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Witold Gombrowicz : Danser sur la musique de l’autre

Avec Tolstoï, Leskov, Dostoïevski, Conrad, Henry James, Thomas Mann, Hasek, Cortazar et quelques autres dont on ne se risque pas à citer les noms, Witold Gombrowicz appartient à la famille des « grands narrateurs »
Il a bouleversé tous les canons littéraires polonais. Grand faiseur de récits et manipulateur de masques, farceur et provocateur, philosophe pervers et ironiste implacable, parodiste impénitent qui joue avec les grands modèles discursifs de Shakespeare, de Rabelais et de Dostoïevski, Witold Gombrowicz surplombe l’horizon de la littérature polonaise du XXe siècle.

Son œuvre est marquée par la célébration de la « messe interhumaine », c’est-à-dire du théâtre social de la Forme. Dans l’œuvre protéiforme de Witold Gombrowicz, les modalités narratives, théâtrales, et celles du scripteur d’un narcissisme coloré, interrogent la Forme qui fait du sujet humain un être obéissant, imitateur de l’Autre. Celui-ci engendre le jeu social des masques, et le protagoniste des récits de Witold Gombrowicz ne peut s’y soustraire. Il doit danser sur la musique de l’Autre, une danse à la fois ludique et macabre.

Son premier recueil, Mémoire du temps de la maturité (1934), dont le titre devient Bakakaï en 1957 avec l’ajout de quelques textes, constitue un terrain d’observation privilégié. L’écriture s’y cherche : c’est ici que les thèmes se mettent en place, que surgissent les figures principales du jeu narratif, que les formes font irruption.

Toutes les nouvelles de Witold Gombrowicz renvoient à la mise en scène d’une situation insolite que sollicite un rapport particulier entre le narrateur et le monde. Le narrateur enregistre un univers étrange, en même temps qu’il crée de l’étrangeté. Une étrangeté inquiétante et perverse. Vite elle devient grotesque, fantastique ou absurde. Car c’est le narrateur qui mène le jeu. Dans les nouvelles, la figure du narrateur se constitue selon le principe d’un double démiurgisme : le narrateur provoque des situations étranges ou insolites qu’il explore pour révéler un état de choses dont il est le principal créateur et dont il anime le mouvement ; ou bien il donne de situations communes et banales une vision narrative burlesque et fantastique. Les deux attitudes sont complémentaires et l’on ne saurait poser que l’une précède l’autre autrement que pour mieux saisir leur interdépendance. En fait, si le conteur se met à raconter, c’est pour dire ce qui lui arrive, ce qu’il provoque, ce qu’il sollicite paradoxalement ou cruellement de la réalité. La démarche fondée sur ce double démiurgisme neutralise la différence entre le je narrant et le je agissant Cette neutralisation donne naissance à un geste interprétatif qui réfléchit le monde narré dans le miroir déformant créé par le conteur. Agir de façon provocante en complotant contre l’humanité, narrer un monde possible mais créé de toutes pièces par la voix qui raconte, interpréter en établissant des corrélations entre le monde créé et le monde pensé par le narrateur. Voilà la grande triade quasi dialectique et hégélienne de Witold Gombrowicz, à cette différence près que sa Raison ne se dirige pas comme chez Hegel vers l’accomplissement du Système. Elle règne imperturbable sur toutes les contradictions et sur tous les paradoxes que produit le système qui est le sien. Résumons : l’ensorcellement par l’Autre provoque la conjuration de toutes les forces de l’individu ensorcelé pour servir l’Autre. Les nouvelles de Witold Gombrowicz, comme par la suite ses romans, réitèrent de façon frappante les tics du conteur et du protagoniste observateur, tout en établissant une relation fonctionnelle entre l’action, la narration et l’interprétation. On verra comment ces trois faire sous-tendent un univers sémantique où la figure du narrateur est une réplique verbale du protagoniste agissant, ou la représentation est fondée sur une mise en scène du monde tel qu’il est organisé par le narrateur-protagoniste-interprète. Présente dans les nouvelles de Bakakaïla démarche interprétative, quasi philosophique, de Witold Gombrowicz va sous-tendre l’ensemble d’une œuvre où s’écrit, se décrit et se transcrit la vocation joueuse de l’homme. Ainsi se résume, un peu brutalement, la vision du monde de l’écrivain, qui est tributaire de l’interdépendance et de la conjonction des trois faire qui lafondent.

Envoûté par l’Autre

On se souvient de l’importance de l’humiliation dans Notes d’un souterrain. L’enchaînement du monologue naît chez l’homme du souterrain de l’humiliation subie de la part de Zverkov. L’humiliation engendre l’humiliation. Le cercle vicieux de l’humiliant et de l’humilié ne peut être rompu que par l’écrasement de l’un ou de l’autre, soit par une humiliation plus grande encore, soit par la transgression imaginaire ou réelle de cette humiliation. Ce que Dostoïevski pousse à la limite dans le registre de la psychologie souterraine en faisant intervenir l’inconscient, Gombrowicz le situe dans le registre ironique et burlesque en poussant au paroxysme les différents avatars du mal. En somme, la situation du narrateur dans « Le danseur de maître Kraykowski* », nouvelle introductive du recueil Bakakaï, rappelle d’emblée celle de l’homme du souterrain. Tout comme celui-ci est humilié par Zverkov, le narrateur du « Danseur » est humilié par l’avocat Kraykowski. Dès lors, son comportement ne vise plus qu’une chose : attirer l’attention de Kraykowski. En pure perte. Or l’indifférence deKraykowski ne fait qu’augmenter l’insistance du narrateur qui veut à tout prix susciter une réaction de l’avocat. La colère de Kraykowski arrange donc le narrateur. Lorsque, après avoir adressé une lettre anonyme à la femme du docteur courtisée par Kraykowski, dans le but de la rendre plus sensible et plus attentive aux faits et gestes de l’avocat, le narrateur rencontre ce dernier dans la rue, celui-ci se mettra en colère : « Que signifient ces plaisanteries idiotes? cria-t-il. Que me voulez-vous ? Pourquoi traînez-vous derrière moi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je vous rosserai à coups de canne ! Je vous briserai les os ! » Le narrateur est comblé :

« Je ne pouvais parler. J’étais heureux. J’absorbai cela comme une eucharistie et fermai les yeux. Je me bornai, toujours silencieux, à me courber et à tendre le dos. J’attendis – et vécus ainsi quelques instants parfaits, tels que peut seul les connaître quiconque n’a plus beaucoup de jours devant lui… En état de grâce, de bénédiction, le cœur gonflé, je rentrai chez moi par les rues désertes. »

Dans « Le danseur de maître Kraykowski » s’établit peu à peu la poétique de l’incongruité qui déterminera par la suite les ressorts de l’écriture de Witold Gombrowicz. Il y a une contradiction flagrante entre l’évolution de la situation ou, si l’on préfère, de l’aventure vécue pur le narrateur, et le faire interprétatif soutenu activement par l’investissement psychique et par le goût pervers pour le grotesque qu’y apporte l’auteur. Le rapport interhumain provoqué et mis en scène est intériorisé au point de devenir méconnaissable. Ce que le narrateur en dit contraste avec ce qui passerait pour un simple commentaire sur un comportement social « anormal ». Witold Gombrowicz pervertit une situation sociale somme toute assez commune, comme le montre encore l’exemple suivant. En poussant le narrateur-resquilleur devant le guichet où celui-ci, pour voir une trente-quatrième fois La Princesse Czardaszdevra acheter un billet, Kraykowski agit en bon citoyen respectueux de l’ordre. En voulant resquiller, le narrateur agit en mauvais citoyen et perturbe l’ordre. Or, ce qui arrive par la suite est l’inversion subjective d’un contexte social objectivement définissable.

Si Witold Gombrowicz établit un tel clivage entre l’action et l’interprétation, c’est pour mieux y loger sa philosophie, qui n’est pas encore aussi nettement articulée que dans Ferdydurke ou dans La pornographiemais qui pointe déjà à travers le commentaire. L’homme est naturellement attiré par l’homme. Le destin de l’homme est de solliciter la reconnaissance de l’Autre. La seule idole de l’homme, c’est l’Autre. Il est dans la nature humaine de vouloir mener l’Autre au gré de ses fantasmes. Ceux-ci sont engendrés par l’Autre. Nous dansons donc toujours sur la musique de l’Autre.

Toutes ces propositions expriment quelques-uns des aspects essentiels de la vision gombrowiczienne du monde, mais leur fonctionnalité quotidienne est illustrée de façon paradoxale dans Bakakaï. On est frappé par le clivage entre ce qui arrive et ce qui en est dit dans, « Le danseur de maître Kraykowski », et on est curieusement sollicité par la profondeur du commentaire :

« OUI, rien n’est aussi difficile et délicat, sacré même, que la personne humaine, rien ne peut égaler la puissance avide de ces éléments mystérieux qui, sans grandeur et sans objet, naissent entre des inconnus pour les attacher peu à peu par de terribles chaînes. »

Ce que dit le narrateur en général, posant le problème des rapports secrets entre les individus, introduit dans le texte une perspective génératrice d’ambiguïté. « Le danseur de maître Kraykowski » s’organise autour de quelques noyaux dont les contenus s’opposent et se contredisent en apparence, ou sont indécidables. Parabole perverse de l’attirance unilatérale ? Démonstration burlesque de l’incommunicabilité ? Métaphore narrative et paradoxale de la passion inutile ? C’est tout cela réuni dans un programme narratif brillamment accompli.

Jusqu’à l’absurde

Ce programme, c’est la progression du texte d’un paradoxe à l’autre : depuis l’humiliation du narrateur par Kraykowski jusqu’à son attitude obsessionnelle, depuis l’indifférence de Kraykowski jusqu’à la provocation excessive du narrateur qui se résout dans la dernière partie du texte. C’est ici que le titre apparemment gratuit de la nouvelle se justifie. L’idée de la danse apparaît avant la scène du parc où le narrateur surprend l’avocat en compagnie de la femme du docteur. Poursuivant son jeu de provocation, il stimule par ses exclamations les efforts galants de Kraykowski. Le narrateur exprime sa joie en découvrant que l’avocat n’a pas, malgré tout, abandonné la femme qu’il courtisait. Il se livre à une « danse bachique », orgiastique, « comme jamais auparavant ». Ce « comme jamais auparavant », renvoie à une seule et unique mention de la danse dans le texte : « Je ne connaissais aucune danse, sauf celle de Saint-Guy, et aucune femme ». Cependant, lorsque le narrateur parle pour la première fois de la danse, celle-ci apparaît dans un contexte spécifique, à la fois neutre et contraignant, mais sans aucun rapport apparent avec l’avocat Kraykowski. La danse est paradoxalement liée à un des masques du narrateur. Celui-ci se définit comme ayant été atteint de la maladie dont il dit qu’elle est sa seule occupation, l’épilepsie. En justifiant son attitude envers l’avocat Kraykowski, attitude obsessionnelle qui occupe presque entièrement son temps, le narrateuraffirme :

« Je passai dès lors mes journées à la terrasse de la crèmerie pour attendre l’avocat et pour le suivre quand il apparaissait. Un autre que moi n’aurait pu consacrer six ou sept heures par jour à une telle attente. Mais moi j’avais du temps à n’en savoir que faire. La maladie (l’épilepsie) était mon unique occupation, et encore pour les grandes occasions, en dehors de la trame quotidienne. »

On voit que cette explication n’éclaire pas le sens de la nouvelle, du moins si l’on veut chercher celui-ci dans le rapport contraignant entre le titre et l’histoire. L’idée de la danse est introduite par le biais de la double activité du narrateur : sa maladie et son attachement à l’avocat, poussé jusqu’à l’absurde. Witold Gombrowicz construit de cette façon une logique subjective du comportement individuel et une négation de ce même comportement. Car l’individu n’est pas libre. Il est sollicité par l’Autre dans la profondeur même de ses fantasmes. Entre la danse épileptique etla danse pour l’avocat Kraykowski, s’introduit l’espace obsessionnel du fantasme de l’Autre et du texte dans lequel se joue, à travers l’action, la narration et l’interprétation, le délire de la vaine passion pour l’Autre. L’apogée et l’absurde de cette passion se consomment à la fin de la nouvelle :

« Je risque de mourir tout à coup dans la rue, au pied d’un mur. Si cela arrive (il faut que je laisse un mot), je veux que mon corps soit expédié à maître Kraykowski. »

Tout le texte est construit sur le principe des disjonctions interpolaires. Entre l’insistance du narrateur et l’indifférence de l’avocat, entre l’objectivité de la situation sociale et sa conséquence subjective, entre le titre et l’histoire, Witold Gombrowicz situe la présence du narrateur, qui dissèque devant le lecteur sa psyché complexe et pervertie par la passion de l’Autre. Le narrateur affecte la pose d’une homme modeste, malade, provoqué et offensé qui va jusqu’au bout de sa passion par provocation et par insistance.

Poétique de l’incongruité

La première nouvelle de Bakakaï instaure un jeu narratif où les relations interhumaines ne prennent pas encore cette forme active que les romans de l’auteur rendront particulièrement dynamique. On peut admettre que dans cette nouvelle, il crée une fiction de l’obsession unilatérale de l’humain par l’humain. « Le danseur de maître Kraykowski » serait donc une sorte d’allégorie négative de l’altérité déceptive. Engendré dans l’espace social, le jeu de l’écrivain concrétise l’image de l’homme, animal social dont l’une des obligations impératives est de rencontrer l’Autre. Cette rencontre est conflictuelle et passionnée ; sa perversion réside dans le fait que le fantasme de l’Autre joué par le narrateur engendre une progression masochiste de sa passion inutile tout en pervertissant encore davantage le vécu de l’Autre. Le testament imaginaire du narrateur, c’est le comble de l’amour de l’Autre. Par le désir de faire expédier son cadavre à l’avocat Kraykowski, le narrateur scelle éternellement l’impératif d’être avec l’Autre. La danse bachique médiatise la célébration de l’Autre et la fatalité de la relation.

Witold Gombrowicz procède ainsi d’après un ordre obsessionnel qu’aucun ordre logique normal ne justifie. La passion de l’Autre, inscrite dans une Organisation narrative rigoureuse, bien que quasi fantastique, devient un Objet ludique en soi. Elle subvertit le jeu du monde pour mieux le résorber et le plier en fonction de l’ordre obsessionnel dans lequel opère le narrateur.

Bakakaïqui regroupe des textes assez divers, pose les jalons de la poétique de l’incongruité qui deviendra de plus en plus fonctionnelle dans l’œuvre de Witold Gombrowicz. Cette poétique repose sur le principe de la provocation et sur l’implication structurale et sémantique du faire de l’action, de l’interprétation et de la narration. Cette implication repose à son tour sur une mise en scène de la figure du narrateur qui redouble et multiplie ses incarnations afin de pervertir et de magnifier les rapports interhumains. La musique de l’Autre ne connaît pas de limites. Chaque être humain est un danseur qui a son avocat Kraykowski. La libido dominandi de la passion de l’Autre veut même lui faire l’offrande de son futur cadavre. Dans l’esprit du système de Witold Gombrowicz, la symétrie interhumaine veut que l’Autre soit le propriétaire du corps de l’Autre, de part et d’autre du regard. Au-delà de la pensée obsessionnellement burlesque de Witold Gombrowicz se dessine quelque chose comme la politique de l’Autre. Et l’univers de Bakakaï laisse entendre qu’elle a ses députés, ses gouvernements, ses ministres, et même ses prisons.

 


« *Le danseur de maître Kraykowski », dans Bakakaï, trad. Par Georges Sédir, Denoël, 1984.

Witold Gombrowicz a publié, entre autres ouvrages :
Les envoûtés, Stock, 1977, « Points Roman », Seuil, 1986 ; Journal, en 4 volumes, Bourgois,1931 et 1984.
Théâtre : Yvonne, princesse de Bourgogne/Le mariage, Bourgois, 1982 : Ferdydurke, 10/18, 1985 ; Souvenirs de Pologne, Bourgois, 1984, 10/18, 1990, Bourgois, 1995 ; La pornographie, 10/18, 1985 ; Varia : textes variés, Bourgois, 1986 ; Trans-atlantique, Denoël, 1986 ; Contre les poètes, « Le regard littéraire », Complexe, 1988 ; Cosmos, Denoël, 1988, « Folio », Gallimard, 1989 ; Opérette, Denoël, 1989 ; Varia II, Bourgois, 1989.

 

EXTRAIT

« L’humilié humilie celui qui l’humilie par sa propre humiliation (Le danseur de maître Kraykowski), le persécuté persécute le persécuteur, en se soumettant à ses persécutions (Aventures), celui qui est fort est désarmé, car il ne possède que de la force et celle-ci est limitée, fragile (Le Rat) . 
Le faible attire en lui la force du fort comme dans une jungle de trappes, Goliath sera vaincu par David, le bourreau par la victime .
La souffrance est un atout considérable entre les mains de la plus fragile créature puisqu’elle provoque une véritable souffrance chez celui qui ne souffre pas  – une souffrance de la peur de souffrir, de la peur dont on ne peut se libérer que par la souffrance. Celui qui souffre ultimement n’a peur de rien. »
La stratégie de GombrowiczAndrzej Kijowski