« Combien de fois nous faut-il recommencer ? », demande le dramaturge contemporain Miklós Hubay dans sa pièce intitulée Théâtre sur le dos de la baleine, satire et parabole des trahisons politiques à travers l’histoire tragique du XVIe siècle. Et le héros de la pièce, un personnage réel, lui-même dramaturge quatre cents ans avant Miklós Hubay, Péter Bornemisza, a posé ainsi cette question dans sa propre Électre hongroise, d’après Sophocle : « Quand le pays souffre dans la plus cruelle servitude, nous faut-il affronter le tyran, recourant à la force, si nécessaire, ou faut-il attendre que le temps apporte soulagement et remède à nos maux ? »
Le théâtre hongrois devait payer très cher d’avoir voulu constamment se pencher sur les questions existentielles de la nation : peu de succès jalonnent son histoire, à l’intérieur de nos frontières aussi bien qu’à l’extérieur. Des interdictions, des oublis ou des découvertes tardives caractérisent mieux son cheminement au cours des derniers siècles que des représentations triomphales, suivies immédiatement de traductions et de reprises à l’étranger. À moins que ce ne fût à l’étranger, notamment en France, qu’on ne créât une pièce avant même de la présenter en Hongrie. Voici, à ce sujet, une petite liste assez éloquente.
L’Électre de Péter Bornemisza (1558) est retrouvée en 1923 dans une bibliothèque allemande. La belle comédie hongroise du grand poète de la Renaissance Bálint Balassi, une pastorale d’inspiration italienne (1588), est découverte par hasard en 1958 dans les Archives de la ville de Vienne. Le Tempefõi de Mihály Csokonai (1793) met en scène l’histoire d’un auteur, admirateur par ailleurs de la Révolution française, qui essaie en vain de trouver un mécène pour la publication de son ouvrage ; après avoir essuyé un triple refus, ceux du Comte, du Hobereau et du Prêtre, il finit par être emprisonné pour dettes, n’ayant pu payer l’imprimeur allemand. Flairant l’interdiction et la poursuite, Csokonai n’a jamais terminé la pièce. József Katona (1791-1830), auteur de Bánk bán, notre « tragédie nationale » (1819), n’a jamais vu monter sa pièce. De même qu’Imre Madách dont La tragédie de l’homme, devenue depuis un des plus grands classiques du théâtre hongrois, ne fut créée qu’en 1883 à Budapest, vingt ans après sa mort. Enfin Les malheureux de Milán Füst (1914) dut attendre presque cinquante ans pour être jouée. Quant aux succès de jadis et de naguère, parce qu’il y en eut tout de même, chacun se rappellera ceux du brillant Ferenc Molnár (1878-1952), dont l’immortel Liliom (1909) ira jusqu’à Hollywood, ou ceux de Menyhért Lengyel (1890-1974), qui connaîtra une première reconnaissance internationale avec Le typhon, et la consécration avec le livret du Mandarin merveilleux de Béla Bartók.
Plus près de nous, depuis la Seconde Guerre mondiale, il faut citer au moins sept dramaturges aux carrières aussi heureuses que malheureuses, sans cesse aux prises avec les autorités du moment, autour de l’année charnière de l’histoire récente de la Hongrie : 1956. Il s’agit de Gyula Illyés (1902-1983), de László Németh (1901-1975), d’István Csurka (1934), de Károly Szakonyi (1931), d’István Örkény (1912-1979), de Géza Páskándi (1933-1995) et d’András Sütõ (1927). L’espace ne nous permet pas d’être exhaustif, mais il faudrait mentionner au moins sept autres dramaturges : Weöres, grand poète également ; Mészöly, qui est aussi romancier ; Imre Sarkadi, auteur tragique d’un Siméon Stylite traduit aussi en français ; Tamási, introducteur du monde populaire transylvain sur la scène hongroise ; Miklós Hubay, peut-être le plus joué en France ; ou Nádas, que Paris vient de découvrir1.
Deux classiques d’aujourd’hui
Le chas de l’aiguille de Gyula Illyés est né pendant la guerre (1943), et ceux qui avaient accès au texte y virent une parabole de la démagogie fasciste, mais aussi un pressentiment de la menace russe (Gyula Illyés avait participé, en compagnie de Gide, de Nexö et d’autres, au congrès des écrivains de 1934 en URSS), et la condamnation de toute politique mensongère imposée au nom du peuple. La pièce n’a jamais été représentée. Le sondeur des âmes (1948) est, à fleur de texte, une satire du freudisme, mais en vérité, une caricature des idéologies maniaques et exclusives qui veulent dominer le cerveau humain : l’œuvre devait fatalement disparaître pendant des dizaines d’années des scènes hongroises.
Après la Révolution de 1956, pendant les années de répression, Gyula Illyés est réduit au silence, et ne revient au théâtre qu’en 1963, avec Le favori. C’est le remaniement ou l’adaptation d’une autre pièce hongroise, écrite un siècle auparavant par László Teleki, homme politique au destin tragique (ambassadeur à Paris de la première République hongroise en 1848, il s’est suicidé en 1861). L’action se passe dans l’Antiquité romaine, mais les décors ne trompent personne : la soif du pouvoir absolu n’est liée à aucune époque. Maxime, aveuglément fidèle à l’empereur Valentinien, est prêt à lui sacrifier sa femme et son honneur, persuadé que le souverain agit dans l’intérêt de l’État. Il doit se rendre compte par la suite que cet intérêt n’est qu’un désir de possession, et qu’en s’abaissant, on ne peut servir personne. Le favori fut créé à Paris, au Vieux Colombier, en automne 1965. Après la première, László Cs. Szabó, critique hongrois émigré à Londres, dira : « C’est le système même qui infecte ».
Les Cathares (1969) est sans conteste celle de ses vingt pièces à laquelle Gyula Illyés a apporté le plus de soin. Le malheur des Albigeois du XIIIe siècle est moins la prise du château de Montségur que la remise en question de la cohérence, de l’unité et de l’honneur d’une petite communauté menacée par l’intolérance. Les « purs » doivent choisir entre le reniement de soi et l’anéantissement. Dans sa préface à la tragédie, Gyula Illyés note entre autres : « Combien de fois n’ai-je pas pensé, en écrivant cette pièce, aux nombreux soucis et problèmes de la communauté de langue hongroise ! »
Galilée, le chef-d’œuvre de László Németh au théâtre, n’a pas été le fruit de la Révolution, mais plutôt l’un de ses ferments spirituels. Présenté le 20 octobre 1956, trois jours seulement avant les fameux événements, il reflète toute la lutte intérieure de l’auteur, et celle des intellectuels hongrois en général, au milieu de la colonisation politique et culturelle des années 50 (entre 1945 et 1955, László Németh a écrit une douzaine de pièces dont aucune n’a été jouée). La question soulevée ici est fondamentale pour tout créateur qui vit sous une dictature : faut-il renier ses idées devant l’Inquisition pour sauver au moins, au prix de cette défaite, ce que l’on a encore à dire ? La science peut sortir victorieuse de ce dilemme (Torricelli pourra continuer l’œuvre de Galilée), mais l’homme est moralement anéanti. « Car la loi morale ne fait pas de différence entre le savant et l’ignorant, le riche et le pauvre. Quoi que je puisse avoir dans la tête, le Sinaï ne m’a pas donné un autre Commandement ! » C’est la moralité, implacable, du spectacle de l’automne 1956, rapportée dans toutes les éditions, traduction française comprise. Seulement, en 1994, on a découvert la version originale du manuscrit, qui suggère une conclusion toute différente. Dans la lutte entre un pouvoir brutal et un homme épris de justice, perdre l’honneur n’a pas de sens. Le compromis permet peut-être de sauver une cause supérieure dont l’humanité profitera. « Quand quelqu’un accepte le déshonneur de la vie, on le soupçonne toujours d’avoir voulu simplement sauver sa peau Mais tu possèdes quelque chose de précieux en toi qu’il ne faut pas laisser se déchirer, parce que ce pauvre peuple abâtardi, la tête sous le joug des prêtres, ne pourra jamais la reficeler. » Néanmoins, après la défaite de la Révolution, faut-il le rappeler ?, Imre Nagy et ses compagnons n’ont pas demandé grâce à leurs juges.
Deux satiristes de la désillusion
Dans le théâtre hongrois des années 60, la désillusion remplace l’héroïsme : la parabole historique disparaît un certain temps (elle ne reviendra qu’avec les auteurs transylvains Géza Páskándi et András Sütõ) : les perspectives se rétrécissent, on est chez soi dans un petit appartement, on cherche à survivre, on joue aux cartes, on regarde la télévision. « J’aurais pu être le Pasteur ou le Pavlov de ce siècle, dit le médecin du Paradis perdu d’Imre Sarkadi (1961), seulement il m’aurait fallu croire en ces choses-là. »
Qui sera la reine du bal ? d’István Csurka (1961) est l’histoire d’une partie de poker. Quatre amis, jeunes intellectuels autour de la trentaine, se réunissent régulièrement le soir pour tuer le temps. « Dehors règne le socialisme, et ici nous jouons aux cartes ! ». La partie, entrecoupée de discussions passionnées, dure jusqu’à l’aube quand un cousin fait irruption et veut mettre tout le monde à la porte pour pouvoir coucher avec une fille. Le « maître de maison » interprète cette intrusion comme la détérioration définitive de sa situation et s’ouvre les veines.
– « Czifra : Ce monde est tel quel. Qui veut crever honnête, sobre et modéré crèvera aussi bien que l’autre qui est pourri, fantaisiste et malhonnête. Vous ne faites rien qui pourrait vous faire du tort, vous n’êtes ni à gauche, ni à droite, mais vous jouez aux cartes chez moi et vous regardez avec des simagrées les événements de l’extérieur. Vous aviez tous la possibilité, et moi aussi, de vivre autrement
– « Csüllögh : Mais, excuse-moi, quand nous avons commencé à jouer, personne n’a parlé ici du nihil On était quatre jeunes hommes innocents et duvetés, persuadés que ce qu’ils pouvaient faire de mieux était de se foutre du monde, lui tourner le dos, cracher dessus, et jouer aux cartes ! »
Le jeu comme simulacre d’activité : les héros de Csurka n’ont ni la possibilité, ni la force de faire quoi que ce soit de valable. Et le matin quand la partie se termine, il ne reste plus rien : ni argent, ni parole, ni tenue, ni vie humaine. On ne peut même plus s’enfermer tranquille chez soi : la nouvelle génération occupe l’appartement et, sans idéaux, se contente de faire l’amour.
La pièce la plus jouée de cette période en Hongrie comme à l’étranger a été sans conteste L’incident technique de Károly Szakonyi (1971). Au centre de l’action (ou de l’inaction) de cette comédie : la télévision, accessoire indispensable de notre civilisation, qui fait d’un appartement un foyer de famille. Ils s’appellent d’ailleurs les Bódog, variante un peu grisée du mot boldog, c’est-à-dire heureux. Chacun parle, mais personne n’écoute l’autre. Le simulacre d’activité revêt ici la forme d’un papotage rempli d’informations insignifiantes par lesquelles les consommateurs, d’une culture superficielle à la hauteur de l’écran, commentent les événements du monde, faute de pouvoir y participer. Ils regardent et disent des bêtises, des mots vides de sens, pendant que le vieux de la famille monologue ainsi : « L’important, c’est le respect des traditions ! Perpétuer les traditions, les sentiments profonds, voilà l’essentiel dans la vie. C’est justement ce qui manque ici. Ce qui nous manque, c’est le true familia ! Famille à la dérive, nation à la dérive » Mais cette famille ne peut pas être sauvée. Ils suivent à l’écran l’arrivée du premier homme sur la Lune, et ne font pas attention à ce que leur propose leur sous-locataire, qui s’appelle d’ailleurs Fils de l’homme et qui pourrait bien être leur Sauveur. Les grandes choses ne les fascinent plus, subjugués qu’ils sont par la télévision, qui les rend indifférents à tout le reste.
Le grotesque jusqu’à l’absurde
Le rôle qu’ont joué les cartes chez Csurka ou la télévision au sein de la famille Bódog est investi par le Commandant dans une autre famille, La famille Tot d’István Örkény (1967). Pendant la guerre, dans un village paisible, presque idyllique, ce haut gradé arrive directement de l’enfer du front russe et rendra tout le monde fou. Tot est le chef-pompier du village. Sa femme et sa fille se mettent en quatre pour faire plaisir à cet homme moralement fatigué ; le fils de la famille se bat d’ailleurs toujours au front, théoriquement sous les ordres du Commandant.
Le simulacre d’activité, ici aussi moteur de la pièce, c’est le cartonnage. Le Commandant, nerveusement épuisé, au lieu de se promener dans la forêt, oblige tout le monde à fabriquer jour et nuit des boîtes de carton. C’est comme au front où, quand les soldats n’avaient rien à faire, il leur faisait découdre, puis recoudre tous les boutons de leurs pantalons. Il est infatigable et le travail devient démesuré. Tot tente de se soustraire à la contrainte, il s’endort d’abord, puis s’enfuit de la maison et se réfugie chez le curé, chez le médecin, mais il n’y a pas de répit : le Commandant le suit même aux toilettes pour y boire une bière en sa compagnie.
L’héroïsme grotesque des Tot devient absurde, du moins aux yeux du spectateur, quand celui-ci apprend, par la bouche du facteur un peu farfelu, que le fils Tot est tombé en Russie. Seulement le facteur oublie de transmettre la nouvelle à la famille qui, subjuguée par le Commandant et espérant toujours rendre ainsi meilleure la vie du fils, continue le travail fébrile du cartonnage. Comme dansMario et le magicien de Thomas Mann, cet envoûtement grandit en intensité jusqu’au moment où tout se casse : Mario tire un coup de revolver sur le magicien, Tot coupe « en quatre morceaux identiques » le Commandant. « Il n’était pas coupable ni révolté, explique István Örkény à propos de son personnage en se référant au Sisyphe de Camus, il devait donc rouler son rocher. Et il le roule jusqu’à l’épuisement. Mais vient un moment où il n’en peut plus, se révolte et lâche lui-même le rocher dans la vallée. »
Après la première, on interprétait volontiers cette pièce comme une simple histoire de guerre, une représentation de la nature du fascisme. Mais le mérite d’István Örkény est justement qu’il a su transformer cette expression de la servilité et de la lutte pour la dignité humaine en un cri de désespoir universel. Une centaine de représentations en sont témoins, du Japon aux États-Unis. À Paris, au Théâtre de Montparnasse, Michel Galabru a composé plus de quatre-vingts fois le personnage de ce Commandant, plus grotesque que menaçant. À Bucarest en Roumanie, dans les années 70, on voulait voir dans cette pièce une heureuse manifestation antihongroise ; par contre, à Iasi en mars 1984, les malentendus ne sont plus possibles : le Commandant est un dictateur qui, dans sa folie, s’apprête à exterminer tout un peuple. István Örkény connaissait l’enfer de la guerre et de la déportation aussi bien que celui du régime stalinien de la Hongrie des années 50. Après 1956, il échappe à la prison, mais, réduit au silence, travaille dans une pharmacie. Il sait donc parfaitement que le fascisme n’est pas le propre d’un régime ou d’une idéologie. L’uniforme du Commandant peut très bien changer : la manie du cartonnage reste toujours la même.
Deux Transylvains
La vie et l’œuvre de Géza Páskándi, récemment disparu, exigent également quelques commentaires. Né en Transylvanie, dans la Roumanie royale, Géza Páskándi est devenu citoyen hongrois dans les années 40, à la suite de l’Arbitrage de Vienne (rattachement du nord de la Transylvanie à la Hongrie), puis roumain de nouveau après la guerre. Sa carrière littéraire se heurte à ses débuts à l’écueil de 1956. Les dirigeants nationalo-communistes roumains profitent de l’échec de la Révolution de Budapest pour frapper durement la résistance intellectuelle des Hongrois de Roumanie : des milliers de professeurs, de pasteurs et d’étudiants sont déportés. Géza Páskándi passe six ans en prison et dans les bagnes du delta du Danube pour avoir écrit une poésie contre l’enseignement du russe (notons que, pour cautionner la fidélité roumaine, l’Armée rouge avait quitté ce pays dès 1957, et que l’enseignement du russe n’y était plus obligatoire). Après sa libération, il commence à publier sous pseudonyme, vit dans une atmosphère de suspicion et de dénonciation à Bucarest et à Kolozsvár, décide de s’installer enfin en Hongrie en 1974. Son théâtre et les pièces en un acte des années 60 reflètent bien sa situation précaire, et la menace deviendra une constante dans ses drames par la suite. La réalité environnante crée un monde anti-humain et implacable que Géza Páskándi appelle absurdoïde pour signaler que, par rapport au monde d’un Beckett ou d’un Ionesco, le sien est moins extrême, mais plus redoutable parce que, justement, c’est la réalité même. Lorsque Géza Páskándi nous a quittés en mai 1995, à l’âge de 62 ans, il laissait derrière lui une œuvre importante : 35 volumes parus, des poésies, des romans, des essais, et une cinquantaine de pièces de théâtre.
L’hôte (1970), véritable chef-d’œuvre du théâtre historique hongrois, n’a pas quitté la scène depuis sa création, il a été présenté aussi en Pologne et à Londres. Les personnages et le fond de l’action sont réels : en 1578, Christophe Báthory, prince de Transylvanie, invite l’unitarien d’origine italienne Fausto Socion (Socin) dans la principauté, et l’installe chez l’évêque Ferenc Dávid pour qu’il surveille ce dernier. Géza Páskándi décrit les étapes de cette trahison qui, au début, lorsque Socin n’a pas encore décidé s’il acceptera ou non la mission, n’est pas exempte de considérations morales et théologiques : « Je veux d’abord savoir avec toute certitude si vous, Monsieur l’Évêque, vous êtes digne d’être trahi par moi. Car je ne me vends pas à si bon compte. Je ne veux trahir personne qui soit innocent… » Seulement, et c’est un revirement assez inquiétant de la pièce, l’évêque a intérêt à ce qu’on le dénonce : « Mais il me semble vous avoir entendu dire, voilà quelques instants, que vous vouliez savoir sur moi uniquement la vérité. Or pour connaître la vérité, vous devez commencer par poser des questions. Pour moi, c’est une aubaine car, comprenez-moi bien, il est de mon intérêt que vous sachiez tout sur moi. Il arrive, en effet, que la vérité soit capable de convaincre jusqu’au prince le plus habitué au mensonge. Posez-moi donc vos questions. » Le dénonciateur et le surveillé, le premier fuyant son pays, le second exilé dans sa propre patrie, ont besoin l’un de l’autre. Socin veut servir son nouveau maître, Dávid de son côté veut informer le plus fidèlement possible le Prince de sa religion. Quand Socin fait son premier rapport, Dávid espère encore le gagner à sa cause par sa sincérité. Mais ce n’est qu’un vœu pieux puisque Socin pense tout autrement : « Et en ce moment, je n’ai nul foyer, hormis cette chambre. Or qui n’a ni feu ni bien doit s’attacher à qui l’accueille. L’homme sans patrie, mon cher évêque, n’a pas l’âme libre. Ma liberté se réduit à accomplir ma tâche auprès de toi. Une tâche que j’entends accomplir de telle sorte que ma conscience ne soit salie ni devant moi, ni devant mes maîtres. » Et Socin commence à se leurrer lui-même en croyant qu’avec ses rapports objectifs, il réussira à sauver Dávid. Mais les jeux sont faits : le prince retourne le rapport à Socin pour qu’il le rende plus conforme à ses fins. Géza Páskándi évoque donc l’atmosphère et le mécanisme des procès préfabriqués des pays de l’Est avant de donner une leçon morale dans la dernière étape de la trahison de Socin : « – Dávid : Si je me trouvais dans ton pays et si ton prince me demandait ce que le mien t’a demandé… (il s’interrompt brusquement). – Socin : Tu le ferais ? (silence). – Dávid : Non. »
Diane et le renard, qu’il a pratiquement terminée sur son lit de mort, ramène l’action à l’époque qui suit la Révolution française pour étudier, une fois de plus, les modes de survivance, dans les dernières années de sa vie, de l’ancien ministre de la police, Joseph Fouché, c’est-à-dire de 1815 jusqu’à son exil à Trieste. L’adversaire du bourreau de Lyon, de ce grand survivant, est une femme, Charlotte, dont le père a été condamné à mort, notamment par le témoignage de Fouché. Elle ne veut pas la vie du policier, elle veut ses confessions. Mais lorsque Fouché meurt, on ne trouve aucune trace de ces confessions. Quelqu’un demande alors à Charlotte : « Pourquoi avez-vous accordé un sursis à ce bourreau ? » Sa réponse de chrétienne pourrait être interprétée comme le testament, le message d’outre-tombe de Géza Páskándi, destiné à notre vie publique actuelle remplie de haine et de volonté de vengeance. « Ceux qui ne croient pas à la résurrection et à la vie éternelle paient chaque fois très cher leurs agitations… Car le Seigneur a impliqué un seuil de tolérance aussi dans les choses. Notre tolérance est finie, celle de Dieu est infinie. Tout agissement est superflu. Non, on ne peut pas presser Dieu sans en être puni. La vérité est impliquée dans la création. Création et vérité ne sont pas deux choses, mais une. Acceptons donc la patience du créateur telle qu’elle nous est révélée en ce grand moment… »
Parmi les auteurs dramatiques hongrois contemporains, à côté d’István Örkény et de Géza Páskándi, L’encyclopédie du théâtre du monde de Cambridge retient encore le nom d’András Sütõ (1927). Venu au théâtre lui aussi à partir des années 70, avec des pièces d’une envolée lyrique remarquable, il se consacre entièrement à la représentation de la vie communautaire déchirée et déchirante dans laquelle l’individu se bat pour sa survie physique et morale. Le Dimanche des Rameaux d’un maquignon (1974) est une adaptation d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, « Michel Kolhaas », qui se joue au temps de la révolte des paysans néerlandais conduite par Thomas Munzer. Le destin de ce Kolhaas ressemble un peu à celui du Maxime du Favori, dans la mesure où András Sütõ, comme Gyula Illyés avant lui, s’intéresse avant tout aux limites de la loyauté envers le pouvoir. L’intrusion du monde extérieur dans la vie privée (le châtelain confisque les chevaux de Kolhaas) ne suffit pas pour que ce dernier se révolte. Il faut que sa femme soit tuée pour qu’il se décide à rassembler des hommes et à marcher contre le château. Mais Luther – et c’est un moment très fort dans la pièce – fait déposer les armes aux révoltés, en disant : « La réforme est notre cause commune, et Rome notre ennemi commun. On ne peut pas se permettre d’inonder de larmes cette cause à laquelle nous consacrons toute notre vie et dont dépend notre salut. » Kolhaas obéit, ses compagnons l’accusent de trahison, et l’empereur le condamne à mort. Leurré, il comprend sous la potence que la seule voie qui mène quelque part est celle qui exclut tout compromis.
Le problème et le débat sont repris dans l’Étoile au bûcher (1975), par les deux frères ennemis : Jean Calvin et Michel Servet. À Paris, l’étudiant Servet a beau prendre sur lui les idées de Calvin devant l’Inquisiteur, cela n’empêchera pas plus tard le maître de Genève de l’écarter, quand Servet s’en prendra à l’ordre impitoyable de sa république, à son principe même déclarant qu’ « au milieu de doutes et de pensées débauchées, il n’est plus possible non seulement de prier, mais de travailler ». Mais le public se sentait surtout touché par cette question de Servet : « Est-il possible que l’on arrête quelqu’un pour ses idées ? », et c’était déjà bien cette évocation de la liberté de pensée qui avait fait interrompre la première de Kolozsvár (Cluj en Roumanie) par un tonnerre d’applaudissements et par des cris de Tolérance ! Tolérance ! malgré la présence dans la salle d’un grand nombre d’agents de la sécurité.
Devant le durcissement de la dictature du régime de Ceausescu, témoin notamment du projet de destruction des villages transylvains, András Sütõ prête de plus en plus d’attention à cette menace qui pèse sur toute la communauté. Le Noël en Transylvanie (L’Avent au Mont Hargita, selon son titre original), pièce charnière de cette époque, s’insère dans la lignée qu’illustrait par exemple Les Cathares de Gyula Illyés : une vision apocalyptique du destin de tout un peuple, même si, en apparence, on assiste à une histoire d’amour de montagnards hongrois dans un monde presque féérique. Seulement, ces hommes vivent au pied d’immenses rochers couverts de neige où le moindre cri est susceptible de déclencher des avalanches à tout moment. D’où ces plaintes que le vieux héros adresse au Ciel : « Tu les emportes… les vivants… mon Dieu, un par un… tu les emportes, et de ta colère tu nous punis. Nous ne pouvons pas être avec nos morts non plus. Rends-nous nos morts, nous les ressusciterons par notre amour. Tu emportes les vivants très loin, et tu gardes les morts dans l’inconnu pour que grandisse notre solitude. Pourtant, tu laisses les arbres côte à côte dans tes forêts, et tu ne disperses pas les étoiles afin qu’ils puissent se voir. Pourquoi abandonnes-tu nos enfants au sort des chardons emportés par le vent ? Et si tu nous as conduits ainsi, pourquoi nous avoir enlevé le droit de crier ? Il faudrait rappeler nos disparus en hurlant, et toi, tu nous accables avec ton ordre de silence absolu. Tu as érigé ces rochers de la Grande Désolation, tu les as déposés sur nous pour que nos murmures nous torturent le cœur en-dessous. Tu dis : Voilà, moi aussi je suis seul et je me tais quand même. Seulement le silence, c’est ta force. Pourquoi confonds-tu cela avec nos obligations ? Apprivoise, Seigneur, tes tours de glace ! Rends-nous le droit de crier ! Ôte-nous le silence imposé ! Parce que même la mutité est plus bruyante et plus gaie que nous parmi nos montagnes. »
La création de la pièce fut un événement historique. En décembre 1985, le gouvernement hongrois, cherchant à ménager le dictateur roumain, fit interrompre les répétitions au Théâtre national de Budapest. Les comédiens et les jeunes opposants à l’intérieur du parti communiste obtinrent finalement la levée de cette interdiction. La première eut lieu le 2 janvier 1986, suivie jusqu’à maintenant de presque 300 représentations, mais l’auteur dut attendre deux ans avant de pouvoir assister à l’un de ces spectacles : il vivait comme assigné à résidence à Marosvásárhely (Tîrgu Mures en Roumanie). Le régime changea entre temps, le dictateur fut mis à mort à la fin de l’année 1989, mais András Sütõ resta dans le collimateur du pouvoir. En mars 1990, lors des émeutes nationalistes de sa ville, dont l’objectif était d’intimider la population hongroise et de liquider, entre autres, András Sütõ, il fut attaqué en pleine rue et lynché par une foule assistée par la police. Hospitalisé avec de nombreuses blessures et plusieurs os cassés, il perdit son œil gauche. Un à un, ses enfants, ses petits-enfants ont quitté la terre natale ; lui, n’a pas l’intention de partir.
1. L’unique anthologie du théâtre hongrois en français, le Théâtre hongrois d’aujourd’hui (Publications Orientalistes de France, Corvina, Paris-Budapest, 1979, deux volumes) contient, entre autres, Le favori de Gyula Illyés, Galilée de László Németh, Le carnaval romain de Miklós Hubay, La famille Tot d’István Örkény, L’hôte de Géza Páskándi, Siméon Stylite d’Imre Sarkadi et Incident technique de Károly Szakonyi.