Avec sa veste gris vert, fétiche paramilitaire des anciens dissidents, l’œil morne, désabusé, il fait penser à un de ces « robineux » de Jacques Ferron, personnages bizarres pourvus d’une mémoire des origines et d’une conscience sacrale des « échanges » entre l’ancien et le nouveau.
Oui, sur la scène littéraire polonaise, Tadeusz Konwicki apparaît à coup sûr comme le dernier de la race des conteurs. De ces bardes au vécu de maquisard, de ces littérateurs à la mémoire chercheuse qui, pour assumer le « nouveau », l’irréalité et le chaos de l’après-guerre, tentent désespérément de tirer au clair leur vécu individuel, familial et social, éprouvé comme obscur et problématique. Sa voix paniquée, obsédée par le désarroi existentiel est au centre de tous ses récits. Une contrainte, une extrême fatigue, affleure sans cesse à l’ordre de la narration :
« Voici venir la fin du monde. Voici ma fin du monde à moi, imminente et sournoise dans sa lente progression de reptile. La fin de mon monde personnel. Mais avant que ce mien univers ne tombe en ruine, avant qu’il ne se désagrège en atomes, il me reste à parcourir le dernier kilomètre de mon Golgotha, le dernier tour de ce marathon absurde, monter ou descendre les quelques traverses de l’échelle du non-sens. »
La petite apocalypse, p. 9.
Du catastrophisme à la polonaise ? Il y en a à volonté, pour les amateurs du prophétisme maladif, de la plainte lancinante, de l’ethos romantique ou des spectres historiques. Mais derrière ces tortures de l’aveu que s’inflige Tadeusz Konwicki, dans ce commencement romanesque, perce déjà un ton tragi-comique et ce parti pris de l’ambivalence ironique, tout autant familier à la modernité polonaise (Tadeusz Micinski, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Bruno Schulz, Witold Gombrowicz) que difficile à saisir, inquiétant.
Les pièges de l’autobiographie
« Je suis pétri de trois pâtes. Et ce mélange, c’est-à-dire moi, a ensuite été trempé à la douce chaleur de l’enfer de trois éléments. Ces trois substances dont je suis constitué, ce sont l’atome polonais, le lituanien et le biélorusse. Et ces éléments, ce sont la polonité, la russité et le judaïsme ou, plus précisément, la judéité. »
Le complexe polonais, p. 95.
Cette complexité originaire occupe une place démesurée dans son œuvre d’écrivain et de cinéaste (il a tourné entre autres La vallée d’Issa, d’après le roman de Czeslaw Milosz). Malgré le brouillage des pistes et des dissimulations habiles, son journal, Le calendrier et la clepsydre (1975), ainsi que ses deux livres-mémoires, Les levers et les couchers de la lune (1982) et Le Nouveau Monde (1986), offrent des repères biographiques qui vont étayer l’armature narrative de ses romans. Né en 1926dans une petite bourgade polonaise près de Vilnus (Vilno) en Lituanie, adolescent, il connaît tout ce monde bigarré des contrées multi-ethniques (Chronique des événements amoureux,1974). Petite patrie confinée dans des souvenirs fantomatiques, elle porte son empreinte sur l’imaginaire romanesque, crée une atmosphère énigmatique et, surtout, un régime de représentation où l’espace-temps réaliste (il y a fait le maquis contre les Allemands et les Russes) émerge sans cesse dans les limbes du fantasmatique et du légendaire (La clef des songes contemporains, 1963 ; Bêthophantôme, 1969 ; Bohini, un manoir en Lituanie, 1988). Depuis 1946, oùil écrit son premier roman, Rojstv (Les marécages), commence son flirt avec le « réalisme socialiste » qui le classe aussitôt parmi les « boutonneux », jeunes auteurs en mal de l’« avenir radieux » et choyés par le régime stalinien. Puis, viennent des années de profonde prostration, de désillusion et de maturation esthétique, pendant lesquelles il quittera le parti (en 1968) et choisira (depuis 1976) de publier dans les éditions clandestines, au prix des contraintes et des phobies de l’écrivain dissident :
« Nous vivons tous dans une terreur farouche du verbe. C’est le verbe qui fait trembler les partis et les ministres, le verbe qui suscite l’angoisse des généraux et des censeurs, le verbe qui hante les appareils d’écoute et les rêves insuffisamment contrôlés des citoyens. Et le pire, c’est le verbe écrit, le verbe éternisé dans les signes orthographiques ou phonétiques, sur le papier, les bandes magnétiques, ou le marbre. C’est pourquoi je trace ces phrases en cachette avec une telle panique dans ce lac brumeux de douleur et de malheur, dans ce surcroît de liberté instantanée avant l’anéantissement. »
Le complexe polonais, p. 130.
Pourtant, si cette charge biographique préexiste au romanesque, c’est avant tout comme du matériau préfabriqué, malléable à loisir et ouvert à toutes les manipulations. Romancier, Tadeusz Konwicki n’arrête pas de mystifier son vécu. Indéfiniment recyclable, celui-ci s’enrobe d’événements truqués, se dérobe à tout effort de dépistage et acquiert une autonomie inhérente à la fiction, à ses leurres et à ses masques. Personnages, situations, dispositif spatio-temporel concourent à la création d’un monde insolite où le passé biographique, scène primitive et décor sécurisant, reste toujours dépassé par un présent rebutant et dégradé, où ce même présent – le plus souvent Varsovie, ville punie et pervertie par l’Histoire – s’abolit aussitôt dans les flash-back d’une mémoire trouble, dans un déjà-vécu sublimé, figure de retour identitaire.
Ainsi, La clef des songes contemporains s’ouvre sur un suicide raté, vécu comme cauchemar personnel d’un narrateur tourmenté par les images de la guerre et par son propre passé meurtrier. Il se termine par son suicide « réel » et une survivance lunatique dans un village bien réel de la Pologne des années soixante. L’ascension est le récit d’un mort-vivant qui se réveille d’un coma mémoriel et titube dans une Varsovie nocturne en quête de son moi démantelé. Au début du Complexe polonais, la veille de Noël, au milieu d’une queue qui attend désespérément des alliances soviétiques, le narrateur-héros réchauffé à la vodka médite et médit sur l’histoire paranoïaque de la Pologne, prétexte à des ruminations sur sa propre agonie sacrificielle.
À la mémoire fragmentée correspondent des récits fragmentaires, constitués d’un fatras d’épisodes et de lieux. Lovés dans les kystes d’une conscience toujours chancelante, toujours les mêmes car toujours hallucinés, à la frontière de l’onirique et du réel, ils ne peuvent accéder à aucune identité tangible.
L’esthétique du récit défait
Tous ces effets de distorsion touchent le plus manifestement le plan narratif. Là où la causalité et la chronologie devraient assurer la progression, le récit se heurte constamment à l’irruption imprévisible des rêves et des visions ayant eux-mêmes statut d’événements. La récurrence de ce procédé produit chez Konwicki ce que la critique voit comme « dépassement lyrique du modèle épique du roman ». On pourrait même dire que cette surcharge de l’onirique et d’une certaine pulsion lyrique qui l’accompagne – résultat d’une mise à l’épreuve douloureuse de la mémoire – débouchent avant tout sur une représentation polyphonique du monde. Le statut instable du narrateur, les intercalations de la voix du narrateur-auteur dans celle du narrateur – personnage, les nombreuses invocations au lecteur, en sont seulement une des composantes. Ce qui frappe davantage, c’est que la prose de Tadeusz Konwicki est le terrain de l’affrontement d’un bon nombre de styles littéraires, des mythes nationaux et des discours sociaux bien ancrés dans la tradition littéraire et dans l’imaginaire collectif des Polonais.
Déjà avec La clef des songes contemporains, Tadeusz Konwicki joue avec les conventions, les stéréotypes et les discours figés. Le chevauchement du style mi-onirique mi-réaliste rapproche ce roman tantôt du conte fantastique tantôt de la causerie discontinue, si caractéristique pour la forme du gaweda de l’ancienne Pologne (conte familier, léger et fantaisiste). Dans L’ascension, le registre de la confession véhicule plusieurs styles : celui du roman des mœurs urbaines (le jargon de la pègre), celui de l’essai (les micro-récits méditatifs et philosophiques centrés sur les images de la nature et du ciel) et le ton apocalyptique propre au drame romantique (descriptions délirantes de la végétation pourrissante qui envahit Varsovie). La petite apocalypse, roman publié originellement en samizdat, parodie à maints endroits le discours du milieu dissident des années 1970 rappelant les accents héroïques de la résistance anti-nazi. D’entrée de jeu, nous sommes installés dans le grotesque de politique-fiction ; le narrateur-écrivain sommé par ses amis de s’immoler publiquement en signe de protestation contre la soviétisation du pays doute un peu de l’idée de sa mort sacrificielle :
« – Ce soir huit heures à la clôture des débats du congrès, au moment où tous les délégués du parti seront descendus en bas.
« – Et les autres ?
« – Quels autres ?
« – Eh bien, ils continueront à prendre en charge l’âme du pays. Dans le péché ou en état de grâce, dans le
conformisme ou dans la révolte, par trahison ou par sacrifice, et cela jusqu’à la fin des temps. »
La petite apocalypse, p. 26.
Toutefois, cette multiplicité des styles et des clichés discursifs ne peut pas être uniquement ramenée à une pure visée imitative ou parodique. Elle semble témoigner significativement de l’émiettement des valeurs, d’une conception de la confusion stimulante, adéquate au simulacre de l’existence. En sorte que l’effondrement de l’image cohérente du monde ; la conscience d’un manque-à-être individuel et collectif ne peuvent être soutenus chez Tadeusz Konwicki que par un récit lui-même éclaté, vécu comme progression boulimique de l’anecdotique et du spéculatif. Une telle esthétique, qui charrie yaniquement des bribes des paroles anciennes et modernes, est à l’image d’une mémoire culturelle qui cherche à se sauver, d’un moi naufragé qui cherche à se sauver dans un ultime geste de ressaisissement, d’auto-rédemption :
« Mon écriture, ce sont les murs noircis d’une cellule, d’une cellule de mort. Sur ces murs, je gratte les signes des jours qui s’en vont, les sentences d’espoir brusques comme un jour d’été, les avertissements à la libre postérité et les cris bestiaux de désespoir que m’arrache l’impossibilité de continuer à vivre ou même de mourir subitement. »
Le complexe polonais, p. 29.
La ville inhumaine
On serait tenté de dire que pour Tadeusz Konwicki le célèbre « en Pologne, c’est-à-dire nulle part » d’Ubu roi redevient plus que jamais une inspiration : celle de déchiffrer, à partir d’un sentiment de l’irracontable, les situations complexes avec lesquelles les Polonais vivent en conflit permanent. Cependant, contrairement à Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Witold Gombrowicz ou Slawomir Mrozek, Tadeusz Konwicki ne cherche pas à interroger la polonité, à lui arracher ses masques à persifler l’artifice de ses grimaces convulsives ou de ses maladies infantiles. Tous ses romans illustrent plutôt l’angoisse du « comment être ? » dans un environnement socio-culturel ravagé par le cataclysme identitaire. Comment vivre dans une Pologne de la fin du XXe siècle, sans prise sur le réel et sous l’emprise d’un jeu des forces historiques et institutionnelles qui marque tous les jours la non-réalité de ce pays ?
Cet ancrage dans l’existentiel reçoit un éclairage spécifique par le traitement de l’espace urbain, celui de Varsovie pour l’essentiel. Dans trois romans en particulier, L’ascension, La petite apocalypse et Fleuve souterrain, oiseaux de nuit (écrit à l’époque de Solidarité), Varsovie possède la valeur emblématique de la punition historique et de l’idéologie agonisante. Elle y est représentée comme une Pseudopolis, une cité-état folklorisée et réduite au rang d’un énorme village-cimetière (comparé souvent à la vallée de Josaphat) où les morts-vivants pratiquent cycliquement les fêtes rituelles. Ses néons grotesques (« Souriez pour qu’on vous sourie »), ses arbres tordus, son Palais de la Culture, symbole du « memento » soviétique, dressé au milieu de la ville comme « un arbre de Noël » ou comme gâteau étagé « fait un massepain » – tout renvoie à l’image d’une poubelle historique, partout se dévoile la vacuité dérisoire d’un territoire falsifié par l’Histoire et imposé comme réel :
« La rue du Nouveau-Monde étouffait sous les buissons des drapeaux rouges et blanc et rouge. Durant ces dernières années, le blanc de nos couleurs nationales avait curieusement rétréci, laissant le rouge s’épanouir d’une façon démesurée. Aussi nos drapeaux ne portaient-ils plus qu’une pudique bordure blanche ornant le haut de la toile. Ayant ainsi chassé hors de leurs veines tout le mauvais sang des drapeaux, les petites maisons prématurément vieillies qui, telles des larves de brique, n’arrêtaient pas de faire tomber leurs cocons de crépi somnolaient à présent sur les bords de l’étroit ravin de la rue, au fond duquel défilaient des colonnes d’écoliers, d’employés de bureaux et d’ouvriers. Au-dessus de cette foule en liesse flottait une gigantesque banderole sur laquelle on pouvait lire : « Vive le quarantième anniversaire de la République populaire de Pologne. »
La petite apocalypse, p 37-38.
Dès lors, de l’histoire et de l’espace perçus comme chaos et comme décombres de l’idéologie figurent à la fois une crise identitaire et l’écriture comme une perpétuelle traversée de cette crise. En ce sens, l’entreprise de Tadeusz Konwicki trouve son lieu là où l’espace « littéraire », pensé sur un mode ironique et burlesque, coïncide avec l’espace intérieur de l’écrivain hanté par le sentiment d’une culpabilité primordiale. De ce clivage entre le réel absurde et la mémoire culturelle avec ses fuites erratiques dans un déjà-vécu personnel naissent des récits cathartiques intimement auto-ironiques, marqués par la conscience de la précarité de toute tentative d’enracinement dans un ordre des valeurs authentiques. Sur fond de catastrophe et d’étrangeté, les romans de Tadeusz Konwicki traduisent radicalement un désastre-création qui aujourd’hui, dans la plus profonde ambivalence de nos expériences historiques, nargue le lecteur et le convie irrésistiblement à une lecture ludique.
1. Cet aspect est analysé dans mon article « Espace urbain, espace mnémonique : le retour identitaire chez Jacques Ferron et Tadeusz Konwicki », Études littéraires, (Université Laval), vol. 23, Nº 3, hiver 1990-1991, p. 57-68.
2. Michel Maslowski, « Tadeusz Konwicki ou le mythe du Juif errant », Revue des études slaves, tome soixante-troisième, fascicule 2, 1991, p. 550.
Œuvres de Tadeusz Konwicki traduites en français :
L’ascension (Varsovie, 1967), Gallimard, 1971 ; Béthofantôme (Varsovie, 1969), Rupture, 1978 ; La petite apocalypse (Londres, Zapis, 1979), Robert Laffont, 1981 ; La clef des songes contemporains (Varsovie, 1963), Robert Laffont, 1983 ; Fleuve souterrain, oiseaux de nuit (Londres, Aneks, 1985), Robert Laffont, 1985 ; Chronique des événements amoureux (Varsovie 1974), P.O.F., 1987 ; Le complexe polonais (Londres, Zapis, 1979), Robert Laffont, 1988 ; Le Nouveau Monde et ses environs (journal, Varsovie, 1986), P.O.L., 1988 ; Bohini, un manoir en Lituanie (Varsovie, 1987), Robert Laffont, 1990.