RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
La veille de l’inauguration de Pénélope, son atelier de tissage, installé au rez-de-chaussée de sa maison, Nora, la narratrice, cinquante ans, passe toute la journée à défiler le peloton, à tirer les fils et à ourdir, par l’invention et la mémoire, la trame de sa vie. Elle revoit dans ce film les personnages qui ont tissé son destin : Elsa, la mère qui l’a toujours rejetée ; Lilith, la sœur préférée, de deux ans son aînée, qui s’est pendue au figuier le jour de ses treize ans en jouant au pendu ; Lino, le fils bossu de la blanchisseuse de la famille ; Olga, la demi-sœur, beaucoup plus âgée qu’elle, qui deviendra sa conseillère et presque sa mère ; Henri, le fils qu’elle a toujours aimé, mais qui lui échappe en s’éloignant vers un monde qui restera pour elle impénétrable ; mais surtout Jean. Sa relation avec lui, qui dure depuis quarante ans, est une véritable impasse : tandis que Nora l’aime passionnément, Jean, tout en déclarant aimer Nora, refuse de s’attacher à qui que ce soit et se trouve toujours dans des lieux éloignés. Il finit par sombrer dans des sentiments d’impuissance et de culpabilité, car Livia, la fille de son mariage raté avec Telma, est enlisée dans la drogue et est victime de rejet.
C’est au soir de cette journée de révision et de « douloureuse comptabilité » que se situe le récit du dernier chapitre du roman.
Nora
[…] des fragments du réel et de l’imaginaire apparemment indépendants, mais je sais qu’il existe un sentiment commun qui les coud les uns aux autres dans le tissu des racines. Je suis ce fil. Lygia Fagundes Telles
L’inauguration de Pénélope aura lieu demain. Comme elle, j’ai fait et refait mon entendement du monde ; j’ai choisi de bons et de mauvais fils, je me suis quelquefois égarée, j’ai failli abandonner, j’ai recommencé.
Un vrai film est passé devant moi, toute la journée ; une journée fatigante, qui m’a suffoquée, voilà pourquoi je viens encore une fois respirer à fond penchée à la fenêtre. C’est la nuit, il fait noir ; une nuit d’été, de celles qui nous invitent à marcher dans le jardin à des heures avancées, lorsqu’en rentrant, nous laissons sur le plancher des traces humides de rosée.
Chacun doit trouver sa façon, sa manière, sa voie ; apprendre à être maître de ses routes.
– Nous sommes innocents, me dis-je tout bas, et j’entends des pas sur les dalles ; il est difficile de distinguer dans le noir, mais la clarté de l’ampoule du fond me permet de voir le jardinier ; se trouvait-il encore ici, dans le noir ? Et il porte un chapeau, bien qu’il fasse nuit. Il lève son visage, je sais qu’il me voit, mais sans même me saluer il poursuit, à son allure habituelle.
La sonnette de l’entrée retentit, Rose doit être allée ouvrir, j’entends des voix, la sienne crie quelque chose, puis m’appelle.
J’entre dans la salle de bains, je me lave le visage, je me parfume, sans savoir moi-même pourquoi ; pour enlever la fatigue, peut-être. Au pied de l’escalier, Rose tend une gerbe énorme de roses pâles.
– Qu’elles sont jolies – je descends, prends les fleurs des deux mains, m’enfouis le visage dans la masse parfumée.
– Il y a une carte, prévient-elle. Puis, pendant que je regarde autour à la recherche d’un vase, d’un lieu adéquat, elle insiste : – Regardez la carte !
Je lui demande d’aller chercher le plus grand vase ; j’ouvre l’enveloppe ; le sursaut.
Quelques mots dactylographiés, le texte dicté par téléphone, sait-on d’où :
– « Pour ma guérillera Pénélope, félicitations. Dans mon cœur, je suis toujours à tes côtés. À bientôt, Jean. »
Mes genoux faiblissent, comme lorsque j’avais onze ans et qu’il passait près de moi, mais ne restait jamais, c’était toujours à Lilith qu’il s’adressait : ils conversaient, riaient, assis sur le bac du jardin, regardant ensemble des revues ou des livres ; il y avait entre eux une très forte attraction, je le sais aujourd’hui, bien qu’il l’ait toujours nié. Moi, de loin, je l’aimais. Et lorsqu’il me croisait, j’inspirais à fond, rien que pour sentir et retenir son odeur.
Dans ce même jardin je fus une jeune femme ardente, et je fus avide dans la chambre d’en haut. Ce fut avec Jean, celui des Mines ; mais il y a des siècles de cela.
Les roses semblent émettre une lumière, de l’intérieur, dans la grande jarre noire.
– Demain, les boutons vont s’ouvrir un peu plus, ils seront parfaits, commente Rose qui me regarde sans en avoir l’air. D’autres fleurs sont déjà arrivées aujourd’hui et d’autres télégrammes, mais rien de si particulier : elle doit s’en rendre compte par ma mine.
Jean des Mines, erratique, après presque un an de silence, interrompu par une, deux cartes impersonnelles – es-tu en train de revenir vers moi ? Et moi, y suis-je prête ?
Ou peut-être n’avais-je pas d’oreilles pour écouter, cette fois-là.
– Qu’est-ce que réussir ?, me demanda-t-il un beau jour. – Ne trouves-tu pas ce cliché idiot, tout le monde veut réussir, dans le travail, dans le mariage, dans la vie ? Une relation qui a été bonne pendant deux ans a réussi ; un mauvais mariage de vingt ans a échoué. Qu’est-ce que tout le monde désire, qu’est-ce que tu désires avec moi ? Du champagne et du caviar au petit déjeuner, une croisière éternelle dans les îles grecques ?
J’ai de Jean de nombreuses cartes, au cours de tant de longues années, depuis ma jeunesse ; mais seulement une lettre, quand notre crise commençait, sans qu’aucun de nous se soit fait une idée de la dimension qu’elle prendrait. Elle fut écrite dans un hôtel, à côté de la clinique de Livia, un jour où j’avais refusé d’y aller, ou Jean avait renoncé à m’y inviter. Une lettre brève, mais je n’ai jamais rien reçu de pareil.
« Nora :
Je t’aime. Je l’ai déjà dit souvent mais je veux le répéter. J’aimerais tellement que tu sois ici maintenant, à mes côtés ; nous aurions fait l’amour ; je tournerais ton visage un tout petit peu de côté, pour voir ce profil que j’aime particulièrement, bien que j’aime tout en toi ; puis, je ferais une blague, pour voir éclater ton rire que j’adore, qui est matin et promesse.
Toi, Nora, tu es ma femme ; mon enfant ; ma guérillera en ces jours difficiles. Je ne sais pas ce que nous deviendrons, dans cette vie dure ; mais je t’aime d’une tendresse inépuisable. Je veux que tu me pardonnes tous ces contretemps, mais la vie c’est ça, délirante et déchirante. Sois patiente avec moi. Un de ces jours le soleil se lèvera vraiment, et je pourrai te donner joliment – comme je le désire – ma présence tout entière.
Une bise de ton
Jean. »
Aucune référence à sa journée qui avait dû être dure ; à cette époque, Livia ne pensait qu’à une chose : quitter la clinique. Elle inventait toutes les excuses possibles, promettait, séduisait, flattait, menaçait. Elle raconta qu’elle avait reçu de la cocaïne d’un autre interné contre du sexe ; Jean était tombé dans le désespoir, mais les médecins, dit-il, ne s’en étaient pas étonnés ; ça arrivait, et parfois on mentait, pour que les parents, effrayés, retirassent leur fils ou leur fille de là.
Comment ne pas l’aimer ? Comment lui refuser patience et dévouement ? Mais je connaissais mes peurs, ma fatigue ; je ne méritais pas d’être appelée « guérillera » ; la lettre me laissa à la fois émue et remplie de honte.
Je ne la fis pas lire à Olga, mais je la commentai chez elle ; à cette époque, Alban était déjà malade.
– Crois-tu que ça va réussir ?, demanda-t-elle en examinant l’échiquier ; Lino devait arriver quelques minutes plus tard.
– Je ne sais pas. On fait des efforts.
– Faire des efforts donne des hémorroïdes, proféra-t-elle.
– Tu sais être désagréable quand tu veux.
– Mais en fait, qu’est-ce que tu attends de ce gitan triste ?
– Une relation stable ; être heureuse, toutes les bêtises que veulent les gens normaux.
– Ah oui ! J’avais oublié que tu as la manie de te marier. La vieille routine ; dans quelques années, vous bâillerez d’ennui conjugal.
– Alban et toi, vous bâilliez beaucoup ?, je fus délibérément cruelle.
Elle sembla n’en faire aucun cas :
– Alban était différent. Il n’y avait que lui pour manier mes étourderies, cette maudite profession, mon mauvais génie…
– Comment va-t-il ?
– Bien, répondit-elle, en allumant une autre cigarette. Elle regarda un peu l’échiquier, mais c’était sans voir ; puis, elle s’abaissa rapidement, souffla de la fumée sur le museau d’Otto, qui s’emballa à travers la pièce, en miaulant fort.
Lorsque Lino arriva, je partis. Il me donnait toujours des frissons. Dans la voiture, en rentrant chez moi, je me rappelai une phrase que ma sœur aimait dire : « Nora, vivre, c’est monter un escalier roulant… du côté qui descend. On passe toute sa vie à faire des efforts insensés pour arriver plus haut, là où nous poussent l’espoir, les défis, les rêves. Mais d’en bas nous appellent la fatigue, la solitude, la maladie, la folie… la mort. À la fin, c’est elle qui va gagner. »
Pour le moment, nous étions encore au milieu de la descente.
***
Jean et moi dormions embrassés ; la fin de semaine avait été bonne, sans sursauts, Livia devait être calme, à la clinique ; plus résignée, c’est du moins ce que Jean avait répété à plusieurs reprises. Aucun téléphone, aucune plainte, aucune menace de fuite, de suicide. De tels jours, l’espoir remontait en moi, comme un lierre fleuri : bien sûr que cela allait fonctionner, Livia allait guérir, ou bien Jean apprendrait à se détacher quelque peu, à se sentir moins coupable. S’il arrivait à alléger quelque peu sa culpabilité, à raisonner, les choses s’amélioreraient déjà beaucoup.
Lorsque le téléphone sonna la deuxième nuit, il tendit le bras par-dessus moi, lâcha un juron, j’allumai, et il passa sur mon corps, pour parler. Découragée, je pensai : Livia. Mais je vis que ce n’était pas avec elle qu’il parlait, il n’employait pas ce ton paternel, d’infinie patience, comme quelqu’un qui parle à un enfant apeuré. C’était Telma, et il répéta plus d’une fois :
– Mais comment as-tu pu, comment as-tu osé ? Tu es méchante, méchante !
Je me recouchai dans le lit, tirai le drap jusqu’au cou et restai à regarder le plafond. Il ne manquait plus que cela, maintenant Telma appelait lorsque nous étions au lit, ensemble.
Il raccrocha, resta assis en regardant devant, à respirer lourdement.
– Livia, évidemment.
– Nora, pour l’amour de Dieu. Je suis surmené, désespéré. Tu ne vas pas me faire une scène maintenant, n’est-ce pas ?
– Non. Je veux simplement savoir ce qu’elle a fait cette fois. Elle veut se tuer, de nouveau ? Elle a baisé avec un autre interné ?
Je parlai sur un ton tellement dur que ma propre voix m’effraya.
– Elle est… elle est chez elle.
– Elle s’est enfuie ? – C’était ce qu’il redoutait l le plus.
– Non. Pire – sourire fugace. Il se tourna vers moi. – Sa mère l’a retirée de là.
– Retirée ? Mais comment ? Pourquoi ?
– Elle dit que c’est son droit de mère, que la fille était trop effrayée, que le traitement était de toute façon inutile…
Je ne supportais plus d’entendre appeler Livia une « fille ».
– Et pourquoi ne téléphones-tu pas au directeur de la clinique ?
– Maintenant ? – Jean regarda sa montre, s’anima ; je prévoyais la possibilité que Livia fût de nouveau internée : une petite trève de plus pour nous, aussi peu que ce fût.
Jean consulta son agenda, téléphona, demandant fermement que l’on réveillât le médecin, c’était urgent. Je n’entendis que les répliques de Jean dans ce dialogue, mais je me rendis compte que, dans la mesure où l’autre restait ferme, Jean désespérait ; à la fin, il criait.
Je restais sur mes positions, en voyant mes espoirs fondre comme un bonhomme de neige, en grosses larmes froides.
Jean raccrocha, alla jusqu’à la fenêtre, regarda la nuit. Il respirait à fond, cramponné des deux mains à l’appui ; il essayait de se contrôler. J’eus peur qu’il ne tombât malade ; je me rappelai sa phrase à propos de son cœur vieux et fatigué ; je savais qu’il avait consulté le cardiologue, mais il avait dit qu’il se portait à merveille.
– Les résultats de mes examens ont été excellents, figure-toi !, j’ai 98 pour cent du rendement cardiaque d’un jeune.
Mais il ne m’avait pas entièrement convaincue. J’avais vu des médicaments dans l’armoire de la salle de bains ; j’avais décidé de découvrir le numéro de téléphone du cardiologue, de lui parler, quitte à affronter ensuite la colère de Jean. J’avais même parlé au téléphone avec Olga, lui avais passé les noms des médicaments, pour voir si elle donnait un avis, mais Olga coupa net la conversation.
– Nora, sois raisonnable. Crois-tu que, par les médicaments de Jean, je vais diagnostiquer le problème ? Tout ce que je peux dire, c’est que son cœur doit être prostré, rien de plus ; si c’est grave ou non, je n’en sais rien. Parle-lui sérieusement.
– Je lui ai déjà parlé ; il dit qu’il va très bien, mais je ne le crois pas ; il a l’air trop fatigué. Je ne sais pas…
Je savais qu’Olga ne pouvait pas m’aider, pas cette fois.
Mais à ce moment-là, avec Jean, je fus impitoyable :
– Tu as découvert quelque chose ?
Jean se tourna vers moi :
– Telma est entrée dans son jeu, a décidé de la retirer de là. Ce n’est pas la première fois que cela arrive ; je veux dire, quelque chose du genre : je dois m’endurcir avec la petite ; alors Telma passe de son côté, fait ses volontés, et en profite pour la monter de nouveau contre moi.
Je dis, avec une netteté délibérée :
– Jean… c’est monstrueux, ça.
Il me regardait :
– Je sais. Telma a dit à la clinique qu’elle faisait cela parce que l’internement était trop dispendieux.
– Mais, c’est toi qui payais !
– D’accord. Mais il se trouve que ces deux derniers mois il y a eu tellement d’excédents… parce que, outre l’internement, il y a beaucoup d’examens, de traitements, Livia a mauvaise mine… et les extras pour elle, à la cantine, à la boutique…
– Mais cela veut dire que ta fille, dans la situation terrible où elle se trouve, dépense encore dans une petite boutique de la clinique ? Il ne manquait plus que cela ! Et ces dépenses ont été très élevées ?
Je ne savais pas si je voulais entendre la réponse.
– Très – Jean avait l’air infiniment vieux. – Je n’ai pas demandé de détails pour ne pas t’ennuyer avec cela, mais… j’ai demandé à Telma de partager les frais avec moi jusqu’à ce que tout ça s’améliore, ou d’en payer au moins une partie… et elle a accepté sans problèmes.
– Sans problèmes ? Jean, comment peux-tu être aussi naïf ? tu ne t’es pas encore rendu compte de la femme qu’elle est ?
– Maintenant, ça ne sert à rien de discuter.
– Bien sûr. Bien sûr. Ça ne sert jamais à rien de discuter avec toi, lorsqu’il s’agit de ta famille.
– Je voudrais te voir, toi, avec un fils drogué — maintenant lui aussi tremblait de rage. — C’est facile pour toi de parler, tu as ton Henri bon-garçon, propre, robuste…
– Ne mêle pas mon fils à ça !
Nous nous affrontions comme deux étrangers, ou deux adversaires.
– Et pourquoi ma fille doit-elle être toujours le rebut ? Tu divises le monde en deux familles : la tienne, celle des blancs ; la mienne, celle des noirs.
Je sautai du lit, enroulée dans le drap, folle d’indignation :
– Ne sois pas ridicule. Et en plus, plein de préjugés! Qu’est-ce que cette histoire de blancs et de noirs ? Et qui a jamais accusé ta famille ? Belle famille, d’ailleurs, puisque tu as abordé le sujet. Avons-nous jamais eu quelque joie avec ta fille ? Telma s’est-elle jamais montrée solidaire ? C’est Henri qui est en train de liquider notre relation, peut-être ? Hein ? Je ne supporte plus ça. Je ne supporte plus ça !
Je m’approchai de lui ; son regard était tellement hostile que je pensai, pendant un moment, qu’il allait me frapper.
Mais lorsque je sortis de la douche, où j’étais entrée en claquant la porte, il était encore au milieu de la chambre, nu comme un grand garçon innocent. Courbé, maigre, regardant le plancher. J’eus pitié, un mélange de pitié aiguë et d’amour impuissant ; j’eus envie de crier. Je m’approchai de lui, appuyai mon corps contre le sien, mon visage contre le sien :
– Jean, je t’aime. Pardonne-moi, je crois que je n’arrive pas à adopter ta fille comme je le devrais.
Il s’éloigna, sans me toucher.
Quelques jours plus tard, nous eûmes une longue et triste conversation ; il allait voyager, ramasser ses affaires, se défaire de ses liens familiaux à l’étranger, tandis que Livia paraissait calme et satisfaite de sa mère ; il avait déjà parlé lui-même à une amie, éditrice d’un magazine de mode : Livia serait interviewée, elle pourrait avoir un bon emploi. Il parlait, si plein d’espérance, que je retins un sourire amer : Jean courait encore une fois après un rêve.
Nous décidâmes de tout laisser tel quel. Nous pourrions peut-être devenir de bons amis ; un jour peut-être, quand je me serais calmée, quand Livia se serait rétablie, quand il aurait récupéré ; car maintenant il était fatigué, très fatigué ; il le dit plusieurs fois, en se frappant à l’endroit du cœur ; j’étais préoccupée, mais il promit aussi qu’il irait chez le médecin. Dès qu’il reviendrait définitivement au pays.
Jean ne revint pas pour longtemps ; quelques mois à peine, et l’inquiétude l’appela. Durant cette période, nous ne nous vîmes qu’une seule fois, parlâmes encore deux, trois fois, au téléphone ; mais apparemment Livia allait mieux ; elle n’avait pas obtenu l’emploi dont Jean rêvait pour elle, mais travaillait à quelque chose, et ils étaient contents d’elle. Elle avait trouvé un amoureux qui, selon Jean, n’avait aucun lien avec le monde sombre où elle avait vécu auparavant.
Mais, entre nous, il y avait maintenant une zone de silence ; peut-être étions-nous désillusionnés ; lassés ; je ne sais pas.
Jean recommença à travailler loin d’ici, et ne m’avait envoyé qu’une carte, avant les roses d’aujourd’hui. Il avait lui aussi besoin de temps pour s’organiser. Qui sait.
***
Une fois encore, sur le seuil de la porte ouverte sur le jardin, je respire la nuit tranquille et chaude comme celles où Lilith descendait jusque-là, grimpait au figuier, ou se cachait dans la grotte, sans avoir peur de rien. Peut-être là son règne continue-t-il ; peut-être là Mathieu veille-t-il encore, contrôlant la méchanceté de Lilith par son amour rude et anxieux. Je ne sais pas : des choses existent qui doivent demeurer cachées.
À voix basse, pour que personne à la maison ne m’entende, mais sachant que peut-être dans la grotte je suis entendue, j’appelle, deux fois :
– Mathieu. Mathieu.
Et peut-être est-ce finalement un adieu.
Alors, un son d’or et de miel, de sensualité endolorie, s’écoule dans l’air : c’est Henri qui joue, la voix de l’instrument avance, chancelle, tourne. C’est sa façon de lancer les antennes vers le monde, de s’identifier avec le mystère, de se livrer, entier, à toutes choses, les choses palpables et les choses insondables : voilà sa toile, son fil, sa couleur : mon fils construit ses routes.
Peut-être est-ce là ma dernière chance de vivre avec lui : le laisser plonger, s’en aller. Il revient près de moi parce qu’il reconnaît que la maison était trop grande pour une femme seule ; et parce qu’il aima la maison, il trouve fantastique de vivre là où vécurent ses grands-parents, sa petite tante décédée, sa mère. Il a ici une grande chambre, une salle de bains toute à lui, et ce jardin délicieux ; il regrettait la cuisine de Rose, et même, l’avoue-t-il en riant, mon éternelle surveillance.
– Mais je ne suis plus comme ça…
– Je sais, madame Nora, je sais.
Henri veut qu’on le laisse tranquille ; il veut qu’on l’aime tel qu’il est, en jouant, il rend hommage à la vie, quand moi j’étais prisonnière de la mort ; il veut faire comme moi, ourdissant mes fils, comme Olga, caressant son bien-aimé endormi, Pierre, élevant ses chevaux, Jean, essayant d’apaiser sa culpabilité et, qui sait, de revenir jusqu’à moi ; mais je ne sais point si je le veux encore ; je ne sais point si j’y suis disposée ; je ne sais rien de rien. Peut-être, pour ne plus avoir autant besoin de lui, y suis-je maintenant prête, mais je ne sais pas.
Je ne sais rien, et cela me soulage énormément : je n’ai point besoin de savoir.
Par un chemin laborieux, je reviens à cette maison, où reste encore un lieu secret qu’il me faut scruter, en administrant peut-être l’inadministrable… Aujourd’hui, je ne dois pas décider.
Je suis au cœur d’un cycle qui se clôt ; je suis la mer, avec ses poissons et ses méduses, je suis le voyage aussi. Il n’y a pas de garanties, il n’existe pas de sécurité : à un certain moment, il faut avoir l’audace de se lancer ; de délirer, comme Henri, en ce moment, qui lance sa musique dans les hauteurs de la nuit, avec des morceaux d’entrailles, de pensée, de cœur, mon fils accouchant de lui-même comme aucune mère ne saurait le faire.
En ce moment, la nuit ne me menace pas ; la grotte ne m’attire pas ; chaque chose en son temps. Et il y a des choses qui sont hors de tout temps humain.
***
La femme monta l’escalier, ne laissant qu’une lumière allumée dans la pièce, tournée vers les roses pâles dans une grande jarre noire.
Elle entra dans sa chambre et de la fenêtre vit la nuit.
La musique avait cessé ; la maison semblait s’éteindre, fondue dans les ténèbres extérieures. Mais il fallait davantage pour définir le vaste mystère de tout.
Alors, de sa haute fenêtre sombre, la femme se mit à chanter. D’abord, dans un murmure, puis de plus en plus fort. Peut-être d’autres fenêtres s’illuminèrent-elles dans la maison et aux alentours ; la sienne demeura obscure.
Elle chantait sans se soucier de rien d’autre, chantait faisant jaillir des fils de musique sur toutes choses, comme des tentacules. Et de son chant vint à germer le monde : de lui naquirent les arbres et les voitures et les maisons ; les chemins des amants ; les grottes de la nuit, et le ventre du jour ; la mort naissait de cette musique ; et la vie aussi.
*Tiré du roman A sentinela (La sentinelle), Siciliano, São Paulo, 1994, p. 151-163. Présidente d’honneur de la Foire du livre de Porto Alegre de 1996,
Lya Luft a publié des chroniques, des recueils de poésie et plusieurs romans, dont O rio do meio (Le fleuve du milieu), Mandarim, São Paulo, 1996 ; Exílio (Exil), Rocco, Rio de Janeiro, 1988 ; O quarto fechado (La chambre fermée), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1984 ; Reunião de Família (Réunion de famille), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1982 ; A casa esquerda do anjo (L’aile gauche de l’ange), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1981 ; As parceiras (Les partenaires), Nova Fronteira, Rio de Janeiro, 1980.