Ce fut le 20 décembre que les souris, au nombre de cinq, deux mâles et trois femelles, s’installèrent dans la réserve de nourriture. Elles avaient grimpé jusqu’au deuxième étage en empruntant la vigne sauvage dégarnie dont les sarments montaient jusque-là. Le mur ressemblait à une préparation de fibres musculaires, et ce réseau était le seul chemin sûr de la cave à la fenêtre de la réserve.
Leur migration n’avait pas de raison particulière. Seulement que l’ordinaire manquait de nourriture, qu’il y avait à la cave le bruit quotidien du pelletage de charbon, et qu’il n’y avait pas de trou où elles auraient pu se réfugier. L’instinct leur dictait que, dans les trous protégés, elles seraient en même temps rassasiées.
La cave était cimentée, pas une fissure. En été, des caisses de bois s’entassaient dans un coin, mais à l’automne elles disparaissaient. Le charbon restait. Quand il fallait en pelleter, on allumait aussi, ce qui les contraignait à des couraillements nerveux. Elles n’avaient de refuge que parmi les morceaux de charbon. Seulement le charbon s’effritait – seule chose instable dans cette cave – et une avalanche noire leur tombait dessus aux moments les plus inattendus. Beaucoup d’entre elles avaient ainsi péri, mais combien, elles n’avaient jamais su exactement. Sinon qu’elles restaient, elles, encore en vie. La plupart avaient crevé de faim. Mais leur perte n’était pas davantage perçue que celle des autres, ensevelies par le charbon, et elles n’avaient même pas reniflé les cadavres. Elles étaient passées à côté, indifférentes.
Un jour, le froid se renforça, et souffla une neige glaciale dans la cave qui recouvrit les vides du tas de charbon. Chaque fois qu’elles marchaient sur la poudre blanche, celle-ci cédait sous leurs pattes ; et quand elle dégela sur leur corps, elles ressentirent une horrible humidité au ventre. Ce qui leur rendait plus pénible non seulement de courailler mais encore de se cacher. Et même la lumière de la lampe éclairait plus vivement à cause de la neige. Comme si le charbon et la neige avaient voulu se compléter.
La nuit du 20, l’un des mâles se précipita vers la glissière, y courut jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la cour, puis redescendit rapidement à la cave où il zigzagua nerveusement. Peu après, les autres le suivirent. Elles couraillèrent ainsi plusieurs minutes, allant et venant, toujours sur le même chemin, et s’arrêtant toujours au même endroit, comme si elles se contraignaient à un devoir rituel. Et entre-temps, elles n’émettaient aucun bruit. Puis, de nouveau, elles surgirent à la glissière. Elles grimpèrent jusqu’à la grille d’aération, et se mirent à gravir le mur qui paraissait infini. Tout cela se passa en quelques secondes. Elles se sentaient irrésistiblement obligées de grimper, quoiqu’elles n’eussent rien senti, le mur étant même plus désolant que la cave. Des grains ratatinés et noirs dégringolaient bruyamment à la moindre touche, et elles ne surent jamais si c’était elles ou quelque chose d’autre qui provoquait ce bruit. Mais cela ne les empêchait pas de foncer, plus déterminées encore. Le fait de se trouver dans d’autres circonstances doublait leur endurance – précisément pour s’en délivrer au plus tôt.
Il y eut cependant un épisode trompeur. Au-delà du premier étage, le long d’une poche de crépi, une faille étroite les arrêta. De leurs petites pattes, elles en scrutèrent aussitôt l’intérieur. C’était une vraie cavité. Rassurées, elles se fourrèrent dans la poussière entassée au fond, et elles y passèrent la nuit. Le lendemain, assurées de ce refuge, elles considérèrent autrement même le mur à la vigne sauvage. Elles entassèrent quantité de grains noirs dans la cavité et, de leurs dents pointues comme des aiguilles, les grugèrent en petits morceaux qu’elles mangèrent aussi, mais c’est le rongement même qui apaisa leur faim. Le fondement qu’elles avaient creusé de leurs corps, elles le tapissèrent de morceaux de feuilles sèches. Ce travail dura jusqu’à la fin de la matinée. Vers midi, le grattement incessant fit que le mur de la cavité lâcha, et que la poche de crépi tomba dans la cour, avec deux de leurs compagnes. Toutes deux s’accrochèrent, par prudence puis par frayeur, à un plus grand morceau de crépi, comme à l’unique chose où s’attachait le souvenir récent de la sécurité. Au sol, elles s’ensevelirent sous la neige. De sorte qu’en haut, elles restaient cinq.
Elles papillotèrent comme des myopes ; la neige d’hiver aveugle. Sans la poche, le mur à la vigne sauvage paraissait de nouveau horrible. Longtemps, elles n’osèrent pas même bouger. Plus tard, sur un reste de rebord, elles continuèrent de grignoter les bouts de feuilles sèches, mais vite elles comprirent qu’il n’y avait plus rien à tapisser, et dès lors les ressaisit la torturante pression de prendre la route. En avant, d’aucune façon en arrière.
C’est ainsi qu’elles atteignirent la fenêtre de la réserve. Elles la pressentirent ouverte à déjà quatre ou cinq mètres de distance, ce qui leur rendit de la force. Il ne s’agissait plus maintenant que de tenir jusque-là, et là, quelque chose de totalement différent commencerait.
Totalement différent.
La réserve était petite. Ses murs, couverts d’étagères jusqu’au plafond, avec deux rayonnages face à face, reliés par une barre de fer, d’où pendaient quelques saucissons, bouts de jambon, morceaux de lard finement marbrés de cristaux de sel. Sur une petite table, des restes de nourriture. En dessous, une boîte de carton ondulé remplie de pommes de terre et couverte de chiffons. La vitre de la fenêtre était bleue, du même bleu que l’œil de bSuf de la porte. Cette pénombre crépusculaire avait sur elles un effet particulièrement tranquillisant.
À côté d’une étagère, il y avait une caisse de forme insolite, peut-être pour pouvoir y monter. En tout cas, elle comportait aussi comme un tiroir, mais elles ne le découvrirent que des jours plus tard. En attendant, elles passèrent les nuits dans les angles des étagères. D’abord elles ne surent pas choisir parmi les nombreuses cachettes, elles changèrent souvent de place ; elles jugeaient l’une aussi convenable que l’autre pour s’installer. La nourriture abondante allait chez elles de pair avec non seulement un sentiment de stabilité, mais aussi cette nonchalance d’être chez soi. Elles s’en donnèrent presque à cœur joie dans cette latitude de passer la nuit dans n’importe quel repaire. Et leur autonomie s’accrut aussi. Dans la cave, elles guettaient incessamment leurs faits et gestes mutuels ; maintenant chacune se frayait son propre chemin, et même se forgeait sa propre voix. Elles mêlèrent à leur cri de petits sifflements, tantôt plus sourds, tantôt plus aigus, qui le faisaient ressembler à un trille suave. Une autre fois, elles y ajoutèrent un petit soufflement, un claquement étouffé, mais avec une technique qui les différenciait les unes des autres. Comme si tous les dangers avaient cessé, selon ce que leur inspirait la pénombre bleue. La porte s’ouvrait rarement, et encore était-ce chaque fois précédé de bruits. Et sans pluie de poussière noire ou blanche.
Un pot de confiture dérangé trahit leur présence : des miettes séchées et devenues bruissantes en étaient tombées.
Après la découverte, les maîtres de la maison fermèrent rapidement la porte de la réserve. Mais les craquements du plancher laissaient entendre qu’ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés, qu’ils reviendraient sous peu, et qu’ils attendaient dans une immobilité muette la certitude indubitable, les petits bruissements, la révélation qui justifie la prudence. Et qui légitime la défense. Mais aucun bruissement ne se fit entendre. Sur ce, avec la lame d’un couteau, ils tapotèrent un à un les pots de confiture. Ils donnèrent des coups de pied dans les rayonnages. Ils secouèrent les papiers qui couvraient les étagères. Sans plus de résultat. Par contre, il était évident que ce n’était pas une seule souris qui faisait ces ravages, mais plusieurs, peut-être toute une famille. Et une maisonnée de souris, c’est déjà un tel pullulement que cela dégoûte. Et tout dégoûtés, ils continuèrent de tapoter partout, et ils ouvrirent la fenêtre encore plus large : si les souris s’enfuyaient, ils auraient provisoirement écarté le danger, ensuite ils trouveraient quelque chose.
Mais, cette fois encore, aucune souris ne se montra. Angoissées, elles se cachaient toutes les cinq, chacune de son côté, quoiqu’elles eussent préféré s’accroupir ensemble, à fourrer leurs têtes sous le ventre l’une de l’autre. Enfin, deux claquements se firent entendre : on avait fermé sur elles et la porte, et la fenêtre.
Après quelque temps, elles se firent signe par de petits cris semblables, et s’entassèrent sur la plus haute étagère, sur une surface grande comme deux boîtes d’allumettes. Et elles ne bougèrent pas jusqu’au moment où la porte s’ouvrit de nouveau. À ce moment-là, avec une précipitation incompréhensible, elles coururent dans un autre coin, et le papier bruissa sous leurs pattes. Ce bruit-là, on l’entendait très bien. Un moment, le couple se reposa la question de savoir s’il ne fallait pas essayer de les expulser, mais ils y renoncèrent. Ils décidèrent d’utiliser une trappe. Sur la table, ils placèrent un pot à fleurs en équilibre sur une demi-noix, puis recouvrirent de verre toute nourriture possible. Et, au lieu de ficelle, ils attachèrent par un fil métallique tout ce qui était pendu à la barre de fer.
Après quoi, la réserve resta silencieuse jusqu’au lendemain. Et ce silence leur rendit espoir. Chacune passait son chemin, sifflotait de temps en temps, et même se sentait mieux qu’auparavant : la fenêtre fermée, il ne faisait pas tellement froid. Rassasiées, elles ne s’étaient même pas aperçues que tout ce qu’il y avait à manger était couvert de verre. Elles se contentèrent de grignoter le papier, le grignotement apaise la soif. L’une d’elles effleura la demi-noix, sur quoi le pot s’affaissa, mais amorti. La femelle pleine ne comprit simplement pas où la noix avait si vite disparu.
Le lendemain, le tapotement recommença. La fenêtre de la réserve reçut un treillis de fils de fer.
Mais d’abord, le couple avait examiné le pot de fleurs. À l’aide d’une plaque de carton, ils l’avaient soulevé doucement et amené aux toilettes. Ce fut une déception. Mais même vide, le pot éveillait un soupçon. Comme s’il y avait bien eu là une souris, seulement elle avait disparu. Échappée peut-être ? Ridicule. Mais ils ne riaient pas. Avec une retenue bizarre, ils le reposèrent sur la table comme une tasse infectée que l’on a pourtant lavée, mais sait-on jamais ?
L’installation du treillis dura longtemps. Aussi bien la place était-elle étroite, et l’on ne pouvait pas non plus laisser la porte ouverte de peur que les souris s’échappent dans l’antichambre. À tous moments, les clous tombaient à terre. Le coude, le poignet se heurtaient sans cesse aux dormants. Les bords du treillis piquaient comme des aiguilles, s’enfonçaient sous les ongles, il fallait sucer le sang qui jaillissait. Mais l’idée que ce treillis serait la solution parfaite consolait de tout. La réserve continuerait à s’aérer librement, et même un insecte ne pourrait plus y pénétrer. Et surtout pas une souris n’en pourrait plus sortir. Que cette traque finisse le plus tôt possible, dans l’avenir cela ne pourrait plus se répéter. Vite et définitivement. Au fond, ainsi c’est humain. En attendant, inutile même de faire le ménage, on le fera après. Après, ce sera l’ordre et la propreté. C’est horrible comme elles ont laissé des traces partout. Même où cela ne se voit pas, on devine leurs saletés. Et la puanteur. L’odeur du nettoyage est comme la conscience tranquille.
La tracasserie qui durait depuis des heures épuisa les souris. Elles n’osèrent se montrer qu’à la tombée de la nuit. Les repaires où elles se cachaient leur paraissaient déjà beaucoup moins sûrs. Indécises, elles avaient fait aussi le tour de la fenêtre. Le treillis les surprit. Elles avaient bien senti l’air coupant, mais ne pouvaient pas passer dehors. Ce n’était pas qu’elles auraient voulu s’enfuir, mais, simplement, cette expérience leur apprit que, par là, il n’y avait plus d’issue. Ailleurs, peut-être.
Les deux femelles pleines eurent faim les premières, mais elles ne trouvèrent que des miettes. L’aventure du pot à fleurs se termina comme la veille : la noix disparut avant qu’elles eussent pu en manger. Elles voulaient un refuge, un tout petit refuge, et elles abandonnèrent de plus en plus leurs va-et-vient individuels.
Ce fut alors qu’un mâle découvrit le compartiment tiroir de la caisse de forme insolite. Et cela les enflamma tout d’un coup. L’ingéniosité même de leur instinct ne comprenait pas pourquoi c’était le meilleur refuge. Celui-là valait mieux. Du monde extérieur, un couloir tortueux amenait jusqu’à lui. Sans attendre, elles commencèrent à le tapisser. À arracher et à traîner les morceaux de papier, les fils de chiffon qu’elles trouvèrent dans la caisse à pommes de terre. La préparation du gîte dura trois jours, et pendant ces trois jours, elles furent à peine dérangées. D’ailleurs, du fond de leur tiroir, elles ne pouvaient pas tellement entendre les bruits. C’était un abri sûr, hivernal, fait pour de grands sommeils.
Les deux femelles s’installèrent au fin fond du refuge. Elles se déplaçaient de plus en plus difficilement. Elles dormaient, faisaient quelques tours incertains, puis redormaient. Dans la chaleur bienfaisante, la plus petite miette leur suffisait. Mais chaque jour elles visitaient le pot à fleurs espérant, têtues, qu’un jour elles réussiraient à attraper la noix. Comme elles n’y parvenaient jamais, la noix devint après quelque temps l’unique objet de leur intérêt, elles la croyaient géante et inépuisable. Si elles pouvaient l’amener au refuge, elles n’en sortiraient plus avant le printemps. Même le vieux mâle choisit pourtant un chemin plus commode pour l’approcher : il n’arrivait plus à grimper au pied de la table, il reglissait à chaque fois du fait de sa faiblesse. Elle lui valut, une fois, une frénésie inattendue. Ses cris alertèrent si bien ses compagnons qu’ils finirent tous par grimper péniblement jusqu’au bord de la fenêtre, et se mirent à gratter le treillis avec fureur. Oubliant le gîte, affolés, ils voulaient sortir à tout prix. Puis soudain, ils se calmèrent de nouveau et se retirèrent. Sauf le plus jeune. Son excitation ne voulait pas s’apaiser, il se précipita tout droit vers le pot, et mordit à la demi-noix. La noix lui échappa, et il demeura sous le pot. Toute la nuit, la noix resta là, sur la table, on aurait pu en manger, mais ses compagnons ne bougèrent pas avant le matin. Et là c’était déjà trop tard, on emmena la noix et le pot aux toilettes. Le souriceau en tomba mort. On tira sur lui la chasse d’eau. Il n’avait même pas la taille d’une pelote de fil.
Cette petitesse ahurissante suggéra aux maîtres de la maison de chercher une autre méthode. Parce qu’enfin, qui savait combien elles étaient ? Et si elles étaient toutes aussi petites ? Fallait-il attendre qu’elles passent une à une sous le pot ? Si le souriceau avait été plus grand, peut-être n’auraient-ils jamais pensé au bâton de soufre. Un corps plus grand marque en quelque sorte une réussite plus tangible. Un butin de chasse qu’on attrape enfin. Mais ainsi ce n’était qu’une chasse aux mouches, sans fin. Tout à coup, cette petitesse menaçait de devenir envahissante. Et s’il y en avait de plus petites ?
Le poison n’est pas très sûr, le plus souvent elles n’y touchent même pas. En revanche, la fumée de soufre est radicale et rapide. Dommage qu’ils n’y aient pas pensé plus tôt. Pour avoir un effet sûr, ils allumèrent deux bâtons à la fois au-dessus du pot à fleurs. Puis ils ôtèrent toute nourriture, et fermèrent la porte hermétiquement.
Pendant longtemps, les souris ne ressentirent rien, la fumée envahissait difficilement le gîte. Quand l’âcreté pénétra leur nez, instinctivement elles rapprochèrent leurs têtes. Et attendirent ainsi. Quelques minutes après, elles se précipitèrent aveuglément à travers l’issue barricadée du chemin ; seule une femelle ne bougea pas. Non par frayeur ni par ruse, simplement parce qu’elle était plus épuisée que les autres. Elle approchait de son vingt-quatrième jour, tandis que l’autre n’en était qu’au quinzième.
Dehors, les autres souris subirent une étrange mutation. D’abord, elles tournèrent à une vitesse effrénée autour de la caisse, puis grimpèrent sur la table, une à une, sur chaque étagère, jusqu’à la plus haute, cherchant partout l’entrée de leur gîte. Ce tournoiement devint comme leur seul savoir. Et elles se sentirent une force de plus en plus débridée. Quand elles se heurtaient, elles se mordaient tout de suite, et ne lâchaient pas l’autre de leurs dents, continuant à tournoyer pêle-mêle. Puis, soudain, elles s’affaiblirent presque en même temps. Là où l’affaiblissement les prit, elles se renversèrent, têtes branlantes, et commencèrent à s’étirer de plus en plus. Jusqu’à des longueurs invraisemblables. Puis, secouées de rapides convulsions, toutes trois tombèrent de l’étagère.
Peu après, la porte s’ouvrit. L’impatience de connaître le résultat presse dans les cas semblables. À travers la fumée qui se dissipait, les trois cadavres apparurent tout de suite. Le couple ramassa les deux corps tombés à côté de l’entrée, mais le troisième gisait plus à l’intérieur, il leur aurait fallu s’agenouiller pour l’atteindre. Ce sera pour la prochaine fois, pensèrent-ils, et vite, ils refermèrent la porte, pour que la puanteur n’envahisse pas l’appartement.
Ce n’est qu’après des heures qu’ils sont revenus voir, avec en main une petite bougie de Noël qu’ils avaient enlevée de l’arbre ; la cafetière avait fait sauter les plombs.
À leur stupéfaction, ils découvrirent le troisième cadavre sur la table, mutilé, la tête à moitié mangée. Donc, la souris était encore vivante et elle avait pu grimper. En outre, d’autres souris avaient survécu à la fumée ! Ce revirement rendit la lutte plus acharnée. Il empoisonna la compassion contemplative qui avait accompagné toute l’opération, du pot au bâton de soufre. Cette compassion se transforma tout d’un coup en dépit, puis en fureur. Mais ils ne voulaient pas prendre de nouvelles décisions, c’était le soir. Plus tard, demain.
Cette nuit-là, la troisième femelle sentit pour la première fois ce qu’était la solitude. Jusqu’alors, les souris s’étaient seulement raréfiées, ce qui les laissaient indifférentes. Maintenant, elle était la seule souris sur la terre. Et elle ne se retira plus dans son gîte. Elle alla se coucher tout près du treillis, sur le rebord de la fenêtre, et y passa toute la nuit. Au matin, on la retrouva ainsi, gelée.
Il ne restait plus maintenant qu’à vérifier s’il y avait encore des survivantes. Ils laissèrent un morceau de fromage frais sur la table. Si de nouvelles traces de grignotement apparaissaient, il faudrait allumer un nouveau bâton de soufre. Sinon, ils pourraient préparer les produits de nettoyage.
Ce fut au lendemain du nouvel an qu’ils firent le ménage. Et, à ce moment-là, ils découvrirent aussi le gîte. Ils ne voulaient pas en croire leurs yeux : deux pelletées de déchets de chiffon et de papier sortirent du tiroir de la caisse. Ils le montrèrent même à un invité. Horrible. Elles s’étaient bien préparées pour l’hiver, celles-là ! Elles voulaient mettre bas ici. Et trois des cinq étaient des femelles, au moins trois !
Ce thème les occupa des jours durant. Ils imaginèrent ce qui aurait pu arriver. Ils firent même des calculs. Vingt-quatre jours après l’accouplement, la femelle met au monde six à huit souriceaux. Et elle met bas cinq ou six fois par an. Ainsi la progéniture d’une seule souris atteint la trentaine. Et la moitié des six à huit portées sont des femelles qui, elles, de même… Impossible d’imaginer la suite, on ne peut que la dessiner, seulement la marquer de signes abstraits, de chiffres, dont chacun représente une vie qui se divise par la suite. Une progression géométrique.
Oui, c’est ça. Une progression géométrique. Et tout d’un coup, comme avec un trésor trouvé, inattendu, ils commencèrent à jouer avec cette expression. Et par elle, l’équilibre de la conscience tranquille se rétablit, s’adoucit en une mathématique irréfutable.
Miklós Mészöly (pron. ‘Mésseuil’), né en 1921, docteur en droit, a touché le drame, l’essai, même le conte pour enfants, mais c’est surtout en tant que romancier et nouvelliste qu’il s’est imposé. Découvert en France par la Mort d’un athlète, édité en traduction française au Seuil en 1965, avant même l’édition hongroise (c’est la description des luttes désespérées et de l’effondrement d’un homme qui ne trouve pas son chemin), consacré par Saül ou la porte des brebis, publié au Seuil en 1971 (c’est l’histoire d’un retournement psychologique), Miklós Mészöly est réapparu dernièrement en édition française avec les Variations désenchantées (Phébus, Paris, 1994), toujours traduit par Georges Kassai.