L’histoire occidentale, en Amérique comme ailleurs, est marquée par l’exclusion. Appartenir à une société occidentale (ou occidentalisée ?), c’est subir ou infliger d’innombrables discriminations. Tout ce qui déroge de la norme est rejeté du modèle social. À force de discrimination, de sectarisme et d’exclusion, cette société forme des êtres « de gauche » qui se retrouvent en marge : femmes, Noirs, autochtones, enfants, vieillards, nordestins, Juifs, banlieusards, homosexuels, Orientaux, la liste de ceux qui gravitent autour du noyau omnipotent est interminable. Aussi, plus quelqu’un est près du modèle idéal – par ressemblance ou par assimilation –, meilleur sera son destin.
Une autre lumière se répand toutefois à l’horizon de ce modèle occidental et accidenté. Des voix arrivent des marges, des voix qui minent les fondations de moins en moins inébranlables du discours dominant. En ce sens, la littérature se rapproche davantage du réel que l’Histoire elle-même.
Au Brésil, les études s’intéressant à la culture orale constituent une tentative d’alimenter le débat sur l’impérialisme discursif ; elles deviennent également une voie permettant de mieux comprendre la constitution de notre identité américaine et de notre latinité.
Oralité et littérature
En tant que production spontanée d’une communauté, la culture populaire est aujourd’hui l’objet d’innombrables études parce qu’elle représente une culture authentique, moins colonisée. De plus, il est impossible de dissocier la culture populaire de l’oralité car, d’un point de vue historique, la survivance de la première est intimement liée à la seconde. L’étude de la tradition orale permet l’émergence de voix longtemps réprimées, murmurées seulement par-dessus l’imposante muraille de l’écriture sacralisée. L’oralité met au jour les fondations du temps et récupère ce que la rigueur de la forme établie écartait de la culture. Nous voyons surgir un corps textuel significatif et révélateur d’autres significations. C’est à ce corps inquiet, ce recueil impulsif et frétillant, que se rattachent les expressions artistiques américaines qui veulent représenter une forme de vie et témoigner de l’esprit d’un groupe social. Poètes, écrivains, peintres, qui composent notre paysage artistique, cherchent sans répit les traits particuliers de ce corps : son rythme, sa cadence, son temps.
Édouard Glissant, dont le discours s’appuie sur la production littéraire américaine, a abordé la question de la nécessité pour l’écrivain de tenter de rapprocher les registres écrit et oral. Dans Le discours antillais, il va droit au but : « C’est contre cette double prétention d’une Histoire avec un grand H et d’une littérature sacralisée dans l’absolu du signe écrit que se sont battus les peuples qui habitent la face cachée de la terre1. » C’est donc seulement en se penchant sur ce côté obscur de l’Histoire, en comprenant son évolution, qu’il sera possible d’effacer cette rature de la mémoire collective. D’ailleurs, en tentant d’établir la différence entre l’engagement des écrivains européens et celui des américains, Édouard Glissant affirme que ces derniers doivent se mettre à la recherche du temps éperdu, ce temps qui définit notre constitution réelle, ce temps marqué par de nombreuses ruptures. Il s’agit de chercher dans cette discontinuité imposée une ligne qui réussisse à recoudre le tissu effiloché par le coup de lame de l’Histoire. Rechercher une continuité dans cette discontinuité est une tâche à laquelle ne peut se soustraire l’écrivain américain engagé dans une littérature qui traduit la culture de son peuple. Investi de cette responsabilité, poursuit Édouard Glissant, l’écrivain doit « fouiller cette mémoire, à partir des traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel ». Une œuvre littéraire qui expose ces traces « repérées dans le réel » à la recherche d’une conscience collective ne consacre pas seulement une communauté, elle permet surtout une réflexion sur la spécificité de son expression trouvée dans le grenier isolé du temps, la traduction d’une façon de voir l’espace/monde, d’une manière d’y prendre place et d’y circuler. En reprenant la question de ce temps rompu, Édouard Glissant réfléchit sur quelques responsabilités de l’écrivain américain et se montre catégorique : « La tâche de l’écrivain est d’exploiter ce lancinement, de le ‘révéler’ de manière continue dans le présent et l’actuel. Cette exploration ne revient donc ni à une mise en schémas ni à un pleur nostalgique. C’est à démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur […] C’est ce que j’appelle une vision prophétique du passé. » La proposition d’Édouard Glissant rejoint celle de Walter Benjamin, qui confronte le passé et le présent : ce passé, selon la lecture de Leandro Konder « assume une forme nouvelle qui aurait pu disparaître dans l’oubli ». Le présent se révèle ainsi être « la réalisation possible de ces promesses qui auraient pu se perdre pour toujours2 ». Les deux auteurs, bien que s’exprimant à partir d’époques, d’expériences et de lieux différents, invitent à une révision historique.
À la recherche du temps éperdu
Simone Schwarz-Bart et João Ubaldo Ribeiro participent, à partir de leur contexte national spécifique, à cette révision historique. Ils fondent leur engagement sur la recherche de ce temps éperdu, revisitent ses fondations, fouillent ses différentes couches, c’est-à-dire ce qui fut englouti par le désastre : la mémoire. Ces auteurs cherchent à inscrire dans leurs textes les registres d’une mémoire qui s’enracine dans la tradition orale lorsqu’ils reconnaissent l’esprit des communautés auxquelles ils se réfèrent, en essayant de les saisir dans leur spontanéité et leur désinvolture.
Deux personnages retiennent particulièrement notre attention parce qu’ils portent la marque de cette culture de tradition orale. Grâce à eux, nous voyons réanimées des traces oubliées par « l’absolu du signe écrit », comme dirait Édouard Glissant. Des voix étouffées par l’omnipotence de l’écriture nous parviennent de ces personnages, des voix qui ont, malgré tout, continué d’agir avec efficacité dans les limites d’un espace restreint. Dadinha est le personnage de Viva o povo brasileiro, de João Ubaldo Ribeiro ; Toussine, également appelée Reine Sans Nom, est celui de Pluie et vent sur Télumée Miracle, de Simone Schwarz-Bart. Les deux femmes noires, déjà parvenues à un âge avancé, sont responsables de la transmission orale du patrimoine culturel de leurs communautés respectives. La lutte pour la survie et pour la permanence de leurs valeurs ne relève pas d’une résistance militaire explicite, mais plutôt d’une « résistance pacifique » comme le remarque avec pertinence Lélia Gonzalez3. Cette résistance pacifique (jamais passive) et vigilante troque la force contre les armes de la connaissance et de l’expérience, toujours accompagnées d’une bonne dose d’astuce. Les vieillards sont toujours plus astucieux. Ils font preuve d’une résistance plus solide parce que leur astuce s’enracine dans la maturité du temps, dans un effort de constance. Voilà pourquoi elle s’inscrit plus profondément dans la mémoire. Ces femmes deviennent les témoins survivants des tempêtes d’opposition affrontées au cours des longues nuits américaines. Bien qu’elles subissent de nombreuses pertes et qu’elles doivent souvent se soumettre, elles réussissent en outre à poursuivre leur vie dans le calme et la légèreté. Ces sages filandières connaissent l’art d’ordonner le temps, aussi désordonné qu’il puisse se présenter à elles. Ces habiles artisanes de la vie savent entrelacer quotidiennement les fils de leur existence même si les mailles que la réalité leur impose sont entremêlées.
Cette récurrence, dans les textes littéraires d’auteurs américains, de personnages âgés comme responsables de la transmission orale du patrimoine culturel tient non seulement à l’autorité qu’ils détiennent du fait de leur riche expérience, mais aussi à la position privilégiée qu’ils occupent. Ils vivent dans la zone frontalière où la vie et la mort se confondent, entre la vie visible et invisible – une situation qui renvoie à une vision philosophique africaine du monde, plus proche des morts. Une telle intimité avec le monde invisible permet à la spiritualité d’être plus présente. Voilà peut-être la source de la légèreté et de la fragilité physique des personnages. En vertu de la loi des proportions inverses, plus la fragilité physique est grande, plus grand sera le pouvoir des forces vitales de l’univers4.
Cette zone frontalière – où les limites entre les deux mondes s’évanouissent – place les deux personnages en situation exceptionnelle et les projette vers un non-temps fabuleux d’où ils surgissent comme figures légendaires. Dès les premières lignes de la narration, Télumée (personnage-narrateur de Pluie et vent sur Télumée Miracle) nous présente ainsi sa grand-mère Reine Sans Nom : « Ma mère la vénérait tant que j’en étais venue à considérer Toussine, ma grand-mère, comme un être mythique habitant ailleurs que sur la terre ; si bien que toute vivante, elle était entrée, pour moi, dans la légende5. » La grand-mère, entre femme et légende, est presque une apparition aux yeux de Télumée enfant. De façon analogue, Dadinha nous est présentée comme se jouant du temps : « Elle ne semblait pas avoir cent ans, elle ne semblait avoir aucun âge, rajeunissant et vieillissant par ci, par là, plusieurs fois par jour ou au cours d’une simple conversation. » Voilà Dadinha, dans le va-et-vient de la vie.
Il est intéressant de remarquer que les deux personnages partagent une autre caractéristique commune : une chaise symbolise leur présence. La chaise berçante dans laquelle prend place Reine Sans Nom à la tombée du jour évoque, par son rythme lent et régulier, l’image d’une barque et est invitation à un voyage : une longue traversée dans l’infini du temps, dans les infortunes de tous les jours. Assise dans sa berçeuse, Reine Sans Nom raconte des histoires, fait de la prose avec les vivants et les morts, entre le jour et la nuit, entre la maison et le monde, dans le temps et au-delà, sur le seuil de l’existence. Elle accueille tout le monde, nourrissant de ses enseignements tous ceux qui peuvent et savent absorber les eaux cristallines de sa mémoire, dont Télumée, « coupe de cristal » (comme elle appelait sa petite-fille), qui hume et déguste le temps.
Le voyage, malgré les intempéries (comme le suggère le titre de l’œuvre), rassure, en favorisant la traversée de l’existence. La barque est vue comme une arche promise, qui berce dans son ventre un trésor inestimable : savoir conserver la sérénité et la tête haute face à la vie, comme le nom du personnage le suggère. La chaise est également un symbole d’intronisation. Dans le roman de Ribeiro, trône aussi Dadinha, « majestueuse, assise parmi les coussins de tissu coloré […] ». Autour d’elle les gens attendent pour recevoir des enseignements et des conseils toujours prodigieux. Dadinha, mère suprême de la communauté du peuple brésilien, accueille tout le monde autour de son trône. Nous retrouvons donc les deux sérénissimes dames intronisées dans leurs chaises respectives, se balançant au rythme de la vie, fabriquant du vent (image poétique associant le rythme de la berçeuse à l’acte d’inventer des histoires et, en même temps, au fait de circuler entre deux mondes). Dans ce mouvement de va-et-vient, elles entrent et sortent, avec naturel. Elles vont d’un monde à l’autre, oscillent entre la chair et l’esprit, dans la situation privilégiée de celle qui ont acquis la faculté d’entrevoir les deux sphères de l’existence et d’y circuler.
C’est en fabriquant du vent que la parole se manifeste. La parole est un don précieux accordé à tout être humain, une force vitale qui sort des bouches avides de vie. Il s’agit de la bonne parole, de la parole prononcée, matrice de la sagesse populaire. Contrairement à la pétrification de la lettre, la parole se concrétise dans la désinvolture des mouvements ; dans la spontanéité, des gestes font parler le corps tout entier dans le ballet des voix arrangeant les mots dans un rythme harmonieux. La parole se présente comme l’irruption de la voix solidaire de la collectivité, la manifestation profonde et révélatrice de notre inconscient collectif ; c’est la parole communautaire, le savoir des gens modestes qui véhicule notre fortune culturelle.
Dadinha balance son corps, fabrique du vent pour répandre la parole avec sa « voix en do majeur, quelquefois en la mineur, en longs arpèges, en accords dissonants, en harmonies scrupuleuses… en dialogues justes ». En tant que responsable de la transmission du patrimoine culturel de sa famille, qui est celui du peuple brésilien, la virtuose ranime l’ascendance des Capiroba dans un arrangement insurpassable. Tous se retrouvent donc autour de celle qui possède la parole, prêts à écouter ses vieilles histoires toujours renouvelées par le récit oral.
Le jour de son départ pour une autre vie, la centenaire rassemble les gens pour célébrer son anniversaire et saluer son départ dans le rire et la fête. « [D]es vieux aux jeunes enfants, tous se mirent à rire, trépignant, se tapant sur les cuisses et se cachant la bouche derrière leurs mains ouvertes. » Dans cette manifestation de gestes et de mouvements spontanés, le corps et la parole sont en parfaite harmonie avec le rythme de la vie. Dans cette atmosphère de fête, la parole se partage et c’est aussi par ces rires et cette bonne humeur que le savoir peut être transmis.
Les connaissances qui viennent de la mort ou avec elle
Dans les deux œuvres, le thème de la mort n’est pas abordé comme une fatalité ou comme le terme d’une existence, mais plutôt comme un passage naturel vers un autre état, le franchissement d’une porte qui demeure toujours entrouverte afin que la communication entre le visible et l’invisible ne soit pas interrompue. Ainsi, Dadinha, qui a acquis son droit de passage, est heureuse. Le jour de son départ, elle rit comme quelqu’un qui sort vainqueur des coups du hasard de la vie. Elle prévient les gens autour d’elle : « C’est moi qui ai cent ans, c’est moi qui vais mourir, ça veut dire qu’il n’y a que moi qui vais trouver la grâce… Seulement ceux qui en ont le droit peuvent arriver à cent ans et trouver la grâce à l’heure de leur mort.6 » Irrévérencieuse, forte de ses cent ans, Dadinha trouve les mots justes pour enseigner comment se comporter devant la vie à ceux qui veulent l’écouter.
De la même façon, à Fonds-Zombi, aux confins du monde et du temps, là où sont formées les « hautes négresses », Reine Sans Nom se prépare elle aussi à se retirer. Elle le fait à la manière d’une fiancée : elle prend sa plus belle robe, rafraîchit son lit, encense sa chambre pour attendre l’heure où elle ira enfin rejoindre Jérémie, son mari, qui a franchi la porte invisible depuis déjà longtemps, mais avec qui elle a toujours maintenu le contact. La frontière entre ces deux mondes qui s’interpénètrent, devient un voile ténu et vaporeux qui effleure les deux sphères. La mort est alors une non-mort, la garantie de la poursuite de l’existence dans un paysage antérieur : l’Afrique.
Dadinha et Reine Sans Nom célèbrent la mort comme l’attente d’une noce future. Elle reçoivent la consécration propre à ceux qui ont su négocier avec le temps en faisant preuve de sérénité et de légèreté, se maintenant constamment debout, la tête haute devant les infortunes imposées aux héritiers de l’esclavage : « les hautes négresses » sont femmes de caractère, cela ne fait aucun doute.
Les œuvres de João Ubaldo Ribeiro et de Simone Schwarz-Bart révèlent un aspect significatif de la constitution familiale des descendants d’esclaves en Amérique. La présence de la figure maternelle en esquisse la formation. C’est autour de cette figure que la famille cherche à se définir et à élaborer ses références. Si ce n’est pas par la présence de la mère naturelle, ce sera à l’aide d’une aïeule, d’une marraine, d’une tante ou d’une sœur plus âgée. La femme, investie dans la figure maternelle, sera toujours le centre autour duquel graviteront les membres de la famille ; elle fera les efforts nécessaires pour prévenir son éclatement. C’est ainsi que nous voyons Dadinha et Reine Sans Nom récupérer et recoudre les points jetés hors de l’ouvrage de l’Histoire. Voilà des femmes qui prennent en charge la survie des valeurs de leurs communautés respectives. Ainsi, Dadinha et Reine Sans Nom trament des fils résistants, enfants nourris de la bonne parole : la résistance de la voix traverse le temps. Ainsi elles sont là, elles se balancent confortablement dans leurs berceuses, solidement ancrées pour toujours dans notre mémoire.
1. Le discours antillais, par Édouard Glissant, Seuil, Paris, 1981, p. 191.
2. O marxismo da melancolia, par Leandro Konder, Campus, Rio de Janeiro 1989, p. 54.
3. O lugar da mulher, par Lélia Gonzalez, Graal, Rio de Janeiro, 1982, p. 93.
4. À ce sujet, voir Muntu, par Jahenz Jahn, Seuil, Paris, 1961, p. 122-123.
5. Pluie et vent sur Télumée Miracle, par Simone Schwarz-Bart, Seuil, Paris, 1972, p. 7.
6. Viva o povo brasileiro, par João Ubaldo Ribeiro, Nova Fronteira, 12e édition, Rio de Janeiro 1984, p. 71.
Gizêlda Melo do Nascimento est chercheure associée de la CIEC (Coordination interdisciplinaire d’études culturelles) de l’Université fédérale de Rio de Janeiro.