« Le bonheur de l’individu hongrois est étroitement dépendant de celui de ses pairs. Le Français peut être heureux même quand l’adversité frappe la classe sociale à laquelle il appartient. La personnalité hongroise est comparable à la molécule qui reçoit toutes les vibrations qui parcourent la masse où elle est noyée ; la personnalité française est un atome qui forme comme un petit monde à soi, sur lequel les événements du reste de l’univers ne retentissent pas aussi directement. »
Aurélien Sauvageot, Découverte de la Hongrie (1937)
La forte présence de l’Histoire dans la littérature hongroise d’après 1945 ne doit pas étonner : elle s’explique aussi bien par les examens de conscience collectifs auxquels, après les cataclysmes nationaux, les écrivains de ce pays se livrent traditionnellement (et quelquefois avec une délectation morose) que par les impératifs du régime communiste qui imposa durant quarante ans la doctrine de la « littérature engagée ».
Aussi, la plupart des œuvres hongroises traduites en français sont-elles marquées par des préoccupations politiques. Il faut dire que, pour satisfaire la curiosité de leur public, le choix des éditeurs français s’est porté de préférence sur des ouvrages à contenu politique. Pour être tout à fait clair, disons que, pendant quarante ans, les écrivains hongrois (aussi bien polonais que tchèques, albanais, etc.) n’ont pu compter sur l’audience occidentale que dans la mesure où ils traitaient d’événements affectant la politique de leur pays, et, de préférence, d’événements auxquels ils prenaient eux-mêmes part. La notoriété d’un Kundera, d’un Kadaré, et même d’un Soljénitsyne est due en grande partie à la satisfaction de cette attente.
Tibor Déry
La fortune (l’infortune ?), en France, d’un écrivain hongrois comme Tibor Déry (1894-1977) est à cet égard exemplaire : sa notoriété est essentiellement due à sa participation à la révolution hongroise d’octobre 1956. Tour à tour chef de file des littéraires engagés et leader de l’opposition des écrivains au régime stalinien en place, Tibor Déry a publié en 1956 un petit roman, Niki, qui, à travers la vie et la mort d’un chien, évoque l’injustice dont avaient été victimes les principaux accusés du procès préfabriqué intenté à l’ancien ministre communiste László Rajk. Brillamment traduit en français, et publié en 1957 par les éditions du Seuil, ce livre obtint un certain succès de librairie. C’est que Tibor Déry, emprisonné au cours de la même année pour sa participation à la Révolution de Budapest de 1956, était alors l’objet d’une vaste campagne internationale de libération, campagne à laquelle prenaient part des personnalités aussi illustres que le Prix Nobel Albert Camus. Il a fallu attendre sa libération et l’autorisation des autorités hongroises pour entreprendre l’édition en français de ses autres romans, notamment M.G.A. à X (Seuil, 1965), écrit en prison, qui se passe dans un pays imaginaire où règnent des valeurs diamétralement opposées à celles de notre civilisation ; La phrase inachevée (Albin Michel, 1966), vaste fresque de la société hongroise des années 30, glorification quasi mythique du prolétariat, et expression de la nostalgie que pouvait éprouver un jeune bourgeois épris de justice sociale à l’égard des vainqueurs de demain ; l’Excommunicateur (Albin Michel, 1967), l’histoire, racontée sur le mode ironique, de saint Ambroise, évêque de Milan, avec des allusions transparentes au procès Rajk ; Cher beau père (Albin Michel, 1975), récit tragi-comique du dernier amour d’un vieil écrivain. En outre, trois recueils : Drôle d’enterrement (Seuil, 1958), Jeu de bascule (Seuil, 1969) et La princesse du Portugal (Albin Michel, 1969) contiennent les meilleures nouvelles de cet écrivain dont, par ailleurs, la carrière littéraire n’est pas exempte de contradictions. D’abord auteur d’avant-garde (et, notamment, d’une pièce de théâtre : Le bébé géant publiée en français en 1983 aux Éditions de l’Université de Lyon II), il s’est converti au réalisme dans les années 30, a pratiqué, dans les années 50, la littérature engagée, pour publier, vers la fin de sa vie, des écrits marqués par le scepticisme, l’ironie, le doute universel et le sentiment de l’absurde, souvent proche de celui d’un Kafka.
Miklós Mészöly
Bien que peu marquées par des préoccupations politiques ouvertement exprimées, les œuvres de fiction de Miklós Mészöly (né en 1921) ont attiré l’attention de l’édition française en raison des prises de position courageuses de leur auteur. C’est ainsi que son roman intitulé Mort d’un athlète est paru en 1965, au Seuil, avant même d’être publié en Hongrie. Le roman relate l’histoire d’un coureur de fond de haut niveau, véritable obsédé de l’exploit sportif, dont la vie, entièrement remplie par les courses et les entraînements, connaît une fin tragique. La principale qualité du roman réside dans l’ambiance angoissante que l’auteur réussit à créer en recourant entre autres à des symboles de mauvais présage.
Son roman suivant, Saül ou la porte des brebis, publié également au Seuil, en 1971, peut paraître apolitique aux yeux d’un lecteur non prévenu. Certes, il s’agit de la conversion de Saül, mais non sur le chemin de Damas : le roman évoque ce qui a précédé le tournant, c’est-à-dire les doutes, les entretiens, les remises en questions du héros. C’est un roman tout en nuances où la tonalité affective, l’ambiance comptent bien plus que l’intrigue, qui suggère donc plus qu’il ne dit. Or, la critique française ne percevait pas l’écho qu’un tel ouvrage pouvait susciter dans l’esprit des lecteurs soumis à la pression totalitaire. Mais par la suite, pendant plus d’un quart de siècle, et malgré leurs qualités indéniables et leur hardiesse technique, aucun autre livre de Miklós Mészöly n’a été publié en France. Il a fallu attendre 1994 pour que Phébus accepte de publier un volume de nouvelles dont le titre hongrois se traduit par « Il était une fois une Europe centrale », recueil marqué par le destin tragique des peuples de cette région. Parue sous le titre de Variations désenchantées, la version française est précédée d’une préface dont le passage suivant décrit avec justesse l’art et l’attitude de Miklós Mészöly : « Un Camus dont se seraient encore effondrées les quelques certitudes, le soleil Minotaure, l’absurde et le royaume fermé où Sisyphe, plein d’illusions, se fraie une montée ; un Camus revisité par tous les grands fantasmes de l’Est, où la mer ne joue pas ce rôle de capiton ; un témoin de flux géographique. Rien chez Miklós Mészöly ne trouve à se fixer, ni la perception ni le jugement de valeur. Ni peut-être cette solidarité idéale que les embarqués de la galère désespérance voudraient accrocher à une réalité chancelante, ni patrie ni nation, mais séjour » (Robert Strick).
Miklós Szentkuthy
Avec, désormais, six volumes traduits en français (En marge de Casanova, Renaissance noire et Escorial chez Phébus ; Vers l’unique métaphore et En lisant saint Augustin chez José Corti et Chronique burgonde au Seuil), Miklós Szentkuthy (1908-1988) est l’un des écrivains hongrois les mieux représentés en France. Mais son œuvre immense comporte aussi un grand récit moderne : Prae, les neuf volumes du Bréviaire de saint Orphée, des biographies de Mozart, de Haydn, de Goethe, de Dürer et de Haendel, autant de « masques » – selon l’expression même de l’auteur – de ce Protée hongrois, sans parler de ses nombreux essais et récits – dont certains sont encore inédits ou ont été publiés à titre posthume –, de son journal intime de plusieurs dizaines de milliers de pages, enfin de son autobiographie éditée en 1988, l’année de sa mort. « Sa méthode, écrit le poète André Velter qui l’a découvert pour le public francophone, mêle l’essai à l’autobiographie, l’érudition la plus vertigineuse à la futilité de l’air du temps, la théologie à la mode féminine, le calembour à la métaphysique. Avec la désinvolture tragique qui n’appartient qu’à lui, Miklós Szentkuthy investit d’innombrables masques, mène le bal des destinées, affole les repères. Il érige le chaos en système, faisant du cours des choses et du train du monde d’infinis divertissements, d’inépuisables mascarades, conjuguant les contraires pour une jubilation plus haute, comme si la Création était l’œuvre d’un accident sublime et bouffon, démoniaque et divin. »
Victor Határ
Né en 1914 en Hongrie, établi dès 1957 à Londres, Victor Határ a été découvert pour la France par Maurice Nadeau, qui publia chez Denoël deux de ses romans, Pépito et Pépita (1963), ouvrage plein de charme où l’humour, la cocasserie et le pittoresque font bon ménage avec une philosophie désabusée, Anibel (1969), vaste trilogie, dont seul le premier volume a été traduit en français. C’est l’histoire d’une éducation sentimentale (celle du narrateur) et d’une gestation politique (celle du régime communiste). Rentré de captivité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le narrateur erre tristement dans une ville mal relevée de ses ruines, mais déjà en proie à une effervescence plutôt suspecte. Véritable somnambule, il part à la recherche de la jeune fille de ses rêves qu’il ne tarde pas à découvrir. Inaccessible dans le passé, elle lui paraît presque trop facile dans sa déchéance présente, tandis que la mère de celle-ci, débordante et protectrice, hante déjà son imagination. Plantureuse Cybèle, elle s’élèvera à des hauteurs mythologiques dans les deux volumes suivants. Un théâtre accueille le héros, des personnages truculents le prennent en amitié et les décors en carton-pâte qu’ils confectionnent ensemble semblent traduire tout ce que l’exaltation ambiante, artificiellement entretenue par le nouveau régime, a de factice et de burlesque. Volontairement décousu, ce récit est entrecoupé de délicieux poèmes en prose, méditations lyriques sur la condition humaine, la fidélité féminine ou la « bêtise au front de bovidé » (l’expression est d’Armand Robin) du stalinisme. Denoël a publié également un troisième roman de Victor Határ, Archie Dumbarton (1977), un récit fantastique, dont le héros, un bricoleur de génie, seul survivant d’un cataclysme mondial, parvient à ressusciter les morts en se crucifiant lui-même.
Sándor Márai
Comme Victor Határ, Sándor Márai (1900-1989) a passé la plus grande partie de sa vie hors des frontières de son pays : en Allemagne et en France dans les années 20, puis, après 1948, en Italie et aux États-Unis où, désespéré, il mit fin à ses jours. Trois de ses livres ont paru chez Albin Michel en 1992 et 1993 : La conversation de Bolzano, consacré à un épisode imaginaire de la vie de Casanova, Les révoltés, une histoire d’enfants terribles au lendemain de la Première Guerre mondiale et Les confessions d’un bourgeois. Ce dernier livre est à la fois itinéraire personnel et description subtile de la bourgeoisie hongroise au début du XXe siècle. Intellectuel, voyageur, journaliste à la Frankfurter Zeitung, fréquentant à son heure les cercles de Montparnasse, Sándor Márai se souvient de ses ancêtres, des traditions et des idéaux qui ont peu à peu pétri un milieu épris de démocratie et de modernité avant que, à l’image des Buddenbrook de Thomas Mann, son accession au pouvoir et l’oubli de ses devoirs ne le condamnent au déclin. Déclin dont l’image devait hanter Sándor Márai toute sa vie et imprégner toute son œuvre, notamment son volumineux Journal intime, encore inédit en français. Cependant, Paix à Ithaque, dont la traduction française a été publiée en 1995 aux éditions In Fine, apprend aux lecteurs qu’Ulysse « refusa d’accéder à l’immortalité, car il préférait rester homme ».
László Németh
Figure éminente de la littérature hongroise du XXe siècle, László Németh (1901-1975) est présent sur le « marché » francophone avec deux de ses romans : Une possédée (Gallimard, 1964) et Le destin de Sophie Kurátor (In Fine, 1993). Tous deux évoquent le drame de femmes de la campagne, âmes d’élite incapables de s’adapter à leur milieu étriqué : l’héroïne d’Une possédée finit par tuer son rustaud de mari, Sophie Kurátor, atteinte d’une fierté maladive, refuse tous les codes de la société villageoise, où la morale se confond avec le plaisir de faire honte aux autres. Mais la plus grande partie de l’œuvre de László Németh – dont les idées jouent encore un grand rôle dans les débats qui agitent la vie politique et intellectuelle hongroise – reste encore inédite en français. Le public francophone ignore notamment le théâtre et les essais de cet écrivain, qui a gardé de ses études de médecine le goût du raisonnement et de la rigueur scientifiques.
Et quelques autres
L’Histoire a directement inspiré les Jours glacés de Tibor Cseres (1915-1993), dont la traduction française a été publiée en 1971 chez Gallimard. Mosaïque de souvenirs qui présentent des interprétations différentes des événements, alternant monologues réels et monologues intérieurs, le livre évoque les sanglantes représailles dont l’armée hongroise s’est rendue coupable pendant l’hiver 1941-1942 en Yougoslavie. La même technique romanesque caratérise le chef-d’œuvre de Ferenc Sánta (né en 1927), intitulé Vingt heures, qui cherche les raisons de la mort d’un paysan, tué d’un coup de fusil pendant la Révolution de 1956, et qui se demande « s’il est fatal que le pauvre détruise le pauvre et que l’homme anéantisse l’homme ». Il n’a pas encore été traduit en français. Un autre roman de Ferenc Sánta, Le septième sceau, qui se passe en Hongrie pendant la terreur nazie de 1944, a eu plus de chance : il a été publié chez Gallimard en 1971. Enfin Une école à la frontière de Géza Ottlik (1912-1990), paru au Seuil en 1964, a pour théâtre une école militaire non loin de la frontière. Proche de Robert Musil, l’auteur y retrace l’évolution de quelques adolescents soumis à l’impitoyable discipline militaire qui lamine les caractères. Le principal intérêt du livre vient ici aussi de la technique utilisée (fragments du journal d’un des protagonistes, et souvenirs d’un autre), mais également de l’étude du processus psychologique de formation d’un type d’homme bien connu des années 30, de l’évocation d’attitudes qui rappellent les illusions et les préjugés de la classe moyenne hongroise d’avant la Seconde Guerre mondiale.
Précisons, pour terminer, que l’édition de la littérature hongroise en France bénéficie souvent d’importantes subventions – publiques et privées – accordées aux éditeurs et aux traducteurs, et que l’activité de ces derniers donne lieu à une foisonnante réflexion théorique qui intéresse à la fois la linguistique, l’histoire de la littérature et l’esthétique.
Georges Kassai est traducteur et chargé de cours de linguistique générale aux Universités de Paris III et VII.