Czeslaw Milosz
Les historiens et les critiques de littérature rappellent que la poésie de Czeslaw Milosz (né en 1911), qui a reçu en 1980 le Prix Nobel de littérature, a été marquée par le courant catastrophiste, et que Czeslaw Milosz est un poète classique. L’un et l’autre constats disent assez peu et ne saisissent que superficiellement le sens et la forme de sa poésie. En fait, Czeslaw Milosz n’est classique que dans la mesure où il y a dans sa poésie une persistance des thèmes atemporels et transhistoriques comme l’amour et la mort, comme l’angoisse existentielle et le temps, comme l’histoire et l’art. Au-delà et en deçà de ces thèmes, il y a une imagination et une distance souvent ironique, une position discursive de wit rappelant la poésie métaphysique anglaise où toutes les surprises et tous les enchantements sont permis. Czeslaw Milosz est, ou il était, catastrophiste, puisque sa poésie des années 30 exprime dans une splendeur d’images et de métaphores sa préoccupation, son pressentiment et son attente de la catastrophe qui allait se produire en 1939, l’éclatement de la Seconde Guerre. Czeslaw Milosz est un poète protéiforme d’une vitalité exceptionnelle. La poésie qui suit l’année 1980 est variée, puissante, complexe et directe, ses souffles chantent la beauté du monde et la mémoire du poète qui revient souvent à son enfance et à l’espace de bonheur qu’était pour lui sa Lithuanie natale.
Ce qui frappe dans la voix et dans les formes très variées de cette poésie, c’est le retour de la question : « Qui suis-je ? », « Qui étais-je ? » La poursuite donc d’une quête identitaire et d’un étonnement existentiel. Le puits de la mémoire et l’interrogation éthique définissent peut-être le mieux la présence intense du je lyrique qui ne cesse d’interroger le monde, sa mémoire et de s’interroger face au temps. La poésie de Czeslaw Milosz est reconnaissable par son ton unique où la sincérité voisine avec l’ironie et où la beauté du monde est dite simplement, mais avec une sensualité incomparable. Le poète a le génie d’évoquer l’instant et le lieu. Sa poésie est profondément chronotopique. Elle est aussi épiphanique (comme le critique Jan Blonski l’a bien observé et analysé) puisque le surgissement d’images chez lui a, tout comme dans les processions et dans les rites religieux, une force assomptive. Lire Czeslaw Milosz, poète et essayiste, c’est parcourir la topographie physique et sensuelle du monde ; c’est aussi s’aventurer dans l’espace complexe de l’intériorité humaine. Cette dernière n’est nullement la célèbre « Innerlichkeit » romantique, c’est plutôt un observatoire d’où les regards sont jetés par le poète vers tous les coins du monde, de l’histoire et de la mémoire.
LEÇON IV
Avec la réalité que ferons-nous ? Dans les paroles où se
cache-t-elle ?
À peine apparue, elle disparaît. D’existences innombrables
Qui tombent à jamais dans l’oubli. Des villes sur les cartes
Sans visage, dans la maison tout près du marché, au
premier étage
Sans ce couple dans les buissons à côté de l’usine à gaz.
Saisons qui retournent, neiges de montagnes, mers,
Le globe terrestre qui tourne tout bleu,
Et ceux qui couraient dans le feu de canons se taisent,
Ils attrapaient de leurs corps la motte de terre pour qu’elle
les sauve ;
Et ceux qu’on exportait de leurs maisons à l’aube,
Et ceux qui s’échappaient d’au-dessous d’un monticule de
corps ensanglantés.
Et moi ici, instructeur de l’oubli,
Enseigne que la douleur passe (car c’est la douleur des
autres),
J’essaie de sauver encore dans mes pensées mademoiselle
Hedvige.
Une toute petite bossue, bibliothécaire de profession,
Qui a péri dans l’abri de ce bâtiment
Qu’on croyait sûr, mais elle s’enfonça
Et personne n’arrivait à l’atteindre à travers les couches du
mur
Bien qu’on entendît voix et frappements pendant plusieurs
jours.
Donc, un nom perdu pendant des siècles, à jamais,
Ses dernières heures inconnues, à personne,
Et le temps qui la portait, dans la couche du pliocène.
Le vrai ennemi de l’homme, c’est la généralisation.
Le vrai ennemi de l’homme, la soi-disant Histoire,
Qui courtise et fait peur par son nombre pluriel.
Tadeusz Rozewicz
Lorsque, en 1946, Tadeusz Rozewicz (né en 1919) publie ses premiers poèmes, un nouvel idiome s’installe dans la poésie polonaise. À certains égards cet idiome fait penser à la concision et à la précision des vorticistes et des imagistes anglais et américains que Tadeusz Rozewicz a lus attentivement. Dans le recueil La plaine (Rownina) qui est d’une importance capitale dans la poésie polonaise, il rompt avec le ton emphatique et avec l’insistance métaphorique et symbolique de ses prédécesseurs. Le déni programmatique de la métaphore caractérise son style. C’est par le dépouillement et par la tension lyrique extrême, accompagnés d’une multiplicité d’images fonctionnelles, que le poète conquiert sa place, une des plus hautes, dans la poésie polonaise. Ses thèmes sont ceux d’un observateur attentif et engagé de l’histoire, de la civilisation, du quotidien et de la poésie. Tout comme Velazquez dans Les Ménines et certains peintres flamands, Tadeusz Rozewicz s’auto-observe dans l’action. Ainsi, sa poésie est-elle aussi une méta-poésie, un discours auto-réflexif qui scrute ses aléas et ses doutes. Excellent dramaturge et prosateur, Tadeusz Rozewicz se renouvelle sans cesse et sa vitalité créatrice est presque aussi remarquable que celle de Czeslaw Milosz.
J’AI FERMÉ
J’ai fermé ma paume
je l’ai serrée
j’ai arrêté
les ombres
elles passent
à travers les mains
elles coulent
par les doigts
encore elles boivent
encore elles parlent
flammes froides
les lettres arrivent toujours
« sie streiten in der Küche
über eine gestohlene Wurst
und stören mich » écrivait le 16.3.1913
Franz Kafka
dans une lettre d’amour
à Felice Bauer
je sonne à la porte des morts
ils ouvrent ils ferment
la porte
ouverte
dans des pigeonniers abandonnés
se chauffent
des papillons jaunes
des toiles d’araignée
je t’incitais à ce que Tu
visites l’Italie ensoleillée
mais tu es mort la semaine passée
et on t’a enterré
(24 décembre 1967)
Wislawa Szymborska
L’œuvre poétique de Wislawa Szymborska (née en 1923) se caractérise par une grande concision d’expression et d’observation, ainsi que par une ironie joyeusement libre qui n’épargne aucun mythe, ni aucune conviction, fût-elle celle de la plus grande certitude quant au monde ou quant à la vie. Wislawa Szymborska a une pratique paradoxale de la poésie, parfois stratégiquement mi-narrative, souvent ironiquement anecdotique. L’intel ligence s’y auto-observe et la sensibilité y interroge son authenticité et ses frontières. Le vers libre y est savamment construit, chaque mot, chaque pause, chaque mesure du rythme tendant vers une science du poétique qui se méfie de l’artifice formel et de l’épanchement lyrique. Dans sa dimension méta-poétique, la poésie de Wislawa Szymborska cherche à se définir comme discours de l’éloquence nécessaire et juste qui doit maîtriser ses exagérations et connaître ses limites.
UTOPIE
L’île où tout s’éclaire.
Ici on peut se tenir debout sur le terrain des preuves. Il n’y a pas d’autres chemins à part les chemins d’accès. Les buissons penchent sous le poids des réponses.
Il y pousse l’arbre de la Supposition Juste
dont les branches sont éternellement désenchevêtrées.
L’éblouissant et simple arbre de la Compréhension
à côté de la source qui s’appelle Ah Oui C’est Donc Ainsi.
Plus on avance dans la forêt, plus large s’ouvre La Vallée d’Évidence.
Et s’il y a un doute quelconque, le vent l’emporte. L’Écho non appelé enlève la voix et explique avec vivacité les mystères des mondes À droite il y a une grotte où repose le sens.
À gauche il y a le lac de la Conviction Profonde.
La vérité quitte le fond et légèrement affleure à la surface.
La Certitude Inébranlable surplombe la vallée. De son sommet s’étend l’Essence des Choses.
Malgré les appâts l’île n’est pas peuplée,
et les traces de pieds visibles sur les bords
sont tournées, toutes sans exception, vers la mer.
Comme si l’on quittait uniquement cet espace pour s’enfoncer sans répit dans la noyade.
Dans la vie insaisissable.
Miron Bialoszewski
Miron Bialoszewski (1922-1984) est inclassable, bien que sa poésie, tout comme sa prose, dévoile sans le moin dre complexe ses mécanismes langa giers et thématiques. La matérialité du monde et sonobjectalité sociale et intime constituent un fond, une surface topographiquement riche et diffé renciée vers laquelle se dirigent le corps, les sens, le regard et l’intelligence du poète. Constantin Jelenski observe à juste titre que « Bialoszewski élabora lentement une cosmogonie personnelle, dominée par l’opposition de la parole et de l’objet qui se transforment et se déforment mutuellement sans répit »(Anthologie de la poésie polonaise, L’Âge d’Homme, 1981). Observateur naïf, guetteur des moindres signes extérieurs et intérieurs qui l’attachent au monde et à lui-même, joueur raffiné qui cache son jeu par la banalité savante du ton et des manières poétiques, Miron Bialoszewski décrit et cultive tout un univers de sentiments uniques, irrépétables, propres à sa psyché baladeuse qui se promène dans les territoires de province et de métropole. Le lexique de Miron Bialoszewski est inventif et toujours fonctionnel, car il célèbre la totalité émotive et somatique du sujet humain foncièrement authen tique, c’est-à-dire sincère, multipliant en lui des réflexes mimétiques. Le moi lyrique, anti-lyrique de Miron Bialoszewski porte et thésaurise le sens de l’observation de ce citoyen du monde à part entière ; ainsi aucune autorité ou sainteté, ni aucune institution ne peut résister à son scalpel poétique. Sa poésie et sa prose expriment de façon incomparable, « rugueuse » et spontanément naturelle, l’autodevenir du sujet qui « se prend pour un poète » et qui ausculte aussi bien le monde que son corps dans un dialogue permanent avec la mort.
À PROPOS DE MON ERMITAGE AVEC APPEL
1
Ô mur, je ne suis pas digne,
que tu me nourrisses de la stupéfaction…
Et toi-fourchette…
Et vous-poussières…
Mais comment ne pas succomber
à ta pyramide de mon aliénation ?
et à tes – raisonnances du nom
qui farcit
la pâte de mon oreille ?
et à vos chemins-dé vous-mêmes gris
où vous m’amenez, moi-aussi ?
Oui
dans mon ermitage sont tentés :
la solitude
la mémoire du monde
et le fait que je me prends pour un poète.
Je m’étonne
et j’étonne moi-même
et je commente sans cesse les vies de mon entourage.
Ainsi la nuit
quarante jours s’écoulent
ou tout un anachorète,
et ces vanités
appétits
désirs frivoles
font de moi un nid.
2
Aucun corbeau ne m’apporte du pain,
et la grotte porte un numéro,
un arbre de ficelles est pendu,
il fleurit par le papier,
fleurit le candélabre par les pieds de table
et l’autre lustre est véritable.
En définitive, je communique avec les hommes.
Je n’écris pas uniquement pour les armoires.
Sois ainsi – ô moi – bossu La bosse d’humilité contre mes compatriotes
et la bosse d’entente.
Comprenez dans l’obscurité :
retentit la couronne d’argent de la table,
on entend la ville par biais et abrégés.
Allumez la lumière :
est-ce que chacun de vous ne remuera pas
alors – dans le verre jaune,
qui est
effleuré par une dimension et demie ?
Éteignez la lumière :
voici le magasin de contemplation,
tout entier, tu es couvert d’un cœur,
acquitte-moi !
Mets, mettez les fleurs de papier dans les bouilloires,
tirez les cordes à linge
et les cloches à chaussures
pour la kermesse de la poésie
pour un incessant étonnement solennel.
Aleksander Wat
Aleksander Wat (1900-1967) aura été une grande surprise de la littérature polonaise. Depuis ses premières œuvres des années vingt, qui sont d’un avant-gardisme extravagant, il s’est acheminé, dans les années 50, vers la grande poésie, où le ton simple et direct se conjugue à l’angoisse métaphysique. Débutant en 1926 par un recueil de récits, d’inspiration futuriste, Lucifer en chômage,intellectuel de gauche, il sera entraîné en 1940, du côté russe, dans les cruelles vicissitudes de la Seconde Guerre mondiale et il séjournera dans quelques prisons soviétiques, connaîtra la torture morale et physique, tombera gravement malade pour terminer sa vie en Occident. Grâce à Czeslaw Milosz, qui s’est entretenu avec lui de ses années passées involontairement en Union Soviétique, nous pouvons lire Mon siècle (De Fallois/L’Âge d’Homme, traduit par Gérard Conio et Jean Laparige) qui est un témoignage exceptionnel de la « vie inhumaine ». En 1957, Aleksander Wat publie un recueil de poèmes qui reçoit le grand prix littéraire de la revue Nova Kultura. On connaîtra ses Poèmes méditerranéens, où frappe la diversité des tons et des mesures poétiques. La poésie d’Aleksander Wat postérieure à sa période avant-gardiste s’abreuve aux sources classiques et romantiques. Goethe, la peinture de Durer, de Holbein, de Bosch, la musique de Bach constituent une inspiration explicite de son discours où domine le ton de la causerie existentielle, où les archétypes et les symboles classiques et atemporels se transforment en confession lyrique et en journal métaphysique. La poésie d’Aleksander Wat est une interprétation infinitésimale du monde en termes d’expériences politiques et humaines qui invite à repenser le choc, la terreur et la cruauté de la condition humaine.
DEVANT L’AUTOPORTRAIT DE DURER À WEIMR
(EN DEUX VARIANTES)
1
Ton corps devient vert d’effroi
quand tu te réveilles la nuit. Pour affronter la terreur
dignement,
tu te mets tout nu devant le miroir avec une bougie dans la main.
Chaque fibre de ton corps
s’évanouit d’épouvanté
tremble de peur.
Comme il est terrible de rencontrer la nuit sa propre image,
quand on te réveille la nuit : « Viens », on crie, « Viens, mon chat ».
Et après sans façons : « Reviens ! »
Comme si un caporal s’adressait à une recrue qui aimerait
quitter le champ de bataille,
En vain.
Les fours sont déjà allumés. Les fumées vont au ciel.
« Reviens »
ordonne le caporal. Et tu sais que c’est nulle part.
Dans le néant.
Qui est l’enchevêtrement d’effrois et fait dresser les cheveux sur la tête de la Méduse préarchaïque.
2
« D’où viens-tu ? » – « De la mort ». – « Où vas-tu ? » « À la mort ».
« Et toi ? » – « De la vie. À la vie. »
« Qui es-tu ? – Je suis Toi. »
Comme dans le miroir :
tu es mon reflet.
Ou à l’envers.
– « Comment savoir, qui est le reflet de qui ? »
– « Tu ne le sauras pas. Il n’y a pas de miroir »
II n’y a pas de miroir. Et pourtant je vois mon corps effrayé
baigné lentement par les frissons dégoulinant d’angoisse
dans la verdure liturgique de la bougie.
Il n’y a pas de bougie. Il y a uniquement l’ensorcellement.
Il y a uniquement un écho qui ne sait pas de qui il est l’écho ?
Est-il vraiment l’écho de quelqu’un ?
Il entend toujours seulement sa propre voix.
il renaît toujours de lui-même seulement, Phénix étrange,
la parténogénèse éternelle de phénomènes.
Où ? À la mort. Où ? À la vie.
Il y a seulement le moi, mais même le moi ne sait pas à qui il appartient ?
Est-ce que le moi appartient à quelqu’un ?
Et l’espoir ? L’espoir, oui, il parle comme un petit oiseau la nuit,
lorsque toutes les voix se sont tues, lorsque tout s’est endormi,
lorsque tout est mort et tous les espoirs se sont évanouis.
(Paris, juillet 1956)
Artur Miedzyrzecki
La poésie d’Artur Miedzyrzecki (né en 1922) est une synthèse réussie des forces sinon contra dictoires du moins multiples qui en déterminent la substance et la forme. Entrent dans sa diction lyrique l’érudition, la culture, l’intelligence du grotesque de la vie, du kitsch et de la banalité, la dénonciation des pseudo-valeurs, les réminiscences de la seconde guerre mondiale, la réflexion historique, le sens du patriotisme et de la polonité. La démarche poétisante d’Artur Miedzyrzecki est fondée sur une volonté de transmettre des messages complexes, polysémiques. Dans ce jeu de messages, le poète se découvre une double mission : témoigner d’une intelligence sensible et dialectique du monde, qui est entropiquement chargé de faits et de valeurs contestables et problématiques, et écrire de la poésie qui, tout en enregistrant les séismes historiques et la porosité de la vie, doit être elle-même, un objet esthétique autonome, un discours qui affiche volontairement sa littérarité. Artur Miedzyrzecki a beaucoup appris chez les plus grands poètes de la modernité, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire ; il a aussi lu, compris et intégré à son discours quelques-uns parmi les poètes les plus originaux du XXesiècle dont Wallace Stevens, Ossip Mandelstam, E. E. Cummings, Eugenio Montale. Le ton d’Artur Miedzyrzecki est souvent ironique. Sa vision tend vers un détachement quasi cathartique par rapport à la réalité ; parfois il a recours à des prosaïsmes et au langage des philistins et des parvenus qui sont quasi-protagonistes de ses poèmes. Sa poésie est d’un grand raffinement intellectuel et formel. Elle vise à transformer les signes du monde en renon ciation poétique qui s’appuie sur sa polyvalence fondatrice puisqu’elle met en scène des voix, des tons, des registres, de la matière et des structures polymorphes et polyphoniques. Artur Miedzyrzecki orchestre savamment ses messages et joue avec adresse sur une certaine désinvolture du ton et de l’imaginaire qui caractérise son entreprise discursive. Le rang de cette poésie n’a pas encore été reconnu à sa juste valeur. Mais sa place dans la poésie polonaise est d’ores et déjà significative.
QUE SAIT LE POLITOLOGUE
Que sait le politologue ?
Le politologue sait quel mouvement est à la mode
II connaît la conjoncture
L’histoire des doctrines
Qu’est-ce qu’il ne sait pas ? Le politologue ignore le désespoir Ne connaît pas le jeu qui consiste À abandonner le jeu
II ne soupçonne pas Que les changements irréversibles Arrivent on ne sait pas quand Comme le glaçon flottant qui éclate
Que la richesse naturelle C’est la conscience des lois dignes La capacité d’enchantement Et le sens de l’humour
(1981)
UN VENITIEN
LA FIN DU JEU
Que savons-nous du poète Grassi, le Vénitien ?
Rien ou autant que rien
Et pourtant il était célèbre dans son époque romantique
II a introduit dans ses poèmes le parler plébéien
Les gondoliers chantaient ses chansons
II était adoré au salon et dans la rue
Ce carbonaro et patriote
L’ami de Mazzini
Le rossignol de la Jeune Italie
En ce qui me concerne : je le vois quelques fois
II me suffisait jadis de chuchoter d’une voix blanche
Ô créature fragili
Ô anni lontani
Pour que je l’aperçoive dans la lueur spectrale des bougies
Comme il se lève pour me faire de la place à table
Dans une taverne fermée depuis un siècle
À côté Ponte dei Dai
Ça sent la fumée le vin et le cimetière.
Zbigniew Herbert
La poésie de Zbigniew Herbert (né en 1924) est « méditative », mais c’est d’une méditation définitive et foncièrement philosophique qu’il s’agit dans la mesure où le poète sait inscrire dans son poème les fins ultimes et les problèmes essentiels en leur donnant un éclairage tantôt subjectif, tantôt ironique comme dans les poèmes du cycle Monsieur Cogito. La poésie de Zbigniew Herbert est classique par sa tonalité réflexive et par ses références fréquentes et très orientées aux mondes classiques grec et latin. Elle est aussi moderne, archimoderne, par sa façon de penser le monde et le sujet humain hicet nunc. Le poète manie à la perfection l’ironie constatative et l’auto-ironie relativisante. Ses valeurs sont atemporelles, indépassables, mais ses observations sont profondément ancrées dans l’histoire dont le cauchemar hante le sujet lyrique, mais sur un mode différent de celui de Tadeusz Rozewicz, par exemple, qui a su dire l’horreur de l’histoire d’une façon plus factuelle et plus tragique tout en sauvegardant une discipline lyrique ou méta-lyrique remarquable.
VOYAGE
1
Si tu pars en voyage qu’il soit un long voyage
une pérégrination d’apparence sans but un errement dans
l’obscurité
pour que tu connaisses non seulement par les yeux mais aussi en
touchant la rudesse de la terre et pour que tu te mesures au monde par toute ta peau
Découvre la vanité de la parole la puissance du geste royal l’inutilité des concepts la pureté des voyelles par lesquelles on peut tout exprimer le regret la joie l’éblouissement la colère mais ne te fâche pas accepte tout
2
Noue l’amitié avec un Grec d’Éphèse avec un Juif d’Alexandrie
ils te mèneront à travers des bazars endormis
villes de traites cryptoportiques
là-bas au-dessus d’un athanor au-dessus d’un tableau d’émeraude
se balancent Vasileos Valens Zosima Ceber Filathète
(l’or s’évapora la sagesse resta)
à travers le rideau entrouvert d’Iside
à travers des corridors comme des miroirs encadrés dans l’obscurité
des initiations silencieuses et des orgies innocentes
à travers des galeries abandonnées des mythes et des religions
vous atteindrez les dieux nus sans symboles
morts c’est-à-dire éternels à l’ombre de leurs monstres
3
Si tu apprends tu devras taire ton savoir
à nouveau apprends le monde comme le philosophe ionique
savoure l’eau et le feu l’air et la terre car ils resteront lorsque tout passera et ne restera que le voyage bien que ça ne soit pas le tien
4
Et c’est alors que ta patrie te paraîtra petite
un berceau un canot attaché à une branche par un fil des cheveux de ta mère
lorsque tu évoqueras son nom personne de ceux assis auprès du feu ne saura dire derrière quelle montagne elle se trouve
quels arbres elle met au monde puisque en réalité il lui faut si peu de tendresse répète avant de t’endormir les sons ridicules de ta langue « ze » – « czy » – « sie » « que » « est-ce que » « se » avant de t’endormir souris à une icône aveugle aux raiforts sauvages près du torrent aux brindilles à la basse prairie la maison passa il y a un nuage au-dessus du monde…
Zbigniew Dominiak
Zbigniew Dominiak est poète, critique littéraire, journaliste et vice-président de l’Association des écrivains polonais. Il a fait paraître des textes dans plusieurs revues, notamment : Puls (Le Pouls),Wiez (Lien), Tworczosc (Création) et Kontakt. Il collabore actuellement aux revues Bestseller,Kalejdoskop et Gazeta Wyborcza (Journal des élections). Plusieurs de ses poèmes ont été traduits en serbo-croate, en allemand, en anglais et en suédois. Il a entre autres publié : Identifikacje (Identifications), Lodz, Lodzkie, 1981 ; Od okna do okna. Entwicklungsroman (D’une fenêtre à l’autre. Roman éducatif), Lodz, Correspondance des Arts, 1991 ; W poza siebie. Dziennik paru lektur (Regarder à l’intérieur de soi de l’extérieur. Journal de quelques lectures), Lodz, 1991 et Swiatlo zlej nocy (La lumière de la mauvaise nuit), Lodz, 1993.
À ZDZISLAW HEJDUK
C’était à Prague – printemps 1989
Soixante-cinq ans après
Sa mort Nous sortions justement
Du cimetière Strasnice et le gardien
Qui prêtait des calottes bleu marine/Ici
On n’entre pas tête nue/re –
Connaissant en nous des Polonais a soudain tourné
Son visage fripé de vieil Hermann
Kafka/Die Verwandlung regarde tout le monde/
Et il a demandé : – La Pologne n’est pas encore perdue
N’est-ce pas Messieurs ? Vite nous avons approuvé : – Ano !
Sans être toutefois spécialement convaincus
« Mon printemps de Prague », tiré du recueil La lumière de la mauvaise nuit, Lodz, Biblioteka, 1993, traduit par Nicole Gourgaud.
DANS NOS SOMBRES VILLES DE L’EST
Dans nos sombres villes de l’Est
Des nuages des nuages
Et la haine pourchasse les faibles le long des chemins empierrés
jusqu’aux tours du néant
Et pourtant nous ne sommes coupables de rien
Sinon d’aimer d’Aimer malgré tout
Au fond de la nuit-un calme Qui est la mort
Nous repoussons les ténèbres de crainte de nous perdre dans nos rêves
Et dans nos coeurs seulement nous sauvons une fragile lueur
Avec laquelle nous enflammons les bûchers pour que nous purifie le feu
« Dans nos sombres villes de l’Est », tiré du recueil, La lumière de la mauvaise nuit, Lodz, Biblioteka, 1993, traduit par Nicole Gourgaud.
Lucyna Skompska
Lucyna Skompska est directrice du Département de Littérature au Musée d’Histoire de La Ville de Lodz et membre de l’Union des gens de lettres de Pologne. Elle est en outre critique d’art, critique littéraire et critique de théâtre. Elle a publié plusieurs recueils poétiques dont Dopoki plonie (Jusqu’à ce qu’on brûle), 1981 ; Bez Powodu (Sans raison), Varsovie, Czytelnik, 1986; Plakac i Drwic (Pleurer et railler), 1991. Elle est également l’auteure de deux livres d’aventures pour enfants.
Les procédés que la vie applique ne passent pas bien dans la littérature
et le parallélisme le morcellement et le montage ne donnent rien
les structures que le sens remplit creuse ouvre ferme
ici telle ouverture là telle fermeture
comme un coup de couteau infâme contre le vide tendu
sur mon bureau l’absolu et le néant reposent côte à côte
une larme tombe de la réalité sur la page
entre les mots : l’infini le corps
que le mystère de l’existence assortit et associe
je trace je rature mais en réalité j’efface je gomme
une seule trace honteuse une seule trace raisonnable
qui se cache parmi le cadavre des choses chéries
qui s’efforce de se perdre parmi les amas
d’ordures bien aimées quand nous longeons la vie avec mesure et décence
quoique apparemment avec grâce et désinvolture
et nous ignorons d’où viennent ce rire ces larmes
qui nous repoussent et qui nous recueillent
bien que tout pour toujours et sans raison
soit abri prison exil
Poème éponyme du recueil Sans raison, Varsovie, Czytelnik, 1986, traduit par Nicole Gourgaud.
on regarde mais on a les yeux fermés
on ne se cache pas mais on est caché
on ne se révèle pas mais on est révélé
on suit un passage secret mais c’est une métaphore
c’est un passage mais c’est le but la maison qui prend son essor
on marche mais le mouvement est relatif
derrière nous tourne un cylindre encollé par l’image du monde
c’est une image handicapée mais complète
on parle mais les mots ont plusieurs sens
on crie mais le cri est anachronique
on aime mais le coeur est une balle
on habite mais on est possédé par l’appartement
on pense mais les lieux communs sont bien meilleurs
on croit mais la foi déplace les montagnes
on prouve mais on n’est qu’une preuve
on est juste mais ce n’est pas juste
on vit mais la mort l’exige
« On vit », traduit par Nicole Gourgaud.
Jerzy Jarniewicz
Jerzy Jarniewicz est lecteur de littérature polonaise à l’Université de Lodz. Il a publié des poèmes dans plusieurs revues en Angleterre, en Irlande, aux États-Unis, en Suède, aux Philippines et en Serbie. On doit également mentionner trois recueils de poésie : Korytarze (Les corridors), Lodz, Lodzkie, 1984 ; Rzeczy oczywistosc (L’évidence des choses) , Lodz, Lodzkie, 1992 et Rozmowa bedzie mozliwa (Entretien), Lodz, Biblioteka, 1993. Il a enfin traduit des ouvrages de Craig Raine (The Prophetic Book and Other Poems), Philip Roth (Déception et Patrimony), Winston Churchill (Step by Step) et Geoffrey Payzant (Glenn Gould, Music and Mind).
Il est faux de dire de ce qui est que ce n’est pas
ou de ce qui n’est pas que cela est
Il est vrai de dire de ce qui est que cela est
ou de ce qui n’est pas que cela n’est pas
« L’auto-évidence des choses (d’après Aristote) », tiré du recueil L’évidence des choses, Lodz, Lodzskie, 1992, traduit par Michel Peterson.
un certain jour de décembre 1981
la page-titre du Sydney Tribune rapporta que
Madame Smith avait trouvé un serpent dans son jardin
un serpent dans la plus grande ville australienne
l’horreur s’abattit sur Sydney
des jardiniers apeurés commencèrent à fouiller dans leurs petits jardins
c’était inutile :
c’était un serpent ordinaire
et qui n’induisait pas en tentation
« En Australie », tiré du recueil L’évidence des choses, Lodz, Lodzskie, 1992, traduit par Michel Peterson.
C’était la Guerre de Trente Ans
et nous étions cachés sous les débris
craignant
d’être découverts par les mercenaires de Wallenstein
Quand le Grand Hun procédait
nous restions cachés dans les caves
craignant
d’être découverts par les supermen blonds
du pays de Goethe
Aujourd’hui
nous quittons nos chambres et nous marchons dans les corridors
craignant que
personne
ne nous trouve
« Petite histoire », tiré du recueil Les corridors, Lodz, Lodzkie, 1984, traduit par Michel Peterson.
Quand le roi tombe
malade les pleureurs
se préparent
et les bouffons aussi
de très loin
les docteurs étrangers
arrivent
quand le royaume
tombe malade
le roi ferme
les frontières
Andrzej Strak « L’Histoire d’un roi malade », tiré du recueil Odorat, Lodz, Lodzkie, 1988 traduit par Michel Peterson
Ceux qui sont morts vont au ciel.
Ceux qui ont survécu vont en enfer.
Ceux qui contestent vont au purgatoire.
Ceux qui ne sont pas nés vont.
Décembre 1980
Andrzej Strak, « Ceux qui sont morts », tiré du recueil Odorat, Lodz, Lodzkie, 1988, traduit par Michel Peterson.
qui est coupable du sang versé
lors d’une opération
le chirurgien peut-être
se lave-t-il
les mains
avant chaque intervention
comme Pilate
Edward Kolbus, « Qui est coupable du sang », tiré du recueil Le thème suppléant, Varsovie, Irskry, 1986, traduit par Michel Peterson