), une culture, une littérature, bref, une identité bien à eux. Les éditions d’Acadie, première maison d’édition acadienne, ont été fondées en 1972 par l’Université de Moncton. C’est dans cette ville du Nouveau-Brunswick que furent fondées, en 1980, les éditions Perce-Neige, pour faire entendre les voix acadiennes émergentes. Serge Patrice Thibodeau, l’actuel directeur et poète reconnu (deux prix du Gouverneur général), propose une anthologie de la poésie acadienne.
Voici, selon lui, quelques-unes des caractéristiques (non exclusives) de cette poésie : le phénomène identitaire et ses dérivés ; le temps cyclique et les saisons ; l’usage baroque des symboles de la foi catholique romaine ; le profond sentiment d’appartenance à l’Amérique ; l’appel de la route versus les gestes banals du quotidien ; l’inquiétante étrangeté des vieux pays ; une forme d’autodérision débridée. L’anthologie va d’un anonyme du XVIIIe siècle à Sarah Marylou Brideau (née en 1983), en passant par Roméo Savoie (premier poète moderne à mon avis), Raymond Guy LeBlanc (dont le recueil Cri de terre aurait « marqué d’une pierre blanche l’histoire littéraire d’Acadie »), Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, Ulysse Landry, Zachary Richard, France Daigle, Serge Patrice Thibodeau et Jean-Philippe Raîche (qui signe le liminaire), pour ne nommer que les plus « importants » parmi les cinquante poètes retenus.
On s’en doute, le thème du pays perdu (conséquence des déportations de 1755-1763) revient régulièrement, sur le ton de la « complainte inachevée », qui dit bien l’écartèlement entre passé et avenir, entre douleur et espoir : « [L]a peine que j’ai / d’un pays perdu dedans mes recommencements » ; « Un pays d’emprunt / […] / Un pays qui est à nous sans l’être » ; « Certains diront que ce peuple n’a jamais existé » ; « Gens de mon pays chimère sans frontières et sans avenir » ; « Gens de mon pays / sans identité / et sans vie » ; « J’habite un cri de terre en amont des espérances » ; « J’inventerai le monde // et vous viendrez pour lui donner / toute sa densité d’humaine poésie ». Mais c’est peut-être le long poème « Je suis Cadien » de Jean Arceneaux qui résume le mieux l’anthologie et « l’odyssée acadienne » (titre de François-Moïse Lanteigne) : « Avec des voisins Mi’kmaqs et Souriquois / Irlandais et Écossais. // J’ai fait une vie. / J’ai fait une identité. / J’ai fait la pêche. / J’ai fait la récolte. J’ai fait l’amour. / J’ai fait des enfants. / J’ai fait de l’histoire. // Mais les Anglais ont gagné ma terre […] ». Présenté comme une invitation au voyage et comme la carte de visite d’une petite maison d’édition (projet légitime mais forcément restrictif), cet ouvrage, un peu beige dans sa facture, musical à souhait, sent le large et remplit bien son mandat : enrichir et diffuser le poétique patrimoine acadien.
par Yves Laroche
Robert Viau
ANTONINE MAILLET
50 ANS D’ÉCRITURE
David, Ottawa, 2008, 354 p. ; 29 $
Antonine Maillet a jusqu’ici 42 livres à son actif, auxquels il faut ajouter 12 textes divers parus dans des périodiques et des ouvrages collectifs ; sans compter un certain nombre de pièces de théâtre demeurées inédites. C’est en la regroupant par « cycles » que Robert Viau passe en revue cette œuvre vaste et multiple par laquelle Antonine Maillet « a mis l’Acadie au monde, dévoilé son âme profonde et fait de son coin de pays une référence à saveur universelle ». On pense ici bien sûr, parmi d’autres titres, aux incontournables monologues de La Sagouine (1971), qui ont véritablement lancé l’auteure et fait connaître sa « langue unique et particulière », et à Pélagie-la-charrette (1979), qui est à ce jour la seule œuvre canadienne couronnée par le prestigieux prix Goncourt et que l’essayiste considère comme le roman le plus construit de l’auteure.
Des commentaires de Robert Viau émergent, entre autres constats, les reprises dont la production d’Antonine Maillet est tissée. Sur le plan thématique, par exemple, « le rabaissement des nantis, le réalisme grotesque, le rire, le carnavalesque et la permutation du haut et du bas reviennent dans presque toutes les œuvres ». Dans Les cordes-de-bois (1977) des thèmes rappellent les romans Don l’orignal (1972) et Mariaagélas (1973), lequel a connu une nouvelle version dans la pièce La contrebandière (1981) et dont la parenté avec Crache à pic (1984) saute aux yeux. « De nombreux récits mailletiens s’entremêlent dans Gapi » (1976) et Pierre Bleu (2006) « reprend le récit élaboré dans Les confessions de Jeanne de Valois » (1992). Le personnage de Ma-tante-la-Veuve est repris « d’œuvre en œuvre ». Celui de la Sagouine apparaissait déjà en partie dans la première des trois versions de la pièce Les crasseux (1968) et on le retrouve dans les contes de Par-derrière chez mon père (1972) et dans les « commérages » de L’Île-aux-Puces (1996). Radegonde, alias Radi, née avec On a mangé la dune (1962), revient dans Le chemin Saint-Jacques (1996), Chronique d’une sorcière de vent (1999), Le temps me dure (2003)… Viau souligne aussi l’impression de « déjà-vu » de la pièce Garrochés en paradis (1986) et du roman Madame Perfecta (2001), qui est une « Sagouine Deusse »… Mais « pourquoi pas ? » conclut l’analyste qui motive ainsi les « longueurs » et les « répétitions » de l’œuvre : « L’univers d’Antonine Maillet étant vaste, pourquoi ne l’explorerait-elle pas à fond, quitte à revenir sur ses pas pour revisiter certains lieux et faire revivre certains personnages ? »
Cette explication ne ralliera sans doute pas tous les lecteurs, mais force est de reconnaître la justesse du regard posé sur l’ensemble des écrits de la célèbre Acadienne par Robert Viau, qui a voulu en même temps rendre « hommage » à une auteure dont l’ « œuvre foisonnante et merveilleusement riche », à l’évidence, et avec raison, l’enthousiasme.
par Jean-Guy Hudon
Herménégilde Chiasson
BÉATITUDES
Prise de parole, Sudbury, 2007, 131 p, ; 15,95 $
Herménégilde Chiasson recevait en avril dernier le prestigieux prix Champlain, autrefois remis par le Conseil de la vie française en Amérique et maintenant repris par le Salon international du livre de Québec. Le recueil Béatitudes fait montre, selon le jury, d’une grande liberté, « de celles qu’incarnent autant l’élan le plus flamboyant que le geste ancré dans l’ombre du quotidien ». En effet, la beauté de ce livre réside dans le réalisme poignant avec lequel le poète saisit la nuit derrière nos gestes, et dans le lyrisme de sa langue.
L’Acadien réécrit à sa façon « Les Béatitudes », cette partie du « Sermon sur la Montagne » où Jésus rassure les pauvres, les affamés, tous les spoliés de la Terre, « Heureux soient-ils parce qu’ils seront récompensés ». Ceux-là, comme le promettent les Évangiles de saint Matthieu et de saint Luc, auront-ils le ciel ? Rien n’est moins sûr, bien que le début du livre le laisse supposer, par une sentence qui clôt des suites de vers commençant par « Ceux qui » : « Ceux-là auront » L’attachement à l’ici-bas devient de plus en plus fort à mesure que l’on avance dans cette œuvre, et bientôt, on constate que la promesse d’un paradis en haut a disparu, que c’est ici, sur terre, ni enfer ni ciel, que se joue l’avenir de nos vies. S’il y a réconfort dans ces paroles, il réside dans le destin commun qui unit ces « Celles qui » et « Ceux qui ».
Parmi ces visages, on a plaisir à reconnaître sa propre mère, son enfant, son amour. Le poète sait décrire avec une extrême minutie des gestes qu’on leur croyait uniques. Par exemple : « [C]eux qui s’agenouillent momentanément dans les lieux publics, faisant fi des chaises qu’on leur propose » ou « celles qui vous laissent de longs messages, au point où l’on croirait y déceler l’étendue de leur douleur, les mots se répandant à profusion dans le grondement de machine où elles finissent par se résumer brusquement, pour tout dire, concluant à la hâte par d’abruptes déclarations d’amour ». Le livre est vite barbouillé de ces petits traits au plomb, ces traces laissées dans le but d’y revenir plus tard, pour lire à ceux et celles que l’on aime les passages qui les nomment. Des envolées lyriques, au contenu plus existentiel, se mêlent aux traits du portraitiste, construisant un bel équilibre entre une quête de profondeur et le quotidien. On sent par ailleurs le vibrant hommage que rend Chiasson à ceux et celles qui ont marqué sa vie, dont un certain Gérald Leblanc à qui, parmi d’autres, est dédié ce recueil.
par Judy Quinn
Fredric Gary Comeau
VÉRITÉS
Perce-Neige, Moncton, 2008, 103 p. ; 14,95 $
Écrit entre Montréal, Cuba, Paris et Buenos Aires, ce beau recueil comprenant de surprenantes pages nous amène à comprendre, à voir que notre dite « réalité » est parsemée de significations, de « vérités » ne nous sautant point toujours aux yeux. Le poète est situé dans un « maintenant » mais nous parle d’un « Ailleurs » qu’il habite en s’adressant à une femme désirée, aimée. Mais il ne pourra, on le devine, tout englober dans son écriture. « [J]e ne suis pas d’ici / ne cernerai jamais / ce qui anime ces gens / les pousse toujours / à sortir de leurs gonds / à oublier de respirer / en clamant leur existence. »
C’est sans doute le sort de l’art poétique – de toute la culture ? – que cette capacité limitée de faire surgir le Sens, d’ouvrir, d’éclairer nos horizons trop souvent quadrillés par des codes et des valeurs qui ne nous appartiennent pas. Serait-ce, d’ailleurs, pour cela que la poésie s’appuie sur de fragiles ancrages – cela facilitant son universalité ? Le poète n’a ainsi pas le choix de rappeler ceci : « [A]vance toujours / dans ce monde que je n’ai pas du tout cerné / peu importe où je suis je ne suis pas d’ici ».
par Gilles Côté
Mélanie Léger
ROGER ROGER
Prise de parole, Sudbury, 2009, 121 p. ; 15,95 $
Dans cette pièce de théâtre, Roger est un jeune homme de 27 ans qui deviendra électricien pour « payer sa van » alors que son père, député libéral, qui avait payé ses études universitaires en sciences politiques, aurait espéré de lui un brillant avenir dans son parti. Roger écrit son journal sur des pages blanches qu’il cache dans un Playboy. Souffrant d’une douleur à la poitrine, il doit apprendre à « vivre doucement ». Notre protagoniste aura un coup de foudre dans une mer de fils électriques. Annie, sa nouvelle flamme, une jeune fille extrêmement timide, se confie, quant à elle, à son four à micro-ondes. Dans une scène surréaliste particulièrement réussie, Annie, assise au restaurant avec Roger, devra faire face à ses peurs et à ses angoisses qui prendront forme, au fur et à mesure qu’elle les appréhendera. Roger, obnubilé par l’écran de télé derrière elle, tombera des nues lorsqu’elle s’éclipsera en courant. Il confie à sa sœur de douze ans, Sylvette, qu’il aurait bien aimé être un aventurier et faire ce qu’il avait envie de faire sans penser aux autres. Sa sœur lui lance une réplique savoureuse : « Arrête de me parler Roger. Je n’ai pas le goût de savoir comment c’est plate la vie d’adulte. Je vais attendre d’être une adulte ». Cette même sœur, qui lit « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust, va mourir d’ennui au milieu de la pièce, au cours d’une scène démesurée où le père convoque une réunion de famille pour faire un discours à son fils sur le « vrai travail ». Quant à Dina et Dani, deux jumeaux, personnages clownesques, ils ponctuent l’histoire à travers de petites capsules à saveur absurde, en attendant leur conception
On pense à Ionesco, à Boris Vian, à Samuel Beckett. En fait, c’est une jeune auteure de l’Acadie très prometteuse, dont on entendra probablement beaucoup parler sur nos scènes québécoises dans les années à venir. De son texte, à la fois touchant et drôle, émerge un style bien à elle. Dans un mélange d’absurde, de poésie, d’humour, elle nous invite à réfléchir sur la condition humaine, les troubles qu’apporte l’avènement de l’amour, les peurs profondes devant la solitude, l’abandon, l’avenir. Les angoisses existentielles sont exposées dans un humour décapant, soulignant la profondeur du propos. On sent la plume jeune, mais non moins mature, dardant ses pointes bien effilées sur nos multiples visages humains. À suivre…
par Josée Guindon
Marie Cadieux
ENFANCE ET AUTRES FISSURES
L’Interligne, Ottawa, 2008, 75 p. ; 13,95 $
Avec son tout premier recueil de nouvelles, la scénariste et réalisatrice Marie Cadieux propose une relecture des premières années de la vie et de leurs empreintes sur l’âge adulte. L’enfance, chez Cadieux, n’est ni le temps de l’enchantement ni, à l’opposé, celui des tragédies indélébiles mais plutôt une période poreuse comme du bois tendre où les événements, même les plus minuscules, s’incrustent. Là, une trace de doigt. Là encore, un coup de canif. Ailleurs, une entaille plus profonde… Pour Antoine, cette fissure sera celle d’un uniforme et du visage soudain éteint de son père. Pour Maude, le chant coincé dans la gorge. Et pour Adèle, un cadeau d’anniversaire particulier.
En peu de mots et quelques images prégnantes, Marie Cadieux saisit le lecteur et l’entraîne au cœur de cette fissure où s’engouffrent ses jeunes personnages. La nouvelliste maîtrise l’art de nous ramener aux émotions de l’enfance, nous laissant tout aussi désemparés que Mona, Pablo ou Anne qui, à six ans, ne comprend pas ce qui est arrivé à son grand frère. « Peut-être que c’est une pièce. Elle l’a vu une fois au Monument Lefebvre, il était le meilleur sur la scène. Alors si elle l’embrasse, il va sans doute ouvrir les yeux, se lever pour la faire valser. Elle monte sur le petit marchepied en velours, se penche sur le beau lit de satin. Un grand cri déchire le silence. Anne s’envole dans les airs. Elle voit le visage de son papa, grimaçant, rouge. »
Enfance et autres fissures comprend dix nouvelles regroupées en deux parties. Si celles mettant en scène de jeunes personnages convainquent sans hésitation du rare talent de Marie Cadieux à laisser entendre les voix de l’enfance, le choix des « autres fissures » surprend. D’une écriture tout aussi maîtrisée et sans être inintéressantes, certaines de ces nouvelles détonnent par leur côté fantastique (« Bleu, bleu »), mystérieux (« Jour anniversaire ») ou érotique (« Transports »). On cherche en vain la profondeur et la force contenue qui traversent « Les petites économies », « L’uniforme », « Premier jour », « Le salon » ou même « Le courage ».
Mais cela n’est qu’un très léger bémol, et peut-être tout simplement le regret de n’avoir pu continuer de suivre encore et encore Marie Cadieux sur les chemins de l’enfance. Ne nous reste qu’à attendre avec impatience sa prochaine publication…
par Linda Amyot
Mourad Ali-Khodja et Annette Boudreau
LECTURES DE L’ACADIE
UNE ANTHOLOGIE DE TEXTES EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, 1960-1994
Fides, Montréal, 2009, 641 p. ; 39,95 $
Constituée surtout de textes à fort indice sociologique, l’anthologie Lectures de l’Acadie privilégie, de son propre aveu, certaines perspectives : il lui revient, dit-on en quatrième de couverture, « de rendre compte du précieux travail des sciences humaines et sociales en Acadie ». Rien là qui soit anormal ou illégitime ; surtout, rien qu’un non-Acadien puisse contester. Il en résulte, pourtant, pour le lecteur peu familier avec l’histoire et le tissu acadiens, le sentiment d’entendre un plaidoyer plutôt qu’un bilan large et serein. À noter également que l’anthologie cesse sa cueillette en 1994, ce qui, en ces temps d’accélération, force à interroger un passé déjà lointain.
Plusieurs textes suscitent la réflexion. Insistons sur ceux de Marc-Adélard Tremblay, de Jean-Paul Hautecœur, de Léon Thériault, de Michel Roy, de Joseph Yvon Thériault, de Michel Bastarache. Celui de Marc-Adélard Tremblay, daté de 1962, donne un durable aperçu des tâches à assumer. Celui de Jean-Paul Hautecœur, de quinze ans postérieur, scrute le nationalisme acadien et en définit les étapes en termes nets et même brutaux. Pendant un temps, le fétichisme suffit, car l’Acadie vit « sur le mode de la parole », investie qu’elle est dans la prière, le sermon, les chants, le mythe originaire du Grand Dérangement ! Aux yeux de Léon Thériault, l’histoire de l’Acadie n’est racontée fidèlement qu’à propos du Régime français et de la période qui suit la confédération. Entre ces deux périodes, l’essentiel s’absente : « On nous a présenté une histoire de consensus, une histoire où tous les francophones étaient d’accord. Il y a au contraire tout un passé de violence que l’on a ignoré, violence dirigée non seulement contre des éléments extérieurs à la société acadienne, mais violence dirigée contre certains éléments de la société acadienne elle-même ».
Avec des doigtés différents, Michel Roy et Michel Bastarache évoqueront les liens entre l’Acadie et le Québec. De dire Michel Roy : « La leçon de 1755 n’a pas servi. Nous essayons toujours de louvoyer entre une Amérique dont la vocation anglaise ne fait plus maintenant l’ombre d’un doute, et le Québec, seule partie française viable du continent ». L’éminent juriste Bastarache invite lui aussi l’Acadie à un questionnement englobant : « La signification profonde du dualisme canadien a été scrutée par les auteurs de toutes les études sur la Constitution ; nous croyons, pour notre part, qu’elle se résume à deux principes fondamentaux, la sécurité culturelle et la représentation politique des deux communautés nationales ». Autrement dit, renforcer la culture de la minorité acadienne et doter d’un poids politique ce qui demeure, dans le vocabulaire de Michel Saint-Louis, une « collectivité sans État ».
Quant à la contribution de Joseph Yvon Thériault, elle touche un point sensible. « D’une certaine façon, écrit-il, l’histoire des sciences sociales et de l’Acadie fut un rendez-vous manqué. […] D’une certaine façon les sciences sociales sont nées en Acadie au moment où un peu partout elles entraient en crise ». Ce verdict provoque de la part des coordonnateurs de l’anthologie une riposte qui témoigne de leur déplaisir : « Il y a d’abord le fait que cette lecture fait fi du caractère récent de l’institution universitaire. Plus important encore, son ignorance à l’égard de l’histoire contemporaine de l’Acadie ne permet en aucune façon de dire que ce n’est qu’après les réformes des années 60 qu’un ‘groupe d’intellectuels acadiens’ se forme ». Comme s’il avait pressenti la réticence, Thériault avait ajouté : « Ainsi les grandes réformes sociales et politiques des années 60 qui allaient marquer profondément la société acadienne se réalisèrent avant que naisse ici un groupe d’intellectuels acadiens capables, à partir d’une connaissance intime de leur milieu, d’en orienter le sens » (souligné par Thériault). Nouvelle réplique : « Nous réalisons aussi aujourd’hui que cette notion d’indigénisation doit être utilisée avec beaucoup de précautions et de nuances dans la mesure où la charge essentialisante dont elle est porteuse ne peut que brouiller dangereusement les frontières entre appartenance et savoirs et jeter un voile sur le travail que ces derniers effectuent ».
Osons un commentaire. Il est notoire, et l’anthologie le confirme, que l’Acadie entend mener sa barque sans dépendre du Québec. Rien de plus légitime. L’Acadie sait pourtant que le Québec peut, aux conditions acadiennes, lui être utile. C’est là que l’arrivée en Acadie d’universitaires peu au fait de la relation haine-amour entre le Québec et l’Acadie risque d’en méconnaître les nuances.
Ce serait dommage. En effet, tandis que plusieurs textes de l’anthologie s’inquiètent de ce que l’Acadie privilégie la culture faute de trouver une voie politique, il s’en trouve au Québec pour diagnostiquer la même propension. Ainsi, Daniel D. Jacques (La fatigue politique du Québec français, Boréal, 2008). Thériault ne formule-t-il pas un diagnostic analogue dans son propos sur les combats menés dans les années 1970 contre une certaine régionalisation : « Quand ces luttes se sont estompées, le mouvement est retourné à ses préoccupations culturelles » ? Percevoir une similitude – si elle existe –,ce n’est pas sacrifier sa liberté.
par Laurent Laplante