– Ce n’est pas vous, dit le militaire dans sa langue étrange, en comparant le visage du seul passager du compartiment avec la photographie sur le passeport.
– Pardon ? bégaya ce dernier en espagnol.
D’un air sévère, le militaire pointa le visage du passager de l’index, frappa trois fois le passeport du revers de sa main droite et secoua le doigt en signe de négation.
Le passager était nul autre que Manuel Mateos qui, l’air navré, leva les sourcils en montrant les paumes de ses mains et fit non de la tête : il ne comprenait pas.
– You not you, lui dit l’homme.
– No ? demanda Mateos.
Exaspéré et contrarié, le militaire sortit du compartiment après lui avoir fait signe de ne pas bouger. Un autre militaire le surveillait.
Que faisait Mateos seul dans ce compartiment ? Quelques heures plus tôt à peine, le bruit des roues du train sur les rails avait fait naître en lui l’agréable sensation de voyager dans le temps, destination : l’Histoire, dans un pays dont le régime se rapprochait de ses idéaux. Malgré le fait qu’il avait peu d’argent et un sac à dos pour seul bagage, il se sentait heureux. Le capitalisme, la société de consommation, la décadence, l’alcoolisme, le machisme, le racisme et les regards inquisiteurs que lui valaient ses cheveux longs et un peu ébouriffés, la méfiance qu’éveillait sa moustache de révolutionnaire, touffue et agressive comme celle des Garibaldi, Staline, Lénine, Nietzsche, Bakunin ou Marx, tout cela se trouvait derrière lui. Il s’imaginait voyager du vingtième siècle vers le vingt et unième. Le train s’était arrêté vers dix-huit heures. Ils traversaient la frontière. Les militaires aux uniformes excrémentiels firent irruption dans les compartiments pour vérifier les papiers des passagers. Mateos, le cœur léger, heureux de se sentir enfin parmi des camarades, remit son visa et son passeport. Ce fut à ce moment que le militaire l’informa qu’il n’était pas lui.
Sans savoir pourquoi, Mateos, patient et résigné, attendait sous le regard vigilant du militaire. Peu après, le premier militaire revint accompagné d’un agent. Mateos se leva. L’agent lui ordonna de s’asseoir et se mit à étudier son visage. Il lui demanda de le relever, de le tourner d’un côté, de l’autre, de se retourner de sorte qu’on voit le derrière de sa tête, de remonter ses cheveux sur son front. Le premier militaire disait quelque chose mais l’agent ne lui prêtait pas la moindre attention, l’esprit concentré sur la délicate mission de scruter le visage complexe et apparemment insondable de Mateos.
Après un long et minutieux examen, l’agent demanda à Mateos de relever ses cheveux de manière à découvrir ses oreilles. Un cri de jubilation convertit la mine austère de l’agent et un large sourire satisfait et narquois la remplaça : il venait de découvrir l’indice qui allait régler le problème. L’agent, fier de sa sagacité, donna la preuve irréfutable que Mateos était effectivement Mateos : une de ses deux oreilles était légèrement plus grande que l’autre, détail que le principal intéressé n’avait pas remarqué au cours de ses vingt-trois années de vie agitées et éreintantes.
– C’est bien vous, mais vous avez provoqué une grande confusion mon ami, comprit-il de l’anglais moyen de l’agent.
– Vous avez bel et bien dérogé à la loi, mais ce n’est pas aussi grave que nous l’avions supposé. Ce qui arrive c’est qu’il y a un sérieux décalage entre la photo sur votre passeport et la réalité, ce qui confondrait jusqu’aux meilleurs physionomistes à cause de cette ridicule moustache qui nous ramène à l’époque du Tsar. En tant que représentant de la loi, je me vois dans la pénible obligation de vous demander de vous raser, ici et maintenant, sous peine de vous interdire l’entrée dans notre saint et glorieux pays.
L’agent donna un ordre. Le premier militaire se retira, prévenant et solennel.
Mateos luttait intérieurement : comment expliquer au camarade qu’il avait choisi de voyager précisément dans son pays plutôt que dans n’importe quel autre endroit capitaliste, aussi développé et attrayant soit-il ? Comment lui expliquer que les Nord-Américains, dès qu’ils remarquaient sa moustache, ne manquaient pas de lui lancer « Hey you Pancho Vila » ou « Viva Zapato » ? Mais surtout, comment lui expliquer que, si sur le passeport il n’avait pas de moustache, c’était parce qu’il s’agissait d’une photographie très ancienne – datant de plus de six ans –, antérieure à son entrée à l’université, époque à laquelle il a vu la lumière et s’est désaliéné, époque à laquelle il a commencé à surmonter ses problèmes relatifs aux classes : ne voyait-on pas qui il était alors ? Un petit bourgeois méprisable, sans autre ambition que d’obtenir un bon poste, d’avoir une jolie épouse et une voiture de l’année ! Tout cela se trouvait derrière lui, avec la photo. Maintenant, par sa moustache, il voulait afficher sa vision du monde ! Lui, Manuel Mateos, était un des leurs ; allons, cela ne se voyait-il donc pas ?
Mateos en était à ces réflexions lorsque le premier militaire revint avec des ciseaux. Le train se mit à bouger.
– Débarrassez-vous de cette moustache ici et maintenant, ordonna l’homme.
Mateos discutait, se justifiait, répondait par des échappatoires et refusait de se couper la moustache. Une conversation animée vint distraire les militaires. Dans un compartiment proche, deux employées du train tentaient de maîtriser un homme grand, blond, robuste, aux yeux bleus et au teint rougeâtre, bien habillé et sans aucun poil au visage : le digne représentant du premier monde. Il s’agissait d’un jeune homme d’environ le même âge que Mateos qui tentait de sortir du compartiment. Une des employées fit appel au militaire en vue d’en obtenir de l’aide. Le jeune homme, le visage empourpré, riait aux éclats. L’autre employée le regardait, visiblement fâchée. Sans remettre ses papiers à Mateos, l’agent sortit pour intervenir. Le jeune homme blond essaya de lui expliquer ce qui se passait, constamment interrompu par ses accès de rires irrépressibles. L’agent l’obligea énergiquement à demeurer assis. Le jeune homme obéit et, pour se calmer, se couvrit le visage avec les mains de manière à s’empêcher de pouffer. Plus de quinze minutes s’étaient écoulées et le train perdait de la vitesse. Lorsque l’agent revint vers Mateos, il parvint à lui expliquer qu’il lui permettrait de continuer le voyage avec sa moustache à la stricte condition qu’il se rase dès son arrivée dans la capitale. D’ici là, il devait changer de compartiment, s’asseoir à côté de l’autre jeune qui avait causé des problèmes et ne pas bouger avant d’être parvenu à destination. L’agent examina son visa, perçut en dollars un montant pour chaque journée de son séjour et écrivit une note que Mateos supposa être les instructions et conditions lui autorisant à entrer dans le pays. L’agent remit le passeport à son assistant qui, sceptique, regarda de nouveau la photo et reprit les papiers pendant que l’agent sortait, avec cérémonie, son tampon encreur et marquait d’une estampille, une après l’autre, les innombrables pages du visa, du passeport de même que les reçus de l’argent changé. Ils l’accompagnèrent jusqu’au compartiment voisin et le firent asseoir. Mateos entendit sur quel ton de remontrance ils s’adressaient au jeune homme blond ; les militaires fermèrent la porte et, dès que le train s’arrêta, ils descendirent.
– Des problèmes ? demanda Mateos en anglais au jeune homme blond et impeccable.
– Elles ont pris ma bouteille de vodka. Elles disent qu’il est interdit de boire dans le train.
– C’est pour cette raison que les contrôleuses étaient si fâchées ?
– Non. Je leur ai dit qu’en échange de ma bouteille, l’une d’entre elles devrait me donner un baiser. Elles ont refusé et se sont plaintes au militaire. Et toi ? Pourquoi t’ont-ils fait ce scandale ?
Mateos n’avait pas terminé de lui expliquer le problème qu’avait posé sa moustache que l’autre éclata de rire.
– Ils voulaient vraiment que tu te rases ici ? Dans le train ?
– Oui, répondit Mateos. Sa réponse provoqua une autre explosion de rires chez le blond.
– Désolé, dit celui-ci tout en séchant les larmes aux coins de ses yeux, mais c’est tellement drôle. Puis il se remit à rire de si bon cœur et de façon si communicative que Mateos n’eut d’autre choix que de rire aussi.
Le jeune homme blond s’appelait Olaff. Il était norvégien et, comme Mateos, voyageait seul et pratiquement sans bagages. Après qu’ils eurent échangé quelques impressions, Olaff se leva, ouvrit la porte du compartiment, sortit la tête, la tourna vers la gauche, puis vers la droite et sortit en cachette. Il revint peu après avec sa mallette. Il en sortit une nouvelle bouteille de vodka, l’ouvrit et en prit une longue gorgée. Puis il la passa à Mateos.
– Bois. Cela fera retomber ta colère, dit Olaff, et Mateos lui obéit sans faire d’histoires.
Ils arrivèrent à la ville vers minuit. Ils étaient ivres et euphoriques. Olaff insistait sur le fait qu’il se chargerait de défendre les moustaches de Mateos devant qui que ce soit, même devant le premier ministre, le cas échéant. De son côté, Mateos claironnait qu’il défendrait le droit à la beuverie comme un droit inaliénable de l’homme. Il répétait que l’alcoolisme était un humanisme. Ils descendirent du train. La gare était vide. Contrairement à leurs attentes, ils n’eurent ni à passer la douane, ni à montrer leurs papiers, ni à rencontrer les autorités. La démarche à peine claudicante, ils sortirent de la gare et gagnèrent la rue. Olaff avait sa mallette à la main. Mateos portait son sac sur les épaules. Il venait de pleuvoir. Il n’y avait ni voitures ni personne autour de la gare. Ils se mirent à la recherche d’un hôtel. Ils croisèrent un passant ; Olaff prit l’initiative de lui demander en russe où ils pourraient se loger. Ils suivirent les indications de l’homme et découvrirent un hôtel vétuste, fin XIXe, fenêtres en biseau et balcons art nouveau. L’hôtel déployait une certaine majesté déchue. Ils voulurent y entrer mais le portier les en empêcha. Il exigeait d’eux la carte qui les identifierait comme clients. Ils sortirent leurs passeports et tentèrent de lui expliquer qu’ils désiraient une chambre. Le portier consulta le réceptionniste. Les deux jeunes brandirent leurs passeports et montrèrent leurs bagages. On les autorisa à entrer. Olaff dit à Mateos :
– Laisse-moi faire.
– Diplomate ?
– Non, mais tu verras bien.
Le réceptionniste leur demanda pourquoi ils ne s’étaient pas adressés à l’office de tourisme, pourquoi ils ne voyageaient pas en groupe, et, après un long interrogatoire, décréta que l’hôtel était plein. Olaff demanda l’adresse d’un autre hôtel où ils pourraient passer la nuit. Il n’y en avait pas. Il mit alors la main dans sa poche, en sortit un billet de dix marks et le montra au réceptionniste qui prit immédiatement le téléphone et appela une auberge de jeunesse où, dit-il, on pourrait les loger pour la nuit. Olaff et Mateos franchirent quelques pâtés de maisons et arrivèrent à l’auberge où on les reçut en les avertissant qu’ils ne pourraient y rester qu’une seule nuit : le lendemain on y attendait un groupe d’étudiants soviétiques.
Deux petits drapeaux décoraient chacune des tables de la salle à manger : celui du pays et celui de l’Union soviétique. Mateos et Olaff y entrèrent, elle était presque vide ; ils étaient un peu mal en point en raison de la cuite de la veille. Le bar était fermé mais Olaff réussit, grâce à ses marks, à se faire servir une vodka qu’il but d’un seul trait devant les yeux ronds de Mateos. Aussitôt qu’il commença à boire, Olaff retrouva son caractère jovial et son visage s’enflamma de nouveau. Ils déjeunaient lorsque le groupe d’étudiants soviétiques – hommes et femmes – entra dans la salle à manger, en compagnie des guides et des tuteurs. Chacun prit place autour de la table de façon ordonnée et on commença à les servir. Olaff les observait, amusé, et faisait des blagues aux dépens de ceux qui montraient des particularités physiques. Après le petit déjeuner, il proposa d’aller vérifier s’ils pouvaient demeurer à l’auberge une nuit de plus. Ils s’adressèrent à la réceptionniste.
– Je ne sais pas, répondit-elle sèchement pendant qu’elle tapait à la machine sans les regarder.
– Si vous ne le savez pas, alors qui le saura ? demanda Olaff.
– Je ne sais pas, répéta-t-elle sans se fâcher.
Olaff regarda Mateos et haussa les sourcils, l’air moqueur.
– À quelle heure pourrez-vous nous renseigner ?
– Après.
– Quand ?
– Lorsque j’aurai terminé d’inscrire les étudiants qui viennent d’arriver, voyez s’il y a de la place et parlez-en avec les autorités.
Olaff, qui prenait les choses à la blague, s’appuya sur le bureau, dos à la réceptionniste, et croisa les bras en signe d’impatience.
– Poussez-vous de là ! ordonna cette dernière énergiquement, et elle sortit immédiatement un morceau de tissu pour nettoyer le dessus de son bureau.
Olaff, amusé, sortit un mouchoir de sa poche et, pour toute réponse, fit mine d’épousseter ses manches.
– Nous reviendrons plus tard, dit-il.
Dans la rue, à la sortie de l’auberge, un homme les aborda :
Money exchange ?
– Combien ? demanda Olaff.
– Deux pour un.
– Quatre.
– Trois ?
– Changez-moi cinquante marks.
Olaff et Mateos continuèrent leur route comme si de rien n’était. L’homme s’éloigna un peu, compta l’argent, les rejoignit et le donna à Olaff qui, tranquillement, le compta à son tour et le remit dans la poche de son pantalon. Avant de payer l’homme, il demanda à Mateos :
– Et toi ? Tu ne veux pas changer d’argent ? Tu auras peut-être plus pour tes dollars !
– Non, répondit Mateos.
– Tu n’as pas confiance ? Ne crains rien, c’est un secret de polichinelle.
– Question de principes, dit-il.
Olaff haussa les épaules. Il paya. L’homme disparut dans la rue en comptant son argent.
– Je t’offre un verre, proposa Olaff.
– Vas-y toi. J’ai envie de marcher dans la ville. Nous nous verrons plus tard, à l’hôtel.
Olaff aperçut un taxi garé. Le chauffeur attendait debout en fumant une cigarette. Olaff s’en approcha et lui demanda s’il parlait russe. Le chauffeur balbutia quelque chose et Olaff engagea une conversation animée avec lui. Mateos poursuivit son chemin.
Manuel Mateos se promena dans la ville sans but précis. Il s’aperçut qu’il attirait l’attention ; toutefois, il ne savait pas si c’était à cause de son habillement – veste de style militaire, jeans délavé, bottes –, de son teint basané ou de sa moustache voyante. On l’arrêta à plusieurs reprises pour savoir s’il désirait changer des dollars, vendre son jeans, s’il avait une cigarette ou même du chewing-gum.
Sur les places de la ville, il y avait beaucoup de jeunes femmes qui se promenaient avec leurs poupons roses et ronds. Des femmes qui paraissaient calmes, de peu d’esprit et sans coquetterie. Il y avait peu d’hommes adultes dans les rues, très peu de gens. La population active était sûrement à l’usine ou aux bureaux, en train d’accomplir à moitié ses activités monotones. Il pénétra dans la vieille ville, à travers les rues étroites et pavées, les églises, les synagogues, les maisons vétustes, les édifices baroques et désolés. C’était une belle ville mais sans éclat : froide, morne, comme ses habitants. Il se proposa de chercher la maison du poète de la ville. Il vit des jeunes de son âge qui venaient vers lui. Il les arrêta et tenta de leur demanderdans une langue bigarrée où se trouvait la maison de ce poète. Ils ne savaient pas de qui il s’agissait et encore moins quelle pouvait être sa maison. Était-ce un de ses amis ? Dans quelle partie de la ville lui avait-il dit qu’il habitait ? Non, le poète était déjà mort mais on le connaissait partout dans le monde. Comme Cervantès, Shakespeare, Goethe. Quel était son nom déjà ? Mateos sortit une plume et écrivit le nom sur un bout de papier. Non, ils ne le connaissaient pas, mais ils profitèrent de la situation pour essayer de lui vendre une épée. C’était là, en réalité, le dernier objet qu’il lui serait venu à l’esprit d’acheter. Toutefois, après avoir touché sa bonne trempe, vu sa poignée ouvragée, évalué ses origines probables et surtout constaté qu’elle n’était pas trop encombrante il demanda, pour ne pas perdre l’occasion, combien ils en demandaient. Les jeunes lui dirent de faire une offre et Mateos risqua : vingt dollars ? Leurs visages s’illuminèrent ; ils acceptèrent sans hésiter.
Son épée à la main, Manuel Mateos continua sa route à travers la belle ville désolée. Il remarqua un des seuls restaurants et la faim le poussa à y entrer. Comme toutes les tables étaient occupées, il dut faire la file pendant plus d’une demi-heure avant qu’une place ne se libère ; on l’installa près de trois autres personnes qui semblaient ne pas se connaître, chacun ayant la tête inclinée et le regard figé dans son assiette. Comme il ne comprenait absolument rien du menu, Mateos choisit un plat au hasard qui était du foie de bSuf au chou et à l’oignon et qui calma son appétit sans toutefois l’enthousiasmer. Lorsqu’il demanda l’addition, il chercha à se débarrasser de la monnaie du pays à laquelle il n’avait pas encore touché, mais on le fit payer en dollars, ce qui l’obligea à sacrifier quelques billets de plus que ne le permettait son budget. Lorsqu’il sortit, une serveuse l’arrêta : il avait oublié son épée.
Il poursuivit sa longue promenade. En passant devant une église, il entendit une musique. Il regarda à l’intérieur : elle était vide mais quelqu’un y interprétait la Toccata et fugue en ré mineur. Il entra et s’assit. Les accords solennels de l’orgue et la majesté désertique de l’église le pénétrèrent et le firent entrer en transe : il se vit en train de voler et d’admirer le bleu du ciel ainsi que les paysages terrestres des hauteurs, mais chaque fois qu’il désirait descendre, il constatait que ce qu’il prenait pour des plaines et des prairies étaient en fait des étendues désertiques ou des marais. Et il volait, volait, vaincu par la fatigue, lorsqu’il aperçut un promontoire. Il s’y dirigea et parvint finalement à descendre. Il se reposait en observant autour de lui lorsqu’il vit qu’un énorme oiseau, un aigle, s’approchait pour l’attaquer. Il voulut fuir mais l’aigle l’attrapa par l’épaule avec une de ses serres ; l’oiseau s’apprêtait à le dévorer, dressé sur un nopal, lorsque Mateos sentit quelqu’un le secouer : c’était un homme au dessus du crâne dégarni, d’une abondante chevelure frisée et chenue sur les tempes et la nuque. Il était tout de noir vêtu. Il se présenta comme l’organiste et l’invita aimablement à sortir car il devait fermer l’église.
Mateos émergea dans la rue, traversa le fleuve en empruntant l’un des ponts et se perdit dans la ville jusqu’à la tombée de la nuit.
À l’auberge, on leur annonça, à lui et à son ami Olaff, qu’ils ne pourraient rester qu’une nuit supplémentaire car on y attendait un autre groupe d’étudiants le lendemain.
Le soir même, Olaff et Mateos sortirent flâner dans la ville. Olaff était avide d’alcool et de femmes mais la ville semblait les lui refuser et ne vouloir offrir que son côté triste et ennuyeux. Ils entrèrent dans un snack-bar : deux hommes portant des gabardines identiques, amples et crasseuses, visiblement harassés par leur labeur de la journée, mangeaient, debout, des saucisses peu ragoûtantes et buvaient du café noir. Olaff et Mateos voulurent aller au bar de l’hôtel où on leur avait indiqué un endroit où loger mais on leur en interdit l’entrée sous prétexte que seuls les clients y étaient admis.
Vers vingt-deux heures, presque résignés, de retour à l’auberge, ils entendirent des rires, des murmures et de la musique venant d’un local à côté. Ils y jetèrent un coup d’œil : c’était une petite taverne souterraine où les guides et les tuteurs donnaient une fête discrète pour les étudiants soviétiques qui logeaient à l’auberge. Ils entrèrent. Ils se trouvèrent une place sur les bancs disposés le long des tables. Olaff commanda une vodka ; on la lui refusa et il dut se conformer à boire de la bière comme les autres. Mateos remarqua de quelle façon Olaff fixait une des guides du regard, une femme plus âgée que la plupart des membres du groupe, d’une vingtaine d’années, grande, de belle prestance, avec des lunettes qui lui donnaient l’air autoritaire. Olaff l’aborda. Elle lui répondit sur un ton amical, ce qui suffit pour qu’il change immédiatement de place et s’assoie à côté d’elle. Mateos se retrouva alors près d’une jeune Russe blonde décolorée et timide. De sa place, Mateos observait Olaff : celui-ci buvait bière après bière, riait, applaudissait et essayait d’attraper la main fuyante de la guide. Mateos balbutia quelques mots à la Russe blonde sans grand succès.
Sur un signal de leurs supérieurs, les étudiants se levèrent et quittèrent la taverne, guidés par leurs tuteurs. Olaff, désireux de ne pas laisser échapper sa proie, se leva en même temps que la guide et sortit derrière elle. Le groupe rentra à l’hôtel et chacun se retira dans sa chambre. Mateos marchait près de la blonde décolorée qui, avec le reste des étudiants, suivait, obéissante, la guide qu’Olaff accompagnait. Lorsqu’ils furent dans la section réservée aux femmes, la guide s’arrêta aux pieds d’un escalier et enjoignit les jeunes à aller dormir. Mateos, contaminé par l’excitation de son ami, succomba et, saisissant la main tendue de la jeune soviétique, l’attira à lui et l’embrassa sur les lèvres. La blonde s’écarta : ses yeux lancèrent un regard interrogateur et alarmé et sa peau quasi transparente laissa voir le sang colorer son visage timide. Ce fut un baiser bref, pur, que Mateos savoura non pas comme un fruit exotique, mais plutôt comme un légume familier, tendre, doux, incapable de faire du mal à qui que ce soit. La petite blonde se retira, effrayée, à pas rapides en marmonnant dieu sait quoi contre Mateos et sa moustache.
Pendant ce temps, Olaff avait déjà acculé la guide, qui l’exhortait de se calmer, à un mur. Mateos se retira dans sa chambre afin de dormir. Lorsqu’il fut à moitié endormi, il entendit Olaff entrer. Il était accompagné. Il entendit leurs souffles, le son sensuel de leurs baisers au rythme du va-et-vient de la copulation et les explosions de soulagement. Vint ensuite le chuchotement qui accompagne généralement les amants satisfaits. Olaff le réveilla.
– Mateos ! Mateos !
– Que se passe-t-il ? demanda celui-ci en sursautant.
– Tu nous prends en photo ?
– Quoi ?
– Prends des photographies de nous !
Ils allumèrent la lumière. La guide était dans le lit, couverte d’un drap, sans ses lunettes, les cheveux ébouriffés et les lèvres légèrement enflammées.
Mateos, somnolent, déconcerté, se leva et reçut les instructions d’Olaff. Il prit autant de photos avec flash qu’ils lui demandèrent : Olaff et la guide, entièrement nus, regardant l’appareil photo. Clic. Elle, assise sur Olaff, sur une chaise, les jambes croisées. Clic. Elle à quatre pattes, face à l’appareil, la bouche ouverte comme pour rugir, le nez retroussé, le regard félin et les cheveux défaits sur le visage, telle la mégère apprivoisée par Olaff qui, debout, derrière elle, la dominait sur le bord du lit. Clic. Olaff étendu et elle, lui tournant le dos, le chevauchant, le visage vers la lentille, saluant de la main. Clic. Olaff debout et elle agenouillée, de profil, les joues rentrées, les yeux mi-clos, en état de fervente concentration. Clic. Elle à quatre pattes sur le plancher et Olaff à califourchon sur son dos, la main gauche tenant une bride imaginaire et la droite levée pour lui donner un coup de fouet. Clic.
Une fois les photos prises, la guide s’habilla et s’échappa en direction de sa chambre. Dès qu’elle fut sortie, Olaff se mit au lit et tomba, épuisé. Il s’endormit aussitôt. Il commença à ronfler. Le lendemain, Manuel Mateos continuerait, épée à la main, le voyage qu’il avait entrepris. Il aperçut un rayon de lune par une fente du rideau. Un voyage sous un seul et plusieurs cieux à la fois, conclut-il avant de se rendormir, tout en tripotant son épaisse moustache noire de Mexicain.
Xiuhteculti, le dieu du feu
Hernán Lara Zavala est né en 1946 à Mexico.
Hernán Lara Zaval a étudié le génie et les lettres à l’Universidad Nacional Autónoma de México, où il a écrit une thèse sur les romans parallèles dans le Don Quichotte. Il a poursuivi ses études en Angleterre, à l’University of East Anglia, écrivant une thèse sur l’écrivain Henry Green. Il a animé des ateliers littéraires à Cuernavaca de 1984 à 1989, et il a représenté le Mexique, en 1987, au International Writing program de la University of Iowa. Il est professeur de littérature anglaise et américaine à la Universidad Nacional Autónoma de México, université où il a occupé de nombreux postes, entre autres directeur du département de Diffusion culturelle – section littérature. Il est l’auteur des recueils de nouvelles De Zitilchén (1981), El mismo cielo (1987 – prix Colima), Después del amor y otros cuentos (1994) et Rumbo a la historia (2001) ; et du roman politico-historique Charras (1990). La nouvelle « Cap sur l’histoire » est tirée du recueil Rumbo a la historia.
Caroline Létourneau est étudiante en traduction à l’Université Laval.