Comme le souligne Czeslaw Milosz dans son histoire de la littérature polonaise, Zbigniew Herbert, bien que né en 1924, fait partie de la deuxième génération des poètes polonais d’après-guerre, parce qu’il fait ses débuts en 1956 seulement.
Les poètes de cette époque (Tadeusz Rozewicz, Julian Przybos, Czesla Milosz pour ceux qui écrivent juste après la guerre, et Aleksander Watt, Jerzy S. Sito, Wislawa Szymborska, Miron Bialoszewski qui publient à partir de 1956), cherchent à réconcilier les aberrations de la guerre avec une certaine foi en l’humanité, tentative qui s’exprime par des choix multiples.
On remarque cependant deux tendances, l’une extrêmement pessimiste et l’autre plus positive qui cherche à réhabiliter la réalité. Ainsi, alors que Tadeusz Rozewicz, poète sombre, chante la « décomposition » de la poésie et l’impasse dans laquelle se trouve la culture occidentale, Zbigniew Herbert apporte un regard ironique qui dépasse toute l’amertume de ces années. La poésie retrouve avec lui sa place dans la culture polonaise et européenne, dont elle dénonce les écarts sur le mode du jeu et du persiflage langagier.
Dans sa postface à sa traduction de Pan Cogito1, Alfred Sproede souligne que le personnage de Zbigniew Herbert s’inscrit dans une tradition inaugurée par Paul Valéry ; il s’agit de la « méthode Descartes » comme la nomme l’écrivain français dans son Monsieur Teste.Pour Valery ; cette méthode doit être un remède à l’idôlatrie lyrique et aux effets de rhétorique qui donnent une idée vague des choses. Cette méthode est donc « une brève et forte expression de la personnalité de l’auteur ». Si Teste est, toujours d’après Alfred Sproede, une glose ironique du cogito – que Valéry retourne contre Descartes –, il est cependant nécessaire de souligner que Teste prétend atteindre la « pensée pure ». Le personnage de Zbigniew Herbert est aux antipodes de Teste parce qu’il reste dans l’ordinaire. L’auteur pousse ainsi l’ironie jusqu’à ses limites, ce que Valéry n’avait pu ou voulu faire contre ce qui est la base d’une certaine pensée française. Renvoyant la phrase du philosophe à son absurdité pratique, Pan Cogito se débarrasse de l’héritage cartésien et de sa pensée pure :
en effet lorsqu’on arrive
à un état où la pensée est comme l’eau
une grande eau pure
bordée d’un rivage impassible
l’eau soudain se ride
et la vague apporte
des boîtes en fer-blanc
du bois
une mèche de cheveux
On pourrait même se demander si Pan Cogito n’est pas la parodie de Monsieur Teste ! Zbigniew Herbert semble en tout cas s’opposer à toute une tradition européenne humaniste, et plus particulièrement française, comme nous allons le voir. Mais à la manière polonaise ! c’est-à-dire avec un humour mêlé à de la dérision : un regard sur soi et ses émotions, dont le Slawomir Mrozek d’Une souris dans l’armoire est, avec Zbigniew Herbert, l’un des principaux fleurons.
Trois je pensant dans un seul sujet
Le doute s’installe bien dans Pan Cogito mais d’une manière particulière et insidieuse. Le personnage de Zbigniew Herbert est donné au lecteur de manière ambiguë parce que la prise en charge du discours – et donc du doute – alterne entre Pan Cogito se regardant, un narrateur observant le personnage et l’auteur* insérant des jugements de valeur sur Pan Cogito. Ces trois énonciateurs se juxtaposent quelquefois à un même moment du discours. Par là, la subjectivité unificatrice du cogito est remise en question. Mais prenons des exemples.
Pour Pan Cogito se regardant, on pense au premier poème : « Monsieur Cogito regarde son visage dans le miroir2 » le personnage, dans sa volonté naïve de s’améliorer n’est pas très tendre avec lui-même. La dérision qui ressort de ce premier poème donne ainsi le ton au recueil. Un autre texte, qui mêle les trois niveaux de regard, permet de scruter de plus près l’ironie qui s’en dégage. « Monsieur Cogito et la perle3 » semble être la simple narration d’un souvenir du personnage : une petite pierre qui s’insinue entre sa chaussette et son pied l’empêche d’écouter un cours sur Platon. L’histoire, bien que cocasse, ne s’installe dans l’ironie et la dérision du personnage que grâce à la manipulation de la narration qui provoque un décalage entre les niveaux du discours. Le premier niveau est celui du personnage qui « se rappelle » et qui aurait pu résumer l’anecdote dans les termes qui précèdent. L’histoire n’est pourtant pas racontée par un je mais par un narrateur omniscient qui commence ainsi :
« Quelquefois Monsieur Cogito se rappelle, non sans émotion, la marche de sa jeunesse vers la perfection, son juvénile per aspera ad astra ».
L’histoire est ainsi rapportée comme si elle était vue par un regard extérieur ; cette distance, grâce à la dérision qu’elle permet, provoque un premier doute. En témoigne, par exemple, le vocabulaire pseudo-scientifique (ou bien trop descriptif pour correspondre à des paroles simplement rapportées) ; il est la marque du narrateur regardant et s’amusant à replacer Pan Cogito dans son cours de philosophie :
« […] mais après quelque temps, le talon apparut dans le champ de la conscience et ce, au moment même où le jeune Cogito s’accrochait difficilement à la pensée de son professeur en train de développer le concept d’idée chez Platon. »
À cette relation des faits et des pensées de Cogito par un narrateur se greffe un autre type de discours : celui de l’auteur, caractérisé par des jugements de valeur et la pratique assidue de la figure d’ironie qui, rappelons-le, consiste à dire le contraire de ce qu’on veut faire penser et comprendre ou à en inverser le sens. L’adjectif « ciemma » (obscur) de la dernière phrase l’illustre bien : « En revanche son talon était grand, brûlant et obscur de douleur. »
« Obscur » n’est pas une épithète pertinente pour « talon », elle ne relève plus d’une simple description omnisciente, elle indique ce que l’auteur veut pointer du doigt et elle contient toute son ironie. L’adjectif tend en effet à réduire le personnage à la simple douleur qu’il éprouve au pied : un talon ne peut être obscur, l’adjectif qualifie ainsi, dans une habile synecdoque, l’être Cogito tout entier. La dérision joue sur le contraste entre la volonté du personnage d’atteindre à la perfection du monde des idées (« sa marche vers la perfection ») et l’obscurité que crée en lui un grain de sable. Le décalage est d’autant plus marquant que l’élément perturbateur est inversement proportionnel aux dimensions du talon, et que sa couleur même (jaune) lui fait contraste par sa luminosité. Une autre trace de l’ironie de l’auteur apparaît dans le titre : la perle, qui se transforme dans le texte en vulgaire grain de sable, ne répond pas à l’attente du lecteur ; lui aussi est quelque peu tourné en dérision dans sa naïveté et son attachement à la lettre !
La figure de l’ironie joue sur les modes de réception du discours ; ainsi, dans ce texte, l’histoire reste acceptable à un premier niveau, sans ironie aucune. Mais le narrateur et l’auteur y mêlent de la dérision en rectifiant ou en se prononçant plus ou moins discrètement à leur sujet. On n’assiste pas à une superposition de différents points de vues mais à leur interaction, ce qui génère un brouillage interprétatif : Zbigniew Herbert amène le lecteur à épouser sa perception ironique mais elle entraîne aussi une identification avec le narrateur et avec Pan Cogito.
Non seulement Zbigniew Herbert brouille les cartes (rend impossible le choix d’un point de vue) à l’intérieur d’un même poème, mais d’un poème à l’autre également ; le lecteur est ainsi ballotté entre des sentiments contradictoires à l’égard du personnage.
Mais quels sont les enjeux de ces brouillages ?
Le doute sur le sujet qui pense
On l’a vu, Zbigniew Herbert remet en cause les fondements même du cogito en insérant le doute à propos de la vérité de son personnage. Les différents niveaux de discours sont autant de subjectivités, de regards, qui se contaminent, changent, etc. Le poète opère une désacralisation de la pensée pure. Cette démythification des fondements de la culture occidentale passe par un renouvellement du discours et du sens littéral des mots et des expressions, sens quelquefois poussé jusqu’à ses propres limites :
Les idées passent par la tête
dit une expression courante
l’expression courante
surestime la circulation des idées
la plupart d’entre elles
se tiennent immobiles
au milieu d’un paysage ennuyeux
formé de protubérances grises
d’arbres desséchés
« Monsieur Cogito et le mouvement des idées4 »
Et le poème continue dans une sorte de typologie de la boîte crânienne qui n’est pas sans rappeler la physiognomonie de Balzac ou les reconstructions typologiques du corps humain (en peinture et en littérature) qui se sont étalées de la Renaissance au XVIIe siècle. Encore des lieux de dérision donc ; c’est que rien n’échappe au doute polonais : le Christ, le père, les mythes grecs, etc.
La remise en cause de certains aspects de notre civilisation passe par une dérision de l’humanisme et de sa conception d’une subjectivité unificatrice de la Pensée. Les thèmes de l’eau et de l’œil, par exemple, sont sans cesse repris par Zbigniew Herbert pour être tournésen dérision. L’œil en association avec Platon et la Renaissance bien sur, et l’eau comme allusion au Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire;« Monsieur Cogito et la pensée pure5 » y fait référence certainement.
La notion de pensée pure n’est pas non plus sans rappeler l’Idée pure de Stéphane Mallarmé. Si Zbigniew Herbert ne s’attaque pas directement au poète Français, il critique en tout cas la poésie qu’il a créée.
l’ennui c’est que
le cri se dérobe à la forme
qu’il est plus pauvre que la voix
qui s’élève
et tombe
le cri touche au silence
mais par enrouement
et non par volonté
de décrire le silence
« Monsieur Cogito et la musique pop6 »
Zbigniew Herbert ne s’attache pas à résoudre les contradictions au nom d’une vérité, mais à nous les montrer du doigt. Il tend par là à remettre en question la culture occidentale en général, ses dogmes, son credo humaniste et sa notion de progrès. Dans « Monsieur Cogito lit le journal7 », le face à face est terrible parce qu’il est ancré dans les procédés d’écriture mêmes, toujours par le jeu de l’ironie qui confronte un sens littéral à un sens contextuel de deuxième niveau. Dans « Monsieur Cogito au sujet de la magie8 » la critique de notre civilisation est exposée de manière encore plus flagrante :
Mircea Eliade a raison
nous sommes – malgré tout
une civilisation avancée magie et gnose
prospèrent comme jamais
paradis artificiels
enfers artificielsse vendent au coin de la rue
à Amsterdam on a découvert
des instruments de torture en
matière synthétique
La critique de Zbigniew Herbert est efficace par son ironie et sa mise en doute des choses, mais aussi parce que l’auteur replace ses propos, et toute pensée, dans la réalité, en contact avec un réel souvent banalement ordinaire (on pense au père, Dieu, dont le « trône fut emmené par un brocanteur »). La poésie ne se détache en effet jamais des choses concrètes. L’auteur semble ainsi arriver à la conclusion inverse de Descartes : le sujet est changeant, est le lieu d’un doute perpétuel,tandis que les objets, eux, persistent ; ce que l’on retrouve dans son attachement à construire des poèmes autour de simples objets, dans la lignée de Francis Ponge. Décrivant un tabouret il finit ainsi : « À la fin la fidélité des objets nous ouvre les veux9 » ou bien :
« Les objets morts sont toujours en ordre et on ne peut malheureusement rien leur reprocher. Je n’ai jamais vu de fauteuil en train de passer d’un pied à l’autre ni de lit qui se cabre. Les tables, elles aussi n’osent point s’agenouiller, même quand elles sont fatiguées. Je soupçonne que les objets se comportent ainsi pour des raisons pédagogiques : afin de nous reprocher sans cesse notre inconstance10 ».
Zbigniew Herbert et ses contemporains
Si on voulait trouver un véritable prédécesseur à Pan Cogito on le trouverait sûrement dans le Monsieur Plumed’Henri Michaux.
Mais je viens d’évoquer Francis Ponge. Il y a des différences non négligeables entre les deux écrivains. Francis Ponge utilise les objets pour en faire des sortes d’allégories de l’humain. On peut dire que chez lui il y a encore une sorte d’esthétisation du monde, qui passe quelquefois par toute la tendresse et l’humour qu’on lui connaît, mais jamais par de la dérision ; sa poésie est en ce sens l’un des derniers vestiges d’un humanisme en train de s’écrouler. Zbigniew Herbert, lui, décrit les objets et en montre les caractéristiques pour les confronter avec le monde humain – confrontation qui marque souvent une distance énorme entre l’homme et l’objet –, sans métaphore ni symbole. Ce mode d’appréhension du réel à travers l’écriture fait partie d’une attitude contemporaine que l’on trouve aussi bien en Europe qu’aux États-Unis11. Mettre à plat le réel, l’exprimer àla manière d’un cliché photographique, relève d’une volonté de ne plus idéaliser le monde, encore Moins de le rationaliser ou de l’embellir. Ce type d’écriture nous apprend peut-être finalement à apprécier les objets, le réel, sans échappatoire ; à aimer le monde, même a travers son caractère dérisoire.
Ces quelques pistes feront comprendre Zbigniew Herbert et donneront sans doute le goût de lire ce poète innovateur à la sensibilité toute polonaise 12.
*J’appelle « auteur » l’instance qui se sait responsable des motivations d’écriture ; j’aurais pu dire « l’écrivant ».
1. Monsieur Cogito et autres poèmes, Fayard, 1990, traduction et postface d’Alfred Sproede.
2. « Pan Cogito observuje w lustrze swoja twarz ».
3. « Pan Cogito a perla ».
4. « Pan Cogito a ruch mysli ».
5. « Pan Cogito a mysl czysta ».
6. « Pan Cogito a pop ».
7. « Pan Cogito czyta gazete ».
8. « Pan Cogito o magï ».
9. « Le tabouret », in Corde de lumière.
10. « Les objets », in Hermès, le chien et l’étoile.
11. On pense par exemple à quelques poètes français (Fourcade, Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud), américains (Michael Palmer, Larry Eigner, Jerome Rothenberg, David Antin), etc.
12. Je tiens ici à remercier Liliana Tomaszewska pour ses remarques judicieuses et Wladimir Krysinski qui a bien voulu relire ce texte.