« Et à nous l’Aventure ! À nous le festin à la table du soleil, au sommet du Sinaï ! À nous la marche royaloplébéienne vers le ventre de la nuit maternelle ! À nous, au sein de la langue polonaise, l’éternelle bagarre ! »
Marian Pankowski, Matuga, ou un polonais à l’aventure
Depuis qu’elle a existé la Pologne a en effet lutté de façon constante pour une certaine idée de la dignité humaine. Ce fut sa chance, ce fut sa tragédie…, et c’est sans aucun doute son horizon, son avenir. Située au centre de l’Europe, lieu de passage de tous les peuples et de toutes les armées, la Pologne a vécu d’innombrables déchirements, même celui de disparaître comme État. S’ils pouvaient déjà savourer, au XVe siècle, une prospérité enviable qui s’est prolongée sur le plan intellectuel au siècle suivant – le « siècle d’or » de la littérature polonaise ! –, les Polonais, comme les Mexicains, ou les Irlandais, descendent plutôt des conquis que des conquérants. C’est pourquoi leur langue et leur littérature plus que des objets de fierté, sont des lieux symboliques où, au-delà de tout romantisme, se cristallisent l’identité et l’unité nationales.
Depuis la constitution, en 1989, d’un premier gouvernement post-communiste, la Pologne tente tant bien que mal de passer à l’économie de marché. La littérature, qui vivait auparavant en vase clos, n’échappe pas au mouvement ; elle est maintenant confrontée à une féroce compétition, ce qui amène une restructuration en profondeur des institutions littéraires et du marché du livre. Les lecteurs ayant maintenant accès aux sources étrangères, les écrivains nationaux doivent réévaluer leur rôle et leur pratique. C’est dans ce contexte que la grande poétesse Wislawa Szymborska, à qui on demandait, en 1993, ce qu’elle voyait de nouveau dans la poésie polonaise depuis 1989, répondait : les Odesd’Horace… Réponse spirituelle et ironique qui peut bien sûr être interprétée de façon pessimiste ou optimiste, selon le point de vue adopté. Comme il est essentiel, pour lire le présent, d’ausculter le passé, nous avons interrogé à ce sujet des poètes ; ils clarifient les enjeux de la littérature polonaise actuelle, les paradoxes qu’elle rencontre et les espoirs qu’elle forge.
Car que savons-nous, au Québec, de la Pologne réelle ? Que reste-t-il dans nos mémoires des événements qui l’ont marquée sinon l’épopée de Martin Gray, Les lilas fleurissent à Varsovie d’Alice Parizeau, Pologne de James Mitchener et quelques films d’Andrzej Wajda ou de Roman Polanski ? Les mordus de science-fiction connaissent bien sûr Stanislaw Lem, mais qui sait que l’immense Joseph Conrad était polonais ? Tout le monde, ou presque, a été bouleversé par la larmoyante et laborieuse Liste de Schindler de Steven Spielberg ; ce qu’on ignore malheureusement c’est que l’avait précédé le Schindler de Jon Blair, qui lui est largement supérieur ? Et qui a vu dans Bleu de Krzysztof Kieslowski, au delà de l’histoire d’une liberté individuelle, celle de la difficile reconstruction existentielle d’un peuple qui doit cesser de s’épancher sur son martyre s’il veut arriver à transcender la paranoïa qui le paralyse ?
Pour qui est attentif aux possibles de l’histoire, la littérature polonaise actuelle est donc une littérature nécessaire. Elle fait entrevoir l’angoisse et le bonheur qui saisissent l’être humain lorsqu’il est aux prises avec plusieurs vérités concurrentes, elle éclaire les dessous de ce que Jacek Trznadel nomme la honte, celle d’avoir adhéré aveuglément à une idéologie, quelle qu’elle soit1. C’est avec une acuité toujours renouvelée qu’elle analyse les rapports de l’art et du politique à travers la langue et à travers les grands thèmes universels : le mal, l’amour, l’individu, le devenir, l’existence. Si notre numéro s’ouvre avec un inédit de Witold Gombrowicz, suivi de l’analyse de Wladimir Kryzinski, c’est parce que Gombrowicz est l’un de ceux qui, dans la foulée de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Bruno Schulz, a su le mieux interroger la forme des rapports interhumains et montrer la nécessité philosophique de l’immaturité et de la jeunesse.
On a souvent insisté avec raison sur le caractère agonique et catastrophiste de la littérature polonaise. Et l’on conserve souvent d’un séjour en terre polonaise une image de morosité, de tristesse et de désespoir, surtout si l’on a eu la chance de sortir du circuit des villes-fortes (Gniew, Kwidzyn, Grudziadz), de voir autre chose que Cracovie, la ville-musée, ou Varsovie, la ville de carton-pâte. C’est la Pologne grise, sale, chauvine, grégaire, tribale, xénophobe même qui laisse sa marque.
Le peu de réelle ouverture aux autres des Polonais nous renvoie à nos livres – ce ne sont pas les grands historiens ni les grands linguistes, logiciens et philosophes du langage qui manquent en Pologne – et nous voici sommés de lire la littérature polonaise d’après-guerre, d’ouvrir à nouveau la plaie d’Auschwitz, Oswiecim. Il faut alors, allant bien au-delà du best-seller d’Andrzej Szczypiorski : La jolie Madame Seidenman2, se plonger dans les contes de Tadeusz Borowski pour retrouver la traditionnelle dynamique entre les bourreaux et les victimes. Nous sommes alors directement confrontés avec ce que le grand Aleksander Wat appelait le mal3 les prisonniers ont apporté leur contribution à la vie des camps, et pas toujours par obligation… Devant nous, « l’homme campé », c’est-à-dire un homme qui souffre moins qu’on le dit… « Ce monde à part » de Gustaw Herling-Grudzinski, il nous a semblé essentiel de le faire connaître au lecteur pour qu’il comprenne, aujourd’hui, la Pologne résistante, cette Pologne irritante mais attachante, comme la décrit Alain Bélanger, en portant sur elle le regard sévère et tendre à la fois de l’éternel étranger.
Mais la littérature polonaise, si elle sait traiter du malheur avec une gravité qui se traduit par un sens de l’insolite hors du commun, le fait avec une ironie légère et tranchante, tranchante parce que légère. L’humour polonais est l’arme qui permet de lier à soi de manière indissoluble l’autre qui menace, de nouer la mort à l’amour.
Quel meilleur instrument pour libérer la « pensée captive », selon l’expression de Czeslaw Milosz, que cette langue directe, dont la précision caustique est renforcée, ainsi que le souligne Liliana Tomaszewska, par une perpétuelle auto-ironie ? De là le comique ontologique et grave des Entretiens avec le bourreau de Kazimiersz Moczarski. De là également le fait que l’œuvre de Tadeusz Konwicki ici analysée par ]ozef Kwaterko dévoile, contrairement aux effrois annoncés, une petite vision de notre enfer quotidien.
Mais attention ! la légèreté et la liberté de ton ne visent l’œuvre tragique d’Edward Stachura, qui traduisit Gaston Miron et Jacques Brault ; dans son journal, comme le montre Michel Quevillon, il met en question la possibilité même du bonheur dans la désolation, le cynisme et la cruauté. Témoins également ces poèmes traduits ici par Wladimir Krysinski4 dont l’enjeu est de saisir les modalités du doute fondamental qui étreint l’être lorsqu’il fait face à son devenir. Dans des textes qui oscillent constamment entre le lyrisme et l’antilyrisme, entre la sincérité et les reflets, il s’agit de dire, de crier, de vivre, afin d’expérimenter ce que Zbigniew Herbert appelle « la vanité de la parole ‘la puissance du geste royal’ l’inutilité des concepts » (Voyage). Herbert est sans doute – avec Tadeusz Kozewicz, Jan Lechon et Slawomir Mrozek – l’un des écrivains polonais les plus durs, parce qu’il stigmatise la déréliction en affichant, ainsi que le montre Katia Stockman, la puissance de dérision au niveau même du discours. Il s’agit, pour tout dire, d’assumer dans un même geste le silence et la continuité perverse des signes, ce que nous enseigne l’oeuvre de présentée pour la première fois au lecteur de langue française par Henryk Siewirski.
Si ce dossier donne souvent l’impression que la seule perspective de la littérature polonaise est celle de la mort, c’est que la masse de douleur et de haine qu’il a fallu supporter au cours de l’expérience totalitaire est devenue avec le temps – et c’est là le drame – un acquis en quelque sorte, un droit inaliénable. Or cette mort, il faut moins la comprendre comme une fin en soi que comme une fête avec ses semblables. Cherchant à définir l’œuvre de Boleslaw Micinski, Adam Michnik écrivait : « Combien fascinante est pour moi sa vision picturale de la fête des morts. Dans cette brève image, Micinski a vu l’avenir ; un rituel national devenu destin, et un destin national devenu rituel. Sans cette image, on ne peut comprendre notre littérature5 […]. » Il faudrait également ajouter tous ces dramaturges et théoriciens du théâtre qui ont illuminé la scène polonaise et mondiale mais que les circonstances nous empêchent malheureusement de présenter. Pensons simplement à Tadeusz Kantor, Slawomir Mrozek, Jerzy Grotowski et ]an Kott.
La littérature polonaise est d’une extrême richesse et ce que nous en présentons ici est forcément partiel. Nous avons choisi de faire appel à des collaborateurs et des collaboratrices qui s’intéressent spécifiquement aux rapports complexes des mots et du pouvoir, parce qu’à une image triomphaliste et complaisante, nous préférions une analyse sans concession des lignes de force d’une littérature qui doit aujourd’hui retrouver ses assises nationales. Les écrivains polonais entreprennent aujourd’hui une nouvelle aventure, une aventure où la langue bagarreuse acquiert une souveraineté élargie. Comment raconter l’horreur, comment écrire le bonheur ? Certainement pas en privilégiant la sagesse calculatrice ou la prière traditionnelle. Le personnage de Marian Pankowski, Wladziu Matuga, l’homme du sous-sol, sait que la lumière ne se dévoile que dans la violence du réel. C’est pourquoi son seul désir est l’impossible que vise toute littérature authentique : « Ah ! Pouvoir, une fois seulement, me glisser sous la paume lisse de la nuit ! Laisser aux autres l’observation et la réflexion6. » Mais cette nuit, n’est-ce pas celle de sa nation, de son peuple, de sa solitude virile ? Ici commence le voyage au bout de la nuit, au bout d’une inéluctable authenticité. C’est alors que le prisonnier d’Auschwitz peut enfin en toute tranquillité réfléchir à son embonpoint !
1. La honte, Les intellectuels polonais face au communisme, traduit par Maria Rodowicz-Henninger, Cerf, 1992. Ce livre est composé d’une série de treize entretiens avec des écrivains polonais, magnifiquement préfacé par Trznadel qui conteste d’ailleurs, comme Gustaw Herling-Grudzinski, l’exactitude du tableau du totalitarisme dressé par Czeslaw Milosz sous la douleur de la « morsure hégélienne » dans La pensée captive (traduit par A. Prudhommeau et l’auteur, Gallimard, 1953).
2. Traduit par Gérard Conio, Fallois/L’Âge d’Homme, 1988.
3. Voir, de Aleksander Wat, Mon siècle, traduit par Gérard Conio et Jean Lajarrige, Fallois/L’Âge d’Homme, 1989. Sur Wat, et sur la question du mal, on lira le magnifique livre de Gérard Conio, Aleksander Wat et le diable dans l’histoire, l’Âge d’Homme, 1989.
4. Les lecteurs qui souhaiteraient lire la poésie polonaise disposent en français de l’excellente Anthologie de la poésie polonaise dirigée par Constantin Jelenski, L’Âge d’Homme, 1981. J’en profite ici pour remercier chaleureusement Wladimir krysinski sans qui la constitution de ce numéro aurait été impossible.
5. Préface à Diligence philosophique, traduit par Anna Ciesielska et Krystyna Bourneuf, Noir sur Blanc, 1970.
6. Matuga, traduit par René Hotterbeex, l’Âge d’Homme, 1984.
Voici quelques nouveautés, prévues en septembre ou octobre 1995 :
Œuvres complètes V, Nouvelles 2, de Slawomir Mrozek, comprenant les nouvelles « Dénonciations », « la vie est difficile » et la « La valise », traduites par André Kozimor et Jean-Yves Erhel ; État de pesanteur, de Jacek Bochenski, dans une traduction Grazyna Erhard ; Savoureuse Pologne, 148 recettes culinaires et leur histoire, de Viviane Bourbon et Il n’est point de sauveur, de Sergiusz Piasecki, traduit par Jacqueline Kochan ; tous publiés aux éditions Noir sur Blanc.
Chez d’autres éditeurs : Le verbe et la chair, de Teodore Parnicki, « Classiques slaves », éditions l’Âge d’homme ( traduit par Antoine Wyss ) ; Le portrait Vénitien, de Gustaw Herling, chez L’Arpenteur (traduit par Thérèse Douchy) ; Entretiens avec les fleurs, d’Hazik Hentchel, « Nouveau cabinet cosmopolite » -, éditions Stock (traduit par Jacqueline Kochan et l’auteur) ; Whisky américain, d’Andrzej Szczypiorski, chez Bernard de Fallois (traduit par Isabelle Hausser) ; Messe des morts, de Stanislas Przybyszewski, « Romantique », chez José Corti(traduit par Nicole Taubes. Enfin, un essai éclairant, dans la collection « Regards croisés », aux éditions de l’Aube, Sortir du communisme, de Karol Modzelewski (Traduit par Charles Zaremba et Laurent Rocher), analyse critique de la politique polonaise de 1989 à 1993.
Les remerciements de Nuit blanche pour la préparation de ce dossier sur la littérature polonaise actuelle vont en tout premier lieu à son collaborateur de longue date, Michel Peterson, qui en a assumé la réalisation. Professeur et écrivain, Michel Peterson, qui se spécialise en littérature d’Amérique latine, a su recruter, aussi bien en Pologne, qu’au Brésil et au Québec, des écrivains et des critiques qui ont nourri ce dossier de leur savoir. Merci donc à ceux-ci, dont les noms apparaissent au fur et à mesure que se déroule le dossier, de même qu’aux traducteurs des textes inédits, que Nuit blanche s’enorgueillit de publier ici.
Les visages de tous ces créateurs dont les articles du dossier parlent d’abondance, Nuit blanche en doit la majeure partie à Michel Peterson et à madame Krystina Frydecka. Presque miraculeusement madame Fydecka a colligé une documentation photographique que Nuit blanche n’espérait ni si étendue ni si pertinente. Un merci très spécial à madame Krystina Frydecka. Au Consulat de Pologne à Montréal va aussi notre gratitude pour les documents qu’on nous a procurés, ainsi qu’à madame José Lareau, de distribution D.M.R. Enfin, Richard Martel a mis à la disposition de Nuit blanche ses archives photographiques et Nuit blanche y a puisé largement, complétant ainsi le visuel du dossier. Merci à Richard Martel.