Extrait de Émotions, un des douze livres du projet « Autobiographie »,
une suite poétique qui sera publiée à différents moments et dans divers lieux.
du feu
les flammes qui ont ravagé la plus belle partie d’une vie
de la grisaille
cette maison qui tombait en lambeaux à bonne distance
de l’embarras
cet homme en avance porteur de mauvaises nouvelles
de l’amour
sa vie entière attendant la nudité plurielle sous une tente
de la colère
tout ce silence obligé à contenir l’impuissance des autres
des ruines
les rebords calcinés d’un livre et ses images vengeresses
de la route
un pays traversé à perte de vue pour vaincre le sommeil
du regard
l’azur de ses yeux la négligence de sa beauté contrainte
de la mer
un reposoir silencieux habité du cri de tous les oiseaux
de la lumière
à contre-jour sa silhouette imbibant le rouge de la toile
de l’absence
l’oubli s’imposant à la dure et grave consigne du silence
du temps
le son de sa voix estompé dans les méandres du souvenir
Le vieil homme près de moi en avion me dit qu’il a eu les deux genoux refaits. Le premier il y a six ans au prix de plusieurs opérations et le second il y a deux ans mais il me dit qu’il devra retourner en chirurgie car la douleur lui est de plus en plus insupportable. Il ne se fait pas d’illusion sur les progrès de la science car il souffre d’arthrite et il sait qu’il n’y a pas de retour possible. Sa voix est éraillée et elle se faufile à travers un sourire qui lui donne cette lumière et cette candeur des gens qui n’attendent plus grand-chose. Il se rend dans sa ville natale pour assister aux funérailles de sa sœur qui est décédée il y a trois jours. Elle était dans le coma à la suite d’une crise cardiaque. Il me dit que le jour de son décès elle s’est levée pour la première fois en treize ans, s’est assise à la table pour ensuite revenir dans son lit et s’éteindre quelques heures après. Il me parle de cet homme dont il a entendu parler et qui s’est réveillé dans un hôpital pour ne plus rien comprendre à ce qu’on lui disait.
Il a trois enfants. Son fils viendra le rejoindre de Vancouver. Il me parle de la tempête où il est tombé six pieds de neige en une fin de semaine. La porte avant de la maison impossible à ouvrir, la manière dont il s’y est pris pour se rendre au magasin chercher du lait pour ses deux enfants en bas âge. La neige empilée jusqu’à hauteur du toit.
Il y a cinquante ans qu’il vit à Toronto et il n’est pas souvent retourné à Regina. Il est surtout allé à Winnipeg qui selon lui est la plus belle ville au pays. Il raconte qu’autrefois il se rendait en voiture et qu’en deux jours il couvrait les mille quatre cents miles en passant par le Wisconsin et en remontant vers la frontière canadienne. Il lui est arrivé de couvrir la distance complète en une seule journée, quittant Toronto à trois heures du matin et conduisant toute la journée jusqu’à la tombée du jour. Maintenant il ne pourrait plus faire ça. C’est pourquoi il apprécie les prix spéciaux d’Air Canada pour les gens qui doivent se rendre d’urgence à des funérailles. Malgré ces mesures humanitaires il me dit qu’il n’a pu se rendre lorsque son frère est décédé étant donné qu’il était immobilisé sur un lit d’hôpital où il récupérait à la suite de l’une de ses chirurgies.
Il me raconte la fois où il a vu les montagnes Rocheuses depuis les plaines et je lui parle de ma traversée du pays en voiture, de mon impression de ces montagnes qui n’en finissaient plus de surgir à l’horizon. J’avais fait ce voyage avec L. Nous nous lisions des livres à haute voix, chacun notre tour, tandis que l’autre conduisait. La fuite immobile. Volkswagen Blues. Le Premier sexe.
J’essaie de lire mon journal mais il m’interrompt pour me dire qu’il a toujours aimé faire la pêche mais que maintenant il ne peut plus rien faire de tel en raison de ses genoux. Il me relate en détail les prises qu’il a faites. La fois où il a pris deux « jacks » un poisson dont je n’ai jamais entendu parler mais il semble fier de son exploit et je lui dis que j’ai peu pêché sauf les fois où, enfant, j’accompagnais mon frère à un ruisseau où nous ne prenions jamais rien. De la même manière que, fils de pêcheur, je ne suis pas allé sur l’eau plus de cinq fois dans toute ma vie. Il continue à me faire part du temps où il pouvait marcher sans l’aide d’une canne, sans l’aide d’une chaise roulante, sans l’aide des autres. La fois où il a pris quatre saumons. Il me dit à quel point cette activité est maintenant devenue un sport de riche. Il relie cette activité au golf qui lui aurait coûté une fortune s’il avait voulu joindre le club qui opère en face et à quelques pas de chez lui.
Pour m’accompagner dans ma lecture, il ouvre son sac et se met à la recherche de la dernière édition du Reader’s Digest. Il me dit qu’il a fait une partie de ses bagages mais que son épouse a fait l’autre moitié et que les deux ont peut-être oublié d’y inclure la précieuse revue. En cherchant il me montre une édition périmée, en plus grand format et en gros caractères pour les personnes dont la vue faiblit. Il y est abonné et transporte six numéros pour la plus jeune de ses sœurs qui habite Regina et qu’il va revoir à l’occasion des funérailles.
Il me dit à quel point la population de la banlieue qu’il habite a augmenté au cours des années où il a vécu à Toronto au point où il n’y a plus d’espaces verts entre la ville et la campagne. Il me fait part de ses réflexions sur la politique, de son admiration pour sa mairesse qui a décidé de régler des situations qui ne peuvent plus durer. Il élabore sur une série de détails, de personnes, d’événements dont je ne saisis pas vraiment la portée mais qui semblent lui donner beaucoup d’espoir à l’effet que le monde s’améliore. Je retiens qu’elle veut faire un point d’ordre qui forcerait chaque personne de la communauté à se trouver un emploi car son quartier, qui est plus riche, en a assez de payer pour les autres plus pauvres qui l’entourent. Par hasard je regarde l’hôtesse debout tout à côté, sa beauté étrange et blasée tandis que, sur les petits moniteurs vidéo qui viennent d’apparaître devant nous, on donne les instructions d’usage en cas d’écrasement de l’avion suivies des nouvelles bilingues. L’assassinat en Irak d’Uday et Qusay Hussein. Le procès de Robert Pickton, meurtrier en série de 22 femmes. La prise du pouvoir par Paul Martin.
J’écoute cette voix confondue dans le souffle, ces veines comme une carte géographique projetée sur le visage, cette insistance à se remémorer les menus détails comme une vérification ultime et je pense à mon père assis sur son dernier lit, regardant devant lui cette longue vie qui fut la sienne, le silence prenant qui envahissait la chambre où il allait décéder une semaine plus tard. Je me dis qu’il serait peut-être temps de passer une partie de ma vie à écouter ces histoires qui n’ont pas plus de direction qu’elles n’ont de sens mais qui témoignent d’un passage, d’un parcours, d’un trajet, d’une errance si semblable à la mienne, à la nôtre au fond, perdue et retrouvée dans celle des autres.
L’avion va se poser à Regina. Du haut des airs je regarde les champs qui ressemblent à un damier, les routes qui se fondent à l’horizon lointain pour disparaître dans le halo de chaleur qui monte de la terre. Il me demande ce que je fais dans la vie et sans attendre ma réponse il me confie qu’il a été toute sa vie représentant en machineries agricoles. Du haut des airs, il me parle des champs et des cultures que l’on voit au sol. Le jaune à perte de vue est occupé par les fleurs d’une plante qui donnera de l’huile, les champs de pois, de blé. Je ne vois que des teintes de vert et une inspiration probable pour un type de peinture déjà fait ailleurs, autrefois. Je lui dis que je suis écrivain, même si j’éprouve toujours un malaise à me définir comme tel. Le silence s’installe soudainement. Une distance entre le vécu et ce qu’on en perçoit, ce qu’on en retient. L’ancien pouvoir du chaman tandis que l’avion descend lentement du ciel pour s’immobiliser sur la terre sacrée des Cris. Il ne bouge pas. Il me dit qu’il a du temps et qu’on va venir le chercher. Il me demande si je peux sortir sans qu’il ait à se lever. Je le quitte en lui disant de faire attention, sous-entendant que le monde est rempli de pièges et d’imprévus. Il me retourne le même conseil et je m’enfonce dans l’étroit corridor de métal me demandant pour combien de temps encore le monde sera pour moi rempli de pièges et d’imprévus.
Poète majeur, dramaturge prolifique, artiste visuel, cinéaste… La somme des créations artistiques d’Herménégilde Chiasson est impressionnante. Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix et honneurs dont le Prix du Gouverneur général 1999 pour son recueil Conversations ainsi que le prix Champlain 2008 pour Béatitudes.
Herménégilde Chiasson a publié :
Mourir à Scoudouc, D’Acadie, 1974 et L’Hexagone, 1979 ; Rapport sur l’état de mes illusions, D’Acadie, 1976 ; Claude Roussel, sculpteur/sculptor, D’Acadie, 1985 ; Prophéties, Michel Henry, 1986 ; Atarelle et les Pakmaniens, Michel Henry, 1986 ; Existences, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1991 ; Vous, D’Acadie, 1991 ; Vermeer, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1992 ; L’exil d’Alexa, Perce-Neige, 1993 ; Miniatures, Perce-Neige, 1995 ; Climats, D’Acadie, 1996 ; Aliénor, D’Acadie, 1998 ; Conversations, D’Acadie, 1998 (Prix du Gouverneur général 1999) ; Pour une culture de l’injure, Le Nordir, 1999 ; Brunante, XYZ, 2000 ; Actions, Trait d’union, 2000 ; Laurie ou la vie de galerie, Prise de parole/La Grande Marée, 2002 ; L’oiseau tatoué, La Courte échelle, 2003 ; Le Christ est apparu au Gun club, Prise de parole, 2005 ; Parcours, Perce-Neige, 2005 ; Béatitudes, Prise de parole, 2007 (prix Champlain 2008).