« La mémoire du grand fleuve noir que l’on a fait couler des Afriques aux Amériques »
René Depestre, Ainsi parle le fleuve noir, Paroles d’Aube.
La parenté entre littérature de la Caraïbe et celle des métropoles fut manifeste jusqu’au XXe siècle. La notion de « West Indian literature » apparaît après la Seconde guerre mondiale dans les îles anciennement britanniques et c’est seulement dans les années 1960 que naît dans les îles autrefois espagnoles et françaises un ton nouveau et que commence réellement l’exploration d’une spécificité caribéenne, avec notamment le retour aux sources de la négritude B notion qui retourne en positif ce que le terme « nègre » a de péjoratif, et qui est due à Léopold Sedar Senghor et au poète guadeloupéen Aimé Césaire B avec l’utilisation de plus en plus répandue de la langue créole. Il serait plus juste de parler des langues créoles, tant sont nombreux les dialectes nés du contact des populations d’origine européenne et d’origine africaine, qui véhiculent un riche folklore oral. Les traditions populaires (vaudou par exemple) sont réhabilitées, d’abord par l’ethnologue Jean Price-Mars, auteur en 1928 de Ainsi parla l’oncle, dont l’école indigéniste adopte la formule, « être soi-même, le plus possible » ; il est bientôt suivi par de nouveaux romanciers qui choisissent de célébrer leur pays, leurs coutumes, ou de condamner la misère généralisée.
La problématique de l’insularité, apparemment incompatible avec la quête d’universalité, parcourt communément romans et poèmes. Le thème de l’expatriation dans les métropoles est courant ; le poète ou le romancier, s’il exalte la splendeur du cadre naturel, confère ainsi à son œuvre une empreinte autobiographique, où la quête incessante d’une identité culturelle, la revendication idéologique – d’un héritage africain notamment – prédominent.
Les influences de plusieurs langues et de plusieurs origines ont ainsi marqué la culture caribéenne ; une multitude d’influences qui ont fait de cette région un espace cosmopolite et exubérant. « Rendons d’abord à l’histoire des Indes occidentales (avec ses mythes et ses réalités sui generis, écrit René Depestre, ce qui lui appartient en propre : un écosystème de civilisation et de culture où, depuis 1492 B sur le plan social, religieux, musical, plastique, littéraire B le baroque, le picaresque, l’épique, l’onirique, le magique, l’érotique, le carnavalesque, profusément conditionnés par une dynamique de créolisation, n’ont pas arrêté de s’interpénétrer, se recouper vivacement entre eux, se contrarier ou s’interféconder avec une folle exubérance. » (Magazine littéraire, octobre 1998, numéro 369, p. 109).
La Caraïbe a enfanté des auteurs majeurs, au premier rang desquels se trouvent ceux qui ont acquis une réputation internationale, comme le Prix Nobel de littérature Derek Walcott (Sainte-Lucie). On pourrait lui associer Alexis Léger, dit Saint-John Perse (Français né à Pointe-à-Pitre) et García Marquez (Colombien), né sur la côte colombienne et qui est donc Caribéen si l’on considère que la Caraïbe comprend l’ensemble des Antilles et une partie des terres bordant la mer des Antilles. Un palmarès exceptionnel compte tenu de l’exiguïté des territoires qui composent la Caraïbe et le nombre d’habitants qui y vivent.
ANTIGUA-ET-BARBUDA
État des Antilles
442 km2
85 000 habitants : Antiguais et Barbudiens
Capitale : Saint John’s
Langue : anglais
Jamaïca Kincaid (1949 – )
De son vrai nom Elaine Potter Richardson ; le choix d’un pseudonyme est symptomatique de sa quête d’identité. Son statut d’exilée motive son œuvre, largement autobiographique. Dans Mon frère, Prix Femina étranger en 2000, elle relate l’histoire de son frère Devon, mort du sida, occasion pour elle de revenir sur sa relation avec une mère tyrannique dont la « manière de nous aimer pouvait ne pas être la meilleure chose pour nous ». Vivant aux États-Unis, elle pose un regard critique sur son île natale et sa petitesse étouffante qu’elle oppose à l’opulence insouciante de l’Amérique du Nord.
Mon frère, trad. par J.P. Carasso et J. Huet, éd. de l’Olivier, Paris.
BAHAMAS
(anciennement Lucayes)
État des Antilles
13 900 km2
280 000 habitants : Bahamiens
Capitale : Nassau
Langue : anglais
Robert Antoni (1958 – )
Né aux États-Unis mais arrivé aux Bahamas à l’âge d’un an, Antoni est influencé par la culture étasunienne et par le postmodernisme.
BARBADE
État des petites Antilles
431 km2
263 000 habitants : Barbadiens
Capitale : Bridgetown
Langue : anglais
Edward « Kamau » Brathwaite (1930 – )
Précurseur de la créolité, sa poésie, qui s’inspire de la tradition orale, évoque la culture caribéenne et les racines africaines. Il a publié de nombreux enregistrements de lectures de ses œuvres. Il aime employer la métaphore des vents qui ont traversé les déserts d’Afrique, transportant avec eux des particules d’humanité.
George Lamming (1927 – )
Il est l’un des chantres de la renaissance caribéenne parmi les exilés en Angleterre, notamment avec V.S. Naipaul. Son œuvre embrasse plusieurs genres : fiction, poésie, critique… Il évoque en particulier la quête d’identité, qui se caractérise par de nombreux détails autobiographiques pour remonter aux racines de l’âme caribéenne.
Les îles fortunées, trad. par Audry et Etienne, Julliard, 1954 ; Age et innocence, trad. par C.L. Charbonnier, éd. caribéennes, 1986.
DOMINIQUE
État des petites Antilles
751 km2
71 000 habitants : Dominiquais
Capitale : Roseau
Langue : anglais
GRENADE
État des petites Antilles
344 km2
92 000 habitants : Grenadiens
Capitale : Saint George’s
Langue : anglais
HAÏTI
État des Antilles
27 750 km2
7,3 millions d’habitants : Haïtiens
Capitale : Port-au-Prince
Langue : créole et français
Jacques Stephen Alexis (1922 – 1961)
Né aux Gonaïves, ville du Nord d’Haïti où l’indépendance fut proclamée en 1804, Alexis est marqué par le contexte politique de son pays (avec l’occupation étasunienne de 1915 à 1934), et par l’influence intellectuelle de Jacques Roumain. Il est l’auteur de Compère Général Soleil, où il fait sur un mode lyrique une plaidoierie engagée de la réalité sociale terrassante de son pays dont le héros, comme Alexis lui-même par le régime de Duvallier, est assassiné.
Louis-Philippe Dalembert (Port-au-Prince, 1962 – )
Poète et romancier, grand voyageur, Dalembert fut le pensionnaire de la prestigieuse Villa Médicis. Son roman Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme (Stock, 1996) est une remontée dans le temps pour retrouver, après un quart de siècle, l’enfance perdue. L’autre face de la mer (Stock), dialogue entre une grand-mère et son petit-fils, se situe également en Haïti.
René Depestre (Jacmel, 1926 – )
Contestataire, communiste engagé et anticolonialiste, il s’exile d’abord à Cuba puis en France pour fuir le régime de Lescot. Son roman Mât de cocagne, à la prose élégante, dresse un portrait allégorique d’une dictature, où l’on reconnaît la réalité haïtienne. Il se détache néanmoins de l’inspiration idéologique pour donner une dimension universelle à ses poèmes. Poète, essayiste, et romancier, il reçoit le Prix Renaudot en 1988 pour son apologie de la sensualité, Hadriana dans tous mes rêves (Gallimard), et le Prix Apollinaire en 1993 pour son Anthologie personnelle (Actes Sud).
Frankétienne (1936- )
Enseignant, peintre, comédien, poète et dramaturge, il est l’un des fondateurs du mouvement dit spiraliste avec René Philoctète notamment. Écrivain inclassable qui cultive un univers fantasmagorique, il a écrit en créole et en français, et a été publié dans son pays natal et au Québec. Dans L’oiseau schizophone (éd. Jean-Michel Place, 1998), un certain Philémond Théophile, dit Prédilhomme, est kidnappé par des agents secrets du régime zozobiste : son châtiment consistera à avaler toutes les pages de son livre.
Jean Price-Mars (1876-1969)
Ethnologue, il écrit un essai fondateur : « Nous n’aurons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral », écrit Price-Mars dans sa « Glorification des ancêtres » (Ainsi parla l’oncle, Leméac, Montréal, 1972).
Anthony Phelps (1928 – )
Poète et romancier exilé au Canada, comme de nombreux compatriotes, il a fondé dans les années 1960, avant son expatriation, le groupe Haïti littéraire et la revue Semences, avec notamment les poètes Davertige, Legagneur, Morisseau, Thénor et Philoctète. Phelps fut deux fois lauréat du Prix Casa de las Americas.
Orchidée nègre, (poésie), Triptyque, 1987 ; Haïti ! Haïti !, (roman), Libre expression, 1985.
Jacques Roumain (Port-au-Prince, 1907 – Mexico, 1944)
Il est l’auteur d’un roman social qui récuse tout pittoresque, Gouverneurs de la rosée (Éditeurs français réunis, 1944), sorte de défense et illustration du marxisme et apologie de la négritude, qui mélange créole et français.
JAMAÏQUE
État des Antilles
11 425 km2
2,5 millions d’habitants : Jamaïquains
Capitale : Kingston
Langue : anglais
Erna Brodber (1940 – )
L’œuvre d’Edna Brodber se caractérise par un fort engagement dans la collectivité et par des préoccupations d’ordre social. Elle s’efforce, comme tous les protagonistes féminins de ses romans, de comprendre le passé et le legs de la tradition orale des aînés. Sensible à la cause féministe, elle tente de transmettre l’acceptation de la diversité et de lier entre eux des groupes apparemment opposés.
Claude McKay (1889 – 1948)
Claude Mac Kay est né dans une famille de cultivateurs infortunés, dont il est le onzième et dernier enfant. Profondément marqué par l’esclavagisme et la pauvreté, il écrit une oeuvre à thématique sociale qui exalte également la nature de son pays. « Les peuples primitifs peuvent être frustres et rudes, ils ne sont jamais grossiers ; la grossièreté n’est qu’une plaie coûteuse de la civilisation » écrit-il dans Banjo (trad. par Treat et Vaillant-Couturier, Rieder, 1931).
RÉPUBLIQUE DOMINICAINE
État des Antilles
48 400 km2
8 millions d’habitants : Dominicains
Capitale : Saint-Domingue
Langue : espagnol
Manuel del Cabral (Santiago de los Caballeros, 1907 – 1999)
Del Cabral se refuse à admettre l’existence d’une poésie indigène mais publie des recueils poétiques tels que Doce poemas negros et Compadre Mon : « Il est des morts qui montent de leur tombe lorsque le cercueil y descend ». Son œuvre d’inspiration métaphysique ou antillaise, comporte des romans (Antología tierra, Pedrada planetaria), des poèmes en prose (30 parábolas) et des nouvelles (El presidente negro).
Saveur d’ombre, trad. par F. Verhesen, Le Cornier (Bruxelles), 1978.
SAINT-KITTS-ET-NEVIS
État fédéral des petites Antilles
269 km2
50 000 habitants : Kittitiens et Néviciens
Capitale : Basseterre
Langue : anglais
Caryl Phillips (1958 – )
Sa vie et ses travaux, de son propre aveu, ont d’une certaine manière été définis par l’océan qui sépare l’Angleterre des Caraïbes et l’Amérique du Nord de l’Afrique. Pour aborder la question des dualités inhérentes à sa vie et à sa culture, il compare la situation des Caraïbes à celle de toutes sortes de démunis et de groupes marginaux tels que les Juifs pendant l’Holocauste ou les femmes à l’ère victorienne : il atteint ainsi à l’universalité. Dans La nature humaine (Mercure de France), s’imbriquent les histoires de juifs condamnés à connaître l’enfer, les premiers brûlés vifs sur la place Saint-Marc, en 1480, la seconde, Eva, dont les parents meurent dans les fours crématoires allemands, ou encore celle d’une jeune juive éthiopienne victime de discriminations sur la terre promise d’Israël, sa nouvelle patrie.
SAINT-VINCENT-ET-LES-GRENADINES
État des petites Antilles
388 km2
120 000 habitants : Saint-Vincentais-et-Grenadins
Capitale : Kingstown
Langue : anglais
SAINTE-LUCIE
État des petites Antilles
616 km2
150 000 habitants : Saint-Luciens
Capitale : Castries
Langue : anglais
Derek Walcott (Castries, 1930 – ) PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1992
Orphelin de père, il est élevé avec son jumeau Roderick par sa mère, proviseure du lycée méthodiste de Castries. « Comment choisir / entre cette Afrique et cette langue anglaise que j’aime ? / Trahir l’une et l’autre, ou rendre ce qu’elles m’ont donné ? « , s’interroge Walcott, poète et dramaturge influencé par les avant-gardes avant de se tourner vers les traditions orales antillaises. Son œuvre amalgame des caractéristiques à la fois classiques et de la tradition caribéenne. C’est sans doute le poète que le Nobel a célébré, qui a renouvelé l’usage de la métaphore, maritime surtout, et imposé une dynamique voyageuse. Certaines dualités sont omniprésentes dans son œuvre où s’opposent le blanc et le noir, le colonisateur et le colonisé, l’identité britannique et la caribéenne. Mais plutôt que de se soumettre avec fatalisme au pouvoir de ces forces duales, Walcott s’est efforcé de réaliser une synthèse créative des contraires. Son écriture, comme les thématiques qu’il adopte, sont aussi métissées que ses origines et même si le style est poétique, il peut se nuancer s’il le faut de quelques gloses triviales. Il est parfois associé à la « World fiction », qui rassemble des auteurs comme Carlos Fuentes, Salman Rushdie ou Patrick Chamoiseau. Joseph Brodsky, lui-même Prix Nobel de littérature (1987), ami et admirateur de Walcott, lui a consacré un essai : Le bruit de la marée. L’auteur saint-lucien évoque d’ailleurs leur amitié dans un de ses poèmes, Forêt d’Europe.
Éditions Circé/France : poésie – Le royaume du fruit-étoile, trad. par Claire Marcoux ; Heureux le voyageur, trad. par Claire Marcoux ; Arkansas Testament ; – théâtre : Ti-Jean et ses frères, trad. par Paol Keinag ; Raisins de mer, Demoures.
Anobli par la reine Elisabeth II pour services rendus aux lettres anglaises, Naipaul qui manie avec talent ironie et dérision est l’un des plus grands écrivains contemporains de langue anglaise. L’œuvre de ce Caribéen (issu de la communauté indienne dont les aïeux ont quitté l’Inde pour remplacer les esclaves noirs, émancipés en 1834, dans les plantations) est marquée par la quête des origines, dont il a su d’emblée qu’elle était vouée à l’échec. Son père, Seepersad, journaliste à Port of Spain, fut nouvelliste. Son premier roman, Le Masseur mystique (10/18), met en scène un instituteur imposteur qui, en se faisant passer pour guérisseur, parviendra à s’imposer en politique, dans le Trinidad dysfonctionnel d’après-guerre. Observateur attentif, il montre dans Une maison pour M. Biswas (Gallimard, 1985) combien il est difficile d’atteindre à l’indépendance et à la liberté, la maison délabrée du héros tragi-comique de ce roman symbolisant la vaine quête d’un rempart, l’espoir stérile d’une reconstruction. Les thèmes récurrents de son œuvre sont ceux de l’intégration improbable et de la dégradation post-coloniale. Provocateur, au point de se voir parfois « accusé » d’être réactionnaire, il renvoie une image pas toujours flatteuse des pays qu’il croque… Pourfendeur féroce, il pose ainsi un regard lucide et peu amène sur ce qu’il discerne : sur l’Inde, par exemple, où il a un temps envisagé de s’installer, dans L’illustration des ténèbres (10/18). En recherche permanente d’un sens à donner aux choses, Naipaul passe quelquefois pour un historien essayiste, mais ses analyses sur les désordres nés de la décolonisation révèlent surtout l’introspection d’un auteur qui sonde son passé et sa patrie. Un écrivain qu’il ne faut pas manquer !
Bibliographie : Littératures caribéennes comparées, sous la dir. de Colette Maximin, Khartala, 1996 ; Rayonnants écrivains de la Caraïbe (anthologies et analyses Guadeloupe-Martinique-Guyane-Haïti), éd. établie par Régis Antoine, Maisonneuve & Larose ; Noir des Isles, nouvelles de Raphaël Confiant, Gisèle Pineau, Fortuné Chalumeau, René Depestre, Ernest Pépin, Christiane Taubira-Delannon, Gallimard, coll. La Noire, 1995.