Alexandre Micha, auteur d’une récente traduction du Merlin de Robert de Boron, est l’un des grands spécialistes de la littérature médiévale. Ancien professeur à l’université de Paris Nanterre, professeur honoraire à la Sorbonne, il a notamment réalisé une monumentale édition critique d’un des textes les plus fascinants de la littérature arthurienne : le Lancelot en prose (8 volumes, Droz, 1978-1982). Familier du personnage de Merlin, éditeur du roman de Merlin en ancien français, (Droz, 1980), traducteur, il est également l’auteur d’une des études les plus importantes et les plus complètes consacrées à l’œuvre de Robert de Boron.
Depuis longtemps, il s’est efforcé de faire mieux connaître les grands textes médiévaux en proposant des traductions dans des collections de poche : Lancelot en prose (« 10/18 »), Lais Féeriques des XIIe et XIIIe siècles (« GF », Flammarion ), Lais de Marie de France (« GF », Flammarion).
Alexandre Micha nous a accueillis cet hiver à son domicile parisien.
Alexandre Micha : Dans l’ensemble des versions médiévales, Merlin est un prophète. Le caractère propre de Merlin qu’on a ensuite appelé « l’enchanteur », titre qu’il mérite puisqu’il pratique les enchantements et les sortilèges, c’est d’abord le prophète de la grandeur arthurienne. Tout procède, au moins pour la tradition littéraire, des Prophetiae Merlini de Geoffroy de Monmouth, le texte le plus ancien consacré à Merlin. Avant, tout est très vague etrelève de la paléontologie. Tout part de lui. C’est lui qui a mis par écrit les éléments dela légende.
Au départ, et encore chez Robert de Boron, Merlin n’était pas associé à la fée Viviane. Viviane est relativement une tard venue. Elle ne paraît pas dans le premier Merlin de Robert de Boron mais dans les suites. Il y a deux suites au Merlin : la suite dite « Vulgate » et la suite du manuscrit Huth (du nom de son propriétaire au moment où le texte a été édité). Là, Merlin a perdu beaucoup de ses attributs. Il est victime de son amour passionné pour Viviane qui lui soutire des recettes et des sortilèges dont il finit par être lui-même victime puisqu’elle l’enferme dans le cercle magique ou dans la cave de la forêt des Démètes. Guillaume Apollinaire a repris cela dans L’Enchanteur pourrissant. Viviane est ensuite devenue un personnage plus ou moins important dans les romans arthuriens. Elle paraît surtout dans le Lancelot en prose. C’est elle qui élève Lancelot du lac. Elle est jalouse d’une autre fée : Morgane ou Morgue.
Quant au motif bien connu de l’épée plantée dans l’enclume, c’est surtout Robert de Boron qui l’a mis à la mode mais c’est un vieux motif folklorique. C’est d’abord l’histoire du rameau d’or dans Virgile, ce rameau qu’Énée doit arracher pour pouvoir pénétrer dans les Enfers. C’est aussi l’histoire de Siegfried dans la Tétralogie. Joël H. Grisward1 le rattache à des traditions indo-européennes plus anciennes.
Nuit blanche : Dans l’imagination populaire, Merlin est associé à la forêt de Brocéliande. Dans quelle mesure peut-on dire que le personnage appartient bien à la Bretagne et à la culture bretonne ?
A. M. : Le caractère breton est évident. La forêt de Brocéliande est nommée dans le Roman de Brut de Wace, mais beaucoup d’éléments sont très postérieurs. Tous les lieux-dits de la forêt de Paimpont, près de Rennes, sont de fabrication récente. Ils sont dus à Villemarqué au siècle dernier et n’ont rien à voir avec une ancienne tradition écrite ou orale bretonne ou médiévale. Il a par exemple identifié une petite source à la fontaine qui fait pleuvoir qu’on trouve dans Yvain, le chevalier au lion de Chrétien de Troyes. On peut y voir des bulles. Cela est dû à la nature du terrain. Quant à la Fontaine de Jouvence, on a eu la preuvequ’elle ne rajeunissait pas : le doyen de l’université de Strasbourg, Hoeppfner, est tombé dans la fontaine et en est ressorti aussi vieux qu’avant. Cela dit, Merlin est bien breton au sens large, de Grande Bretagne et d’Armorique. La géographie médiévale est changeante. On sait rarement en étudiant les textes de l’époque s’il s’agit de la petite ou de la grande Bretagne, excepté parfois dans les Lais de Marie de France. L’unité culturelle est telle qu’on passe de l’une à l’autre sans se soucier de la mer. Ça n’a pas grande importance.
Un Merlin multiple
Merlin n’apparaît-il pas parfois sans être nommé dans d’autres textes qui ne lui sont pas explicitement consacrés ? Se pourrait-il qu’il soit le gardien de bœufs sauvages puis l’ermite qui nourrit Yvain devenu fou dans Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes ?
A. M. : C’est possible mais on ne peut pas répondre de façon précise. Il y a des points communs. C’est peut être un avatar. Ce n’est qu’une hypothèse. Ce qu’on peut dire, c’est que cet aspect de Merlin gardien d’animaux sauvages vient d’une seconde tradition : le Merlin des bois (Merlinus Sylvester).
Peut-on voir dans les luttes opposant Uterpandragon* au duc de Tintagel puis l’hostilité des barons du royaume de Logres à l’égard d’Arthur un souvenir des luttes entre clans bretons au VIIe siècle ou plutôt des allusions à l’actualité de la fin du XIIe siècle ?
A. M. : Je crois plutôt à des allusions à l’actualité du XIIe siècle. Très souvent, dans ces romans, qu’ils soient bretons ou pas, on trouve de petites allusions à ce qui se passe sur le continent. On peut penser aux rivalités entre Philippe-Auguste, arrivé sur le trône à quinze ans, un peu comme Arthur, et quelques grands féodaux comme Henride Champagne. Thibaut de Blois, Hugues III de Bourgogne, Philippe d’Alsace… qui, quand ils n’affrontaient pas le roi de France, se battaient entre eux. Ce n’est jamais net, mais on peut souvent faire des rapprochements entre les romans et l’actualité. Cela, sans oublier qu’Arthur est un chef breton qui repousse les invasions saxonnes. C’est déjà évoqué dans le Merlin. Il rend des services aux rois Uter et Pandragon dans leur conflit avec le roi saxon Hangus (Hengist dans les textes originaux). Dans les « suites », c’est développé de façon interminable. Merlin n’a plus rien à prophétiser puisqu’Arthur est arrivé à son apogée mais l’enchanteur a toujours un rôle à jouer. Il dispose de toutes sortes de sortilèges pour donner l’avantage à Arthur. Il peut, par exemple, d’un geste, mettre le feu aux tentesde l’adversaire.
Un dragon apparaît dans le ciel lors de la bataille de Salisbury. Est-ce un simple motif littéraire ou peut-on y voir une comète comme celle qui figure dans la Tapisserie de Bayeux ?
A. M. : C’est la transposition d’une comète. Dans d’autres textes, on voit très bien comment la comète fait travailler l’imagination et l’on voit toutes sortes de monstres à travers elle. Le dragon à deux queues, l’une tournée vers l’orient, l’autre vers l’occident, que l’on trouve dans un autre texte symbolise la double grandeur d’Arthur car, après les Saxons (à l’occident), il va aussi combattre les Romains (à l’orient).
II y a dans le Roman de Merlin plusieurs naissances « anormales » : celle de Merlin, mais aussi celles d’Arthur, de Morgain, de Mordret. Emmanuèle Baumgartner et Paul Zumthor pensent que Merlin est une « figure emblématique de l’humanité », qu’il nous montre la possibilité d’échapper au péché originel. Mordret et Morgain ne sont-ils pas, quant à eux, condamnés d’avance par le nom qu’ils portent (Mor + dret ou « tout droit » et Mor + gain ou « gagne ») ?
A. M. : Merlin, créature du diable puisqu’il est engendré par un incube, est en effet racheté par le repentir de sa mère. Elle a racheté son péché involontaire par un acte de foi. C’est la mère qui a sauvé le fils de l’emprise diabolique. Sans le repentir de sa mère, Merlin devenait la proie du démon. Pour le reste de votre question, il faut se garder de l’étymologie trop facile. Loomis a fait des études d’onomastique. Il y a des substrats bretons. Mordret, d’ailleurs n’apparaît pas dans Merlin alors qu’il apparaît partout ailleurs dans le cycle de la Mort d’Arthur. C’est lui qui déclenche la catastrophe du monde arthurien.
Qu’il finisse « entombé » dans une grotte, enserré dans un cercle magique ou coincé sous une grosse pierre, Merlin n’est-il pas puni pour avoir succombé à l’amour humain et avoir révélé à une femme les secrets de son art ? N’y a-t-il pas dans sa fin quelques relents de misogynie ?
A. M. : Oui, je crois que le caractère misogyne est assez marqué. La femme arrache un secret à l’homme et en fait sa victime. Cela se rapproche un peu – mais sur un autre clavier – de l’inspiration des fabliaux.Il y a d’ailleurs d’autres éléments de fabliau dans Merlin. Quand il essaye de surprendre Uter en se métamorphosant en valet par exemple. Francis Dubost2 dit qu’il est très difficile de cerner la vraie personnalité de Merlin : diabolique d’un côté, rassurant de l’autre. Ses perpétuelles métamorphoses sont le signe concret de sa personnalité fuyante.
Vous dites que Robert de Boron n’est pas un très bon écrivain, que son Merlin n’a « ni l’ampleur ni la richesse du Lancelot, ni la force dramatique de La Mort du Roi Arthur ». Pouvez-vous préciser l’intérêt littéraire de l’œuvre ?
A. M. : C’est un roman à nul autre pareil. Tous les genres y sont représentés. C’est un roman puisqu’il raconte une histoire. Certains passages ressortissent à l’épopée, comme la guerre contre les Saxons, mais Robert de Boron n’affectionne pas particulièrement les scènes de combat. Certains passages réalistes nous apportent un témoignage sur l’époque : les procédures de justice, les tractations de paix. D’autres passages s’apparenteraient à la littérature édifiante : toutes les considérations sur le péché, les professions de foi, l’histoire de Jésus ou la Trinité. L’auteur aimebeaucoup la Trinité. Le chiffre trois est unique pour lui:les trois tables, les trois rois, les trois morts que Merlin prédit au baron malintentionné… Les métamorphoses de Merlin apportent une note Comique à côté des pages moralisantes. Les bons tours, l’espièglerie de Merlin procèdent du fabliau ainsi que quelques traits misogynes, mais ce côté misogyne est plus évident dans les « suites » que dans le Merlin original. L’auteur fait preuve aussi d’un certain sens dramatique, d’un art assez abouti de la mise en scène et du dialogue. Cela pourrait faire un bon film.
Dans le personnage de Merlin, qu’est-ce qui peut encore attirer l’étudiant ou le lecteur d’aujourd’hui ?
A. M. : On peut en tirer des enseignements. C’est un être d’un dévouement sans borne. II y a des professions de foi chez lui. C’est un bon chrétien, un défenseur de l’Église, un pilier de la monarchie. Mais je crois que ce qui peut attirer un lecteur d’aujourd’hui, c’est surtout son côté fuyant, mystérieux. Cela compte certainement beaucoup plus qu’un enseignement pédagogique. Ce qui retient notre attention, c’est d’abord son côté fantastique, funambulesque quelquefois. Merlin est un être inclassable, surtout si l’on tient compte de la légende parallèle du Merlin sauvage, du Merlin sylvestre dont on trouve quelques traces dans la Vita Merliniet aussi dam le Merlinde Robert de Boron. Que va-t-il faire dans les bois ? On dit qu’il va renseigner Blaise, l’ami qui se charge de transcrire ses faits et gestes. Mais pourquoi déclare-t-il que sa nature l’y oblige ? Ce n’est donc pas un choix volontaire ? Il est obligé par sa constitution physique ou par je ne sais quelle force intérieure de se retirer au fond des forêts. Va-t-il se ressourcer ? Est-ce sagesse ou quelque reste de son origine diabolique ? On s’interroge et c’est parce qu’on se pose toutes ces questions que le personnage est encore attachant pour quelqu’un d’aujourd’hui.
Vous avez consacré énormément de temps à restituer des textes en ancien français, je pense à votre édition de Merlin mais surtout à votre monumentale éditionde Lancelot en prose. Combien d’années d’un travail méticuleux ? N’est-ce pas un peu déraisonnable ?
A. M. : Il faut être un peu fou, c’est vrai. Les éditions critiques ne touchent que les spécialistes. J’ai passé vingt ans à établir le Lancelot. Ce n’était pas jouer de facilité parce qu’il y quelque chose comme 120 manuscrits dispersés à Paris, à Londres, à Oxford, au Vatican, à Berlin, en Espagne… Rien que réunir cette documentation n’était pas facile. Certains s’éliminent d’eux-même. Quand vous avez procédé à sept ou huit sondages et que vous voyez que le manuscrit « déraille » visiblement, on le met de côté. On fait différents tris successifs. On procède par filtrages. Filtrer Aucassin et Nicolette3, ça va, mais filtrer le Lancelot, c’est une autre affaire. On est un peu comme Merlin victime de Viviane, Vivane étant en l’occurrence la philologie. Quand on est embarqué, on se dit : « C’est dommage, j’ai parcouru une étape. » Et l’on passe à la seconde qui nous conduit à latroisième. C’est un travail d’archéologue. Mais c’est aussi fondamental. On ne peut pas travailler à partir d’un texte mal établi. Traduire est un prolongement logique. Quand on a établi un texte, on l’a pénétré pas à pas, ligne à ligne, on est bien armé pour le traduire. On est en pays moins inconnu que si l’on vient du dehors. C’était le cas pour Lancelot. C’est le cas pour Merlin. Cela dit, ce n’est pas toujours facile et l’on peut bien évidemment traduire des textes qu’on n’a pas établis.
1. Joël H. Grisward, médiéviste contemporain, disciple de Georges Dumézil, auteur notamment d’Archéologie de l’épopée médiévale, Payot, 1981. Alexandre Micha fait allusion à l’article « Le motif de l’épée jetée au lac : la mort d’Arthur et la mort de Batradz », Romania XC, 1969, p. 289-340 et 473-514.
2. Francis Dubost dans son livre Aspects fanfastiques de la littérature narrative médiévale XIIe, XIIIe siècles, Champion,1991, en particulier chapitre 21.
3. Chantefable du XIIIe siècle, petit texte qui mêle narration et chant, souvent édité et traduit.
*C’est après la mort de son frère à la bataille de Salisbury qu’Uter se fera appeler Uterpandragon.
Alexandre Micha a publié, traduit ou dirigé l’édition des ouvrages suivants :
Le singulier Montaigne, Nizet, 1964 ; La tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, « Publications romanes et françaises », Droz, 1966 ; Essais, de Michel de Montaigne, 3 tomes, « GF », Flammarion, 1969 ; De la chanson de geste au roman, Études de littérature médiévale, « Publications romanes et françaises » , Droz, 1976 ; Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, 9 tomes, « Textes littéraires français », Droz 1978 ; Étude sur le « Merlin » de Robert de Boron, « Publications romanes et françaises », Droz, 1980 ; Cligès de Chrétien de Troyes, « Traduction des classiques français du Moyen-Âge », Champion, 1980 ; Lancelot, roman du XIIIe siècle, 10/18, 1983 ; Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, « Publications romanes et françaises », Droz, 1988.
EXTRAITS
« Merlin n’ignorait pas que le roi s’était mis à sa recherche sans délai. Après avoir parlé à Blaise, il se rendit dans une ville où il savait que les messagers étaient à sa recherche. Il entra dans la ville sous les traits d’un bûcheron, une grosse cognée au cou, chaussé de gros souliers, vêtu d’une courte tunique en lambeaux, les cheveux longs et ébouriffés, une longue barbe ; il avait tout à fait l’air d’un homme sauvage. Il pénétra dans une maison où étaient les messagers ; en le voyant, ils le regardèrent avec surprise. […]
« Ils l’entourent alors et lui demandent s’il savait où il était et si par hasard il l’avait vu.
« – Je l’ai vu, je connais sa demeure, il sait que vous êtes à sa recherche, mais vous ne le trouverez pas sans son consentement. Il m’a recommandé de vous dire que vous perdez votre temps à le rechercher, car si vous le trouviez, il ne vous suivrait pas. Dites à ceux qui ont affirmé à votre maître que le bon devin était en ce pays qu’ils ne lui ont pas menti […].
« Mais si le roi n’y vient pas lui-même, personne ne pourra le lui amener d’ici. »
Merlin, Robert de Boron, « GF », Flammarion, 1994, p. 82-83.
« Elle ordonna alors de saisir Merlin par les pieds et par la tête et de le jeter dans la tombe où étaient étendus les deux amants. Elle fit ensuite replacer la dalle. Cela fait, et non sans difficulté, elle pratiqua ses enchantements et, tant par ses sortilèges que par ses formules magiques, elle scella si bien la dalle à la tombe que personne, par la suite, ne put la déplacer ou la soulever ni revoir Merlin, mort ou vivant […].
« Lorsque Viviane eut ainsi enfermé Merlin, elle ferma de son mieux la porte de la chambre, mais sans se livrer à des enchantements et passa la nuit avec ses gens dans la pièce de devant. Le lendemain, au lever du jour, elle s’en alla et ferma la porte mais de telle manière que ceux qui viendraient d’aventure en ces lieux puissent l’ouvrir. »
Merlin le prophète, Paul Zumthor, « Moyen Âge », Stock, 1991, p. 316-317.
« Alors, avec la rouerie innée des jeunes filles, Nyneve commença à questionner Merlin sur sa magie, promettant plus ou moins de lui accorder ses faveurs en échange. Et Merlin, avec la faiblesse innée des hommes, bien qu’il eût deviné son but, ne put s’empêcher de lui livrer ses secrets. Lorsqu’ils revinrent en Angleterre, chevauchant lentement de la côte vers la Cornouailles, Merlin lui montra maintes merveilles, et lorsqu’il vit qu’elle était enfin intéressée, il lui enseigna ses tours, lui donna le pouvoir de produire des enchantements, d’envoûter et de désenvoûter, et enfin, dans la luxurieuse folie de sa vieillesse, lui enseigna les sortilèges qui ne pouvaient pas être brisés. Et lorsqu’elle se mit, telle une enfant, à battre des mains, le vieillard pour lui plaire créa à l’intérieur d’une grande falaise rocheuse une chambre remplie d’incroyables merveilles, un lieu étincelant de richesse et de beauté, une chambre glorieuse pour la consommation de leur amour. Ils pénétrèrent tous les deux dans un passage menant à la pièce merveilleuse, tendue d’or et éclairée de maintes bougies. Merlin y entra le premier, mais Nyneve recula d’un pas et lança le terrible sortilège ; le passage se referma sur Merlin, qui demeura pris au piège à jamais. Nyneve entendit sa voix lointaine à travers le roc, implorant la délivrance, mais elle enfourcha son cheval et s’éloigna.
« Et Merlin est toujours enfermé là, comme il savait qu’il le serait. »
Le roi Arthur et ses preux chevaliers, John Steinbeck, J.C. Godefroy, 1982, p. 113.
« Et dès qu’il ouvrit les yeux et la bouche, l’enfant posséda l’intelligence et le pouvoir du diable. C’était à juste titre, puisque c’était le diable qui l’avait engendré. Mais le diable avait quand même commis une erreur ; il n’avait pas prévu que la mère de l’enfant se tournerait vers Dieu et que, de ce fait, la mère et l’enfant lui échapperaient. L’enfant reçut donc, comme l’avait prévu le diable, la faculté et le pouvoir de connaître tout ce qui avait été dit et fait dans le passé. Mais, parce que la mère avait refusé toute compromission avec l’Ennemi, Dieu accorda à l’enfant la faculté et le pouvoir de connaître ce qui serait dit et fait dans les temps à venir.
« Lorsque les femmes reçurent le nouveau-né dans leurs bras, elles furent très effrayées, car l’enfant était très fort et plus velu que tous les autres enfants qu’elles avaient pu voir à leur naissance. Elles le présentèrent à la mère qui dit simplement : ‘Cet enfant me fait peur.’ Et elle fit aussitôt un grand signe de croix. Puis elle ajouta : ‘Prenez l’enfant, faites-le sortir et faites en sorte qu’il soit baptisé le plus vite possible.’ Les femmes demandèrent : ‘Quel nom veux-tu lui donner ?’ La mère répondit qu’elle voulait qu’il portât le nom de son propre père, à elle, et qui était Merlin. »
Le cycle du graal, La naissance de Merlin, Pygmalion, 1992, Jean Markale, p. 118-119.
« La grande leçon de la légende de Merlin, c’est de nous apprendre à aller de l’avant et à pratiquer le grand écart qui nous mènera dans le nemeton, là où sont reconstituées les conditions optimales qui permettent l’extase, autrement dit la communion parfaite avec les dieux, ou avec la nature, ce qui est identique. Quand Merlin devient fou à la bataille d’Arderyd, il prend brutalement conscience de la Réalité et ne peut plus supporter de vivre dans un monde où dominent les contradictions, les violences et les illusions. Ce déchirement qui s’opère en lui, c’est ce qu’on a appelé sa folie. Et c’est ainsi qu’il se retire à l’écart. Mais ce n’est pas une fuite, car dans les bois, va commencer son action sur lui-même et sur les choses, cette transformation de l’être, cette maturation qui va le conduire au plein épanouissement. »
Merlin l’Enchanteur, Jean Markale, Albin Michel, 1992. p. 232.
« Pourquoi Merlin a-t-il accepté l’enserrement ? Parce qu’il a compris que vivre en dehors de la Nature, c’est se vouer à la destruction. En plein XIIe siècle, époque où commence déjà à se dessiner le profil du Capitalisme dans des villes nouvelles livrées au pouvoir exclusif de l’argent, la figure de Merlin était un avertissement. La bourgeoisie, sur le chemin du triomphe, reconstruisait, à l’abri derrière des murailles, un monde à sa mesure, où l’édifice principal n’était plus l’Église, mais l’Hôtel de Ville, le lieu principal non plus le cimetière, symbole de la communion des vivants et des morts, mais la place du marché. Un peuple qui rejette ses morts au-dehors de l’enceinte urbaine et qui abandonne le sanctuaire sacré pour le Temple de la Fortune se coupe brutalement de ses racines. Et coupé de ses racines, il ne sait plus comment utiliser la Nature. Il croit le savoir en l’exploitant à outrance : en défrichant les forêts, en creusant des mines, en massacrant des animaux, en détruisant le paysage écologique. Les aberrations du XXe siècle sont déjà contenues dans la démarche de la société du XIIe siècle. »
Merlin l’enchanteur, Jean Markale, Albin Michel, 1992, p. 233.