En 2009, la question de l’existence de la littérature acadienne ne se pose plus comme elle se déclinait il y a une quinzaine d’années pour la littérature franco-ontarienne ou encore il y a un demi-siècle en ce qui concerne la littérature québécoise.
En effet, on convient aisément des jalons importants de la modernité de cette littérature en évoquant, d’une part, l’année 1958 pendant laquelle Ronald Després et surtout Antonine Maillet publièrent leur première œuvre et, d’autre part, l’année 1972 au cours de laquelle les éditions d’Acadie ont vu le jour.
La littérature acadienne comporte son lot d’auteurs canoniques, et ce, dans tous les genres. Outre Maillet, on pense entre autres à Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, France Daigle et Serge Patrice Thibodeau. Par ailleurs, la parution d’une nouvelle anthologie de la poésie acadienne aux éditions Perce-Neige ainsi que d’un dictionnaire des œuvres littéraires de l’Acadie des Maritimes (éventuellement chez Prise de parole) suffit pour saisir l’importance de la littérature acadienne. Pourtant, l’existence de cette dernière s’avère des plus paradoxales, car au-delà des auteurs et de leurs œuvres, l’institution littéraire semble s’être grandement fragilisée depuis une dizaine d’années. En fait, la question à laquelle on doit s’attarder se présente de la façon suivante : quel est le mode d’existence privilégié de la littérature acadienne ?
Splendeurs et misères artisanes
Les bouleversements économiques, éducationnels et sociaux associés aux années du gouvernement de Louis J. Robichaud marqueront de façon indélébile les Acadiens et la province du Nouveau-Brunswick pendant les années 1960. La création de l’Université de Moncton fournira l’occasion à la jeunesse acadienne de repenser ses appartenances identitaires. Sur le plan culturel, le passage de la tradition à la modernité se fera particulièrement sentir dans la littérature. Les éditions d’Acadie vont publier les textes fondateurs de la poésie acadienne moderne. Puis, lorsque le prix Goncourt est remis à Antonine Maillet pour son roman Pélagie-la-charrette, la littérature acadienne commence à exister sur le plan international.
À la suite des éditions d’Acadie, d’autres maisons d’édition de tout acabit verront le jour au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Fonctionnant presque de manière artisanale, ces maisons d’édition ont contribué à une autonomisation fragile de l’institution littéraire. Par exemple, les éditions Perce-Neige qui amorcent leurs activités au début des années 1980 publieront l’essentiel de la poésie de l’avant-garde, genre de prédilection des jeunes littératures. À partir des années 1990, sous la direction de Gérald Leblanc, la maison réunit une véritable communauté littéraire dynamique. À l’époque, quelques écrivains québécois comme Claude Beausoleil, Yolande Villemaire et Jean-Paul Daoust tissent des liens importants avec les poètes acadiens. Par ailleurs, en plus des prix locaux Antonine-Maillet’Acadie Vie, France-Acadie et Éloizes, les écrivains acadiens sont récompensés par les prix du Gouverneur général ou par des prix habituellement remis à des auteurs québécois. Enfin, à la suite des premiers cours dispensés par Marguerite Maillet à l’Université de Moncton, plusieurs universités des Maritimes embauchent un professeur qui se spécialise dans le domaine.
De façon concomitante, le nombre d’institutions universitaires ayant comme objet d’étude la littérature et la culture acadiennes n’a pas cessé d’augmenter. En effet, à l’Université de Moncton, en plus de la création d’un programme de doctorat en études françaises au tournant des années 1990, on compte le Centre d’études acadiennes qui existe depuis 1968, la Chaire d’études acadiennes (1982), la Chaire de recherche McCain en ethnologie acadienne (2006) et l’Institut d’études acadiennes (2006). À ces organismes, il faut ajouter la création de l’Association internationale d’études acadiennes en 2004, année du 400e anniversaire de la présence française en Amérique. D’ailleurs, au cours de cette même année, de nombreux livres, collectifs, numéros de revue se consacrant à la littérature acadienne ont été publiés au Québec, en France, en Allemagne, en Roumanie, etc. De prime abord, le dynamisme de la recherche sur la littérature acadienne témoigne d’une vitalité remarquable. En fait, l’engouement pour l’étude de la littérature acadienne en Acadie, au Québec et dans le monde est sans aucune mesure avec l’importance quantitative de son peuple. Il existe en effet très peu de peuples avec une population de 250 000 personnes dont près de 66 % se situent dans les niveaux d’alphabétisme les plus bas qui peuvent se targuer de posséder une littérature autant étudiée. Bref, sur le plan institutionnel, malgré un certain recul dans les années 1980, la littérature acadienne a connu une période d’effervescence de 1972 à la fin des années 1990.
La forêt qui cache les arbres
La prolifération d’auteurs et d’œuvres appartenant à tous les genres en Acadie pendant les 35 dernières années cache un malaise institutionnel récent. À partir des années 2000, l’existence de la littérature acadienne ne repose plus sur les mêmes bases. Coup sur coup, les éditions d’Acadie déclarent faillite, la revue de création Éloizes cesse ses activités dans des circonstances nébuleuses et certains auteurs acadiens doivent alors se tourner vers des éditeurs québécois (Daigle chez Boréal) et surtout franco-ontariens (Prise de parole). De plus, quelques universités de la Nouvelle-Écosse n’ont pas embauché de spécialiste en littérature acadienne pour remplacer les départs récents. Ce malaise institutionnel touche également les prix littéraires. En 2008, on remettait pour seulement la deuxième fois le prix quinquennal* Antonine-Maillet-Acadie Vie dont le premier lauréat était Herménégilde Chiasson en 2003. Ce prix vise à récompenser des Acadiens et des Acadiennes qui, par la qualité de leur travail dans le domaine littéraire, contribuent au rayonnement et à la promotion de l’Acadie dans le monde. On aurait pu s’attendre à ce que France Daigle ou Serge Patrice Thibodeau remporte ce prix. Or, en l’attribuant à Calixte Duguay, un auteur-compositeur certes important pour l’Acadie, on nous laisse entendre un message ambigu. Duguay a publié un seul recueil de poésie en 1976 et une pièce de théâtre en collaboration en 1994. Il n’est pas à l’étude dans les cours de littérature et pour tout dire, il a très peu à voir avec la littérature. Le message de l’institution semble être le suivant : dès la deuxième remise du prix, nous n’avons pas d’œuvre littéraire assez solide en Acadie pour récompenser un écrivain de carrière.
Une anecdote plus troublante témoigne de la fragilité de l’institution littéraire acadienne. En 2005, je participais à une rencontre avec des étudiants de l’école secondaire Mathieu-Martin à Dieppe. Ces derniers faisaient partie d’un club de lecture. Dans le local, deux grandes bibliothèques contenaient d’un côté un nombre impressionnant de classiques français et québécois en plusieurs exemplaires et de l’autre côté, une quantité semblable des meilleurs textes acadiens. Il était question de Balzac ce jour-là. À la fin de la rencontre, j’ai demandé à l’enseignante de me réinviter lorsque la lecture obligatoire serait acadienne. Par son regard, par celui des étudiants, je comprenais que les œuvres acadiennes resteraient sur les étagères. Ainsi, le lectorat continue de faire cruellement défaut en Acadie. Dans les écoles secondaires, dans les programmes d’apprentissage du français, la littérature acadienne ne fait pas bonne figure. On finit par se demander qui se procurera le prochain roman de France Daigle – lecture littéraire s’il en est une – à part quelques professeurs, leurs étudiants et les amis du milieu.
Bilan et avenir
Sans douter un seul instant de l’existence de la littérature acadienne, il faut avouer que l’institution qui la supporte s’est essoufflée depuis dix ans. Certes, l’édition pour la jeunesse fonctionne bien avec Bouton d’or Acadie ainsi que la littérature plus populaire qui s’impose avec les éditions de la Francophonie et La Grande Marée. Du côté littéraire, les mêmes écrivains encensés tiennent le fort et la relève se fait timide ou alors se dirige vers d’autres formes d’art. Pourtant, les deux œuvres les plus intéressantes publiées par des Acadiens au cours de la dernière décennie sont le fruit d’auteurs ayant à peine 30 ans. D’une part, la pièce de théâtre L’intimité (2003) d’Emma Haché présente « une société aux valeurs incertaines et dérisoires » dans laquelle l’acadianité est complètement évacuée. D’autre part, le recueil de poésie Alma (2006) de Georgette Leblanc, écrit en langue acadienne de la Baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, raconte le destin quotidien d’une femme autour de la Seconde Guerre mondiale. Par leurs choix stylistiques et langagiers, ces jeunes écrivaines témoignent du renouvellement de la littérature acadienne.
Dans un autre ordre d’idées, comme le notait Lucie Hotte dans un dossier sur l’existence de la littérature franco-ontarienne (Nuit blanche, no 62), on dit souvent qu’une littérature existe d’abord en fonction de sa lecture. Force est de constater que cette lecture semble réservée aux universitaires des Maritimes et à certains chercheurs se consacrant à la francophonie canadienne. Malgré la nouvelle politique du livre du gouvernement du Nouveau-Brunswick, malgré les écrivains et les éditeurs, malgré les colloques, les collectifs et les anthologies, la littérature acadienne reste boudée par la majorité des Acadiens.
*Il existe aussi un prix annuel Antonine-Maillet-Acadie Vie.
EXTRAITS
ALEX – J’ai marché longtemps. Sur des pays mouillés par la sueur d’hommes comme moi. Ils ne se sont pas tous arrêtés. Certains cicatrisés de ma race ont continué de marcher. Les autres, tirés en plein vol de leur jeunesse, enterrés avec les rats sur des terres dont je ne me souviens plus du nom, tellement mes jambes marchaient sans demander leur reste.
Emma Haché, L’intimité, Lansman, 2003, p. 35.
FRAUKE – J’erre avec les loups. Chaque nuit de mes jours, leurs yeux jaunes m’observent. Dans la course des ombres, j’ai seulement une couverture pleine de retailles pour me protéger du froid, pour ne donner répit de leurs regards.
Emma Haché, L’intimité, Lansman, 2003, p. 33.
Seul on est quand le soleil se couche et que le blanc n’éblouit plus,
seul on avance le moment venu de puiser à la source, sur la piste
d’un aéroport perdu parmi les épinettes et les marais, le sel, partout
et dans le corps virevoltent le désir et l’appétit, une saison tire à sa fin, […].
Serge Patrice Thibodeau, Seul on est, Perce-Neige, 2007, p. 27.
Et puis, qu’est-ce que je leur dirais à Bouillon de culture ? [ ] Que tout est affaire de légitimité ? Légitimité de ce que nous sommes aux yeux des autres et à nos propres yeux. Être et paraître. Par/être, être par. Voir et être vu. Reconnu. [ ] Remonter le cours de l’histoire, descendre dans l’inconscient à la recherche de fondements, d’explications, de justifications, d’interprétations de sa propre existence dans des lieux où il n’y a parfois aucune autre manière d’être, d’exister, de voir et d’être vu, reconnu. Et enfin, peut-être que oui, pour toutes ces raisons, écrire.
France Daigle, Pas pire, Boréal, 2002, p. 132.
azalée
j’ai vu la première fleur de mai
j’ai vu le premier vert du printemps
j’ai saigné partout sur mon beau lit blanc
t’es femme astheure, m’a dit maman
les femmes avont une coupure qui se ferme point
qui reste rouverte et cachée
qu’il faut protéger
comme qu’on protège ceux-là qu’on aime du mal
Georgette LeBlanc, Alma, Perce-Neige, 2007, p. 39.
Alma était dans la cuisine. Faulait qu’elle raguerne la râpure pour les goules qu’alliont havrer. Il y avait trois sacs de farine à décharger, des petits à feeder. Elle se fermit même point les yeux quand ce que Pierrot larguit son cri. Elle était dans la cuisine. Parmi les corbeaux. Dans l’eau de mousse et la poussière de pissenlits. Elle était grande et solide astheure. Sa peau comme une neuve écorce tendre.
Alma avait retrouvé l’épaisseur de la terre. Elle avait du travail à faire.
Georgette LeBlanc, Alma, Perce-Neige, 2007, p. 112.