Au cours de la première décennie du XXe siècle, la ville de Rio de Janeiro célèbre ses joyeuses fiançailles avec la civilisation. L’inauguration, en 1908, de l’Exposition nationale commémorant le centenaire de l’ouverture des ports brésiliens donne la certitude que le pays pourrait bien en venir à marcher au même rythme que le monde occidental.
Pour les dirigeants, il s’agit de transformer la ville en vitrine du cosmopolitisme, en exemple d’une population délivrée de la fièvre jaune, la plus visible des maladies tropicales, et jouissant d’un nouvel espace urbain dessiné selon le tracé établi par Haussmann pour la reconstruction de Paris. Les intellectuels profitent eux aussi de la mobilité conquise par les habitants de la ville marquée par l’ouverture d’une large avenue au centre-ville ; se trouve facilitée la pratique des différentes formes d’association entre les lettres et l’esprit mondain. Les salons, les cafés littéraires, les conférences, les rencontres dans les librairies, par exemple les cercles de la célèbre Garnier, favorisent le culte de la parole qui doit être bien énoncée pour être bien comprise, culte qui associe la technique du dire au fétichisme de la marchandise. Théâtre et poésie adoptent le registre de la déclamation parce qu’il est le plus approprié à un public habitué à des formes de communication qui tentent, à travers la parole énoncée à voix haute, d’alléger l’expérience de la solitude propre à la vie dans la grande ville. Ce besoin, on le sent dans la manière avec laquelle Rio de Janeiro veut se présenter au monde.
Les journaux d’un diplomate à la retraite
Quand, en juin 1908, paraît Mémorial de Aires1, les premiers lecteurs découvrent un registre verbal appartenant à un espace où l’esprit de mondanité ne peut pas pénétrer : la banale vie privée des familles brésiliennes. Le conseiller Aires est un habitué des discours et des comportements faits d’apparences et de manèges qui règlent les rapports diplomatiques entre les nations étrangères. Quand l’auteur des journaux présentés dans le roman retourne au Brésil, dans la décennie de 1880 (période de l’abolition de l’esclavage et de la proclamation de la République), c’est pour jouir de sa retraite et d’une sage solitude de veuf. Rien de la solitude urbaine qui anime la marche et le regard du flâneur n’intéresse Aires, qui adopte une figure plus ancienne, celle du collectionneur, celui que Walter Benjamin présente comme un homme se réfugiant dans sa privauté pour transfigurer des choses qui ne signifient que par leur valeur affective. Habiter signifie laisser des traces, mais le collectionneur, lui, se double d’un détective qui relève les empreintes les plus secrètes.
Dans un article écrit quelques mois après la publication de Mémorial de Aires, Medeiros de Albuquerque, membre de l’Académie brésilienne de lettres et ami de Machado de Assis, s’étonne : malgré la perspicacité et la finesse dont l’auteur a doué son personnage, celui-ci ne les exerce que pour examiner ce qui arrive dans un espace restreint, où rien d’exceptionnel n’arrive. Occupé qu’il est à suivre l’éclosion de l’amour de Tristão et Fidélia, jeune veuve, filleule des Aguiar, vieux couple sans enfants, Aires porte très peu d’intérêt à sa propre vie et n’écrit guère sur lui-même. L’absence de traits biographiques chez Aires amène la critique immédiate à les chercher dans la vie de Machado de Assis. Elle finit par reconnaître dans le personnage Aires le désenchantement qui a dominé l’écrivain à la fin de sa vie, lequel est dû à l’extrême solitude du veuvage et à la maladie qui l’emporte quelques mois après la parution du Mémorial.
Pendant plusieurs décennies, on présentera le livre comme une œuvre biographique, seule lecture autorisée. On y cherchera l’identité parfaite entre Dona Carmo, la tendre et dévouée marraine de Fidélia et de Tristão, et Carolina, l’épouse de l’écrivain, décédée en 1906. On décèlera des ressemblances indiscutables entre le comportement du personnage auteur des journaux – par exemple, l’aversion pour la controverse – et le tempérament peu enclin aux effusions, bien qu’affectueux et socialement correct, de l’écrivain. Ces associations immédiates s’expliquent par la difficulté qu’a connue la critique à définir le statut biographique dans le roman et à décrire une forme de manifestation de la subjectivité qui, évitant l’épanchement de l’expression ou la supposée sincérité de la confession, les remplacerait par la notation du détail ou le découpage minimal du texte en utilisant l’aphorisme, l’adage et la phrase imprécise.
Loin de souscrire à la correspondance établie par la critique entre la personnalité de Machado de Assis et le tempérament du conseiller Aires, dont la tendance à la conciliation est marquée par l’indécision, l’ambiguïté et la suspicion, voyons plutôt se dessiner les différents modes mis en branle par Machado de Assis pour qu’Aires soit perçu comme quelqu’un qui « s’occupe de ses propres affaires ». Les pages du journal ne font qu’ébaucher le modèle au lieu de le marquer. Il ne s’agit pas davantage, dans le Mémorial, de composer un autoportrait : le narrateur, alors à l’écart de la carrière diplomatique et n’ayant pas le temps de prétendre à aucun « rôle éminent dans ce monde », ne cherche plus à attirer sur soi le regard des autres, à profiter socialement de cette construction, pas plus qu’il ne tient à afficher un sentiment de domination de son propre moi à travers une construction imaginaire imputable à l’objectivité d’un autre regard.
Le biographique et le paradigme de l’indiciaire
Habitué des galeries d’art européennes, Aires semble préférer les figures humaines aux paysages, au point de suggérer à Dona Carmo de demander à Fidélia de peindre Tristão – « l’image du fils peinte par la fille ». Mais au lieu d’apprécier l’ensemble des tableaux humains qu’il a devant lui, Aires est attiré par les particularités, principalement celles de la gestualité, à partir desquelles il entend établir la vérité des sentiments des personnages, leur sincérité, aussi bien que Morelli, Freud et Sherlock Holmes entendent respectivement reconnaître l’auteur d’un tableau, s’approcher de l’inconscient et identifier un criminel.
Dans un article intitulé « Signes : les racines d’un paradigme indiciaire », le critique Carlo Guizburg reconstitue, en montrant sa présence dans les sciences humaines, les origines indiciaires de l’historiographie, dans des textes de la fin du XIXe siècle. Le modèle épistémologique auquel répondent les écrits de l’Italien Morelli sur l’identification des auteurs, aussi bien que ceux de Freud à propos du Moïse de Michel-Ange, se fonde sur l’examen de détails négligeables. La méthode de Morelli attire l’attention sur les données marginales de la peinture, celles qui seraient le moins influencées par la tradition culturelle et à travers lesquelles on pourrait atteindre « l’identification du noyau intime de l’individualité artistique et les éléments soustraits au contrôle de la conscience », de la même façon que la psychanalyse, dont le principe consiste à « pénétrer les choses concrètes et occultes à travers les éléments peu remarqués ou inaperçus, des détritus, des ‘déjections’ de notre observation ».
Bien que les racines de l’indiciaire en sciences humaines puissent être repérées depuis l’art divinatoire mésopotamien et dans la constitution de la médecine et du droit dans la Grèce ancienne, c’est la physique de Galilée qui va menacer le paradigme en exigeant des disciplines qui se consacrent au décodage des signes des critères de scientificité, critères résultant de l’application de la méthode expérimentale et des mathématiques pour quantifier et vérifier les possibilités de répétition des phénomènes. Mais le paradigme indiciaire ne cesse de prévaloir dans les disciplines qualitatives qui opèrent en tenant compte des incontournables limites de la causalité et qui ont pour objet des cas, des situations, des documents, pris individuellement. Au cours de leur histoire, les sciences humaines se sont ancrées dans le malaise du qualitatif malgré les tentatives d’y introduire les méthodes mathématiques, comme la statistique. Pendant que la médecine poursuivait son chemin en défaisant certains nœuds épistémologiques, d’autres formes de savoir indiciaire voyaient leur prestige diminuer en dépit de leur richesse supérieure à n’importe quelle codification écrite. Chaque fois que la culture écrite essayait de fournir une configuration verbale à ce corpus de savoirs, le résultat obtenu ne présentait selon Guizburg que des « formulations décolorées et affaiblies ». Guizburg nous rappelle « l’abîme qui sépare la rigidité schématique des traités de physiognomonie et l’acuité physiognomonique en même temps souple et rigoureuse d’une amante, d’un marchand de chevaux et d’un joueur de cartes ». Au cours du XVIIIe siècle, L’encyclopédie et le roman offriront à la bourgeoisie l’accès à l’expérience en général à travers les « petits discernements ».
Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, le cadre des disciplines indiciaires, avec l’avènement des sciences humaines, va se modifier en fonction de l’incorporation de deux disciplines : la phrénologie, qui n’a pas connu de développement ultérieur, et la paléontologie dont l’avenir est garanti. L’indiciaire jouit encore du prestige épistémologique et social de la médecine dont le modèle sémiotique l’emporte sur le modèle anatomique et devient la référence en « sciences humaines ». Selon Guizburg, les articles de Morelli, la psychanalyse de Freud et la littérature de Conan Doyle seraient les fruits de ce stade du paradigme indiciaire.
Le personnage et auteur des journaux du Mémorial, Aires, n’hérite que d’une parcelle des conquêtes de ces illustres prédécesseurs. Autrement dit, il s’est apparemment replié sur sa pré-histoire, fidèle au savoir développé dans l’exercice de sa profession, le diplomate étant souvent obligé d’anticiper le sens des gestes et des regards pour ne pas se laisser piéger. Sans plus avoir besoin de masquer une situation afin de pouvoir la contrôler, Aires, le retraité, conserve cette forme de cognition qui ressemble à la sagesse de l’amante, du joueur de cartes et du marchand de chevaux. Il ne s’appuie ni sur les données immédiates, ni sur les traités, ni sur les classifications préétablies. Au contraire, il accepte chaque jour de reprendre « sa science », inévitablement construite a posteriori, dans la précaire notation des Cahiers.
Le mémorialiste Aires de Machado de Assis fait bonne mesure de la part de fiction à conserver dans le journal, faisant adroitement alterner les fragments courts et les fragments longs. Dans ces morceaux, c’est la chronique de la vie privée des Aguiar (« J’y suis allé hier pour les Noces d’Argent. Voyons si je peux résumer ici les impressions de la soirée ») et le récit de ses rapports avec sa sœur Rita qui dominent. Pourtant, les notations mineures ne disparaissent pas. Il semble que, dans leur rédaction, le romanesque fasse place à « la fatigante tâche des vieillards », le temps coulant au ralenti. Pour combler ce temps, il surveille son propre corps (« Depuis trois jours je suis confiné chez moi à cause d’un rhume et d’un peu de fièvre. Aujourd’hui je suis guéri et selon le docteur je pourrai sortir demain ; ») et enregistre ses altérations soudaines d’humeur (« J’ai rencontré hier une vieille connaissance du corps diplomatique et j’ai promis d’aller dîner chez lui demain à Petrópolis. Je pars aujourd’hui et je serai de retour lundi. Malheureusement je me suis réveillé de mauvaise humeur et j’aimerais plutôt rester que de partir »).
Les fragments où Aires se raconte fonctionnent comme un espace de contrôle des « rechutes » en fiction, caractéristiques des notations plus longues. Dans ces fragments, on peut voir se confirmer, par la soumission à une temporalité changeante, la loi des causalités qui règle les observations des situations concrètes, l’une des caractéristiques de l’indiciaire. C’est justement de cet intervalle, où émerge la causalité, qu’apparaît une subjectivité errante, évidente non seulement dans l’attention portée à un détail plutôt qu’à un autre, mais aussi dans la préoccupation de rehausser le biographique pour le concentrer sur ce point précis où le regard s’est appuyé. Quand le détail mobilise l’émotion de celui qui regarde, l’étude ou la compréhension ne se subordonnent plus tout à fait à un paradigme mais à une poétique de l’indiciaire.
Journaux et sémiotique des affects
L’écriture du Mémorial de Aires dialogue avec le presque journal de Roland Barthes, La chambre claire2, où est mis en pratique un nouveau rapport entre spectator et photographie. Feuilleter des albums de photos en fait découvrir qui ne provoquent que le sage intérêt de celui qui regarde et d’autres où le détail, situé à côté de leur signification explicite, attire et blesse à la fois.
En se laissant guider par le punctum3, celui qui regarde, avant même de réaliser n’importe quelle autre opération cognitive, est prêt à se rendre. L’insignifiant, le « moindre », la partie se détachent, mobilisés par une force émanant de la liberté du sujet qui se dispose à faire face à la vérité d’un référent pour se laisser enchanter. C’est dans ce pacte d’émotion et d’enchantement que se donne la rencontre. De même que le goût amoureux du savoir qui se dégage du détail se juxtapose à l’effort discipliné de capter l’ensemble de l’image fixée sur la photographie, l’écriture de la vie des hommes illustres n’offrirait-elle pas l’occasion de pratiquer le punctum ?
Le concept de punctum, que Barthes met en rapport avec celui de biographème – les traits qui attirent la vie d’un écrivain –, ouvre pour l’écriture biographique un nouveau champ d’investigation théorique. La tautologie qui s’établit entre vie et écriture – tautologie que la critique traditionnelle a toujours essayé d’identifier et qu’on a cru reconnaître intacte dans les genres biographiques, cesse d’être l’objectif privilégié du lecteur. Face à une conception de la biographie ou de l’autobiographie considérée comme représentation des faits de la vie, même s’il s’agit d’une infra-imitation, Barthes propose de déplacer la bio-graphie vers un autre pôle, celui de la réception. À travers le concept de punctum, et à partir de la capacité du lecteur de se laisser guider par sa propre individualité, la vie de l’autre, pour être significative, exige d’abord une opération de découpage et de croisement. Ce nouveau biographisme barthésien, qui incorpore la subjectivité et l’historicité de celui qui admire et écrit, propose une mutation de la valeur de singularité.
Dans la perspective des écritures biographiques traditionnelles, la singularité venait de la capacité du biographe à décrire une trajectoire de vie en plaçant son sujet au-dessus des hommes ordinaires, lui conférant le statut d’exemple. Dans la perspective du nouveau biographisme, tel qu’il est proposé par Barthes dans ses derniers écrits, la singularité découle du « simple mystère de la concomitance » entre le « biographé » ou l’autobiographie et celui qui lit, ou bien entre l’image de la photographie et celui qui la contemple.
Ce biographisme inédit est partie d’une fiction dans Mémorial de Aires de Machado de Assis. L’écriture des journaux se fonde sur la proximité et du corps de l’interprète et des corps sur lesquels sont gravés les signes à décoder suivant la sémiotique des affects. L’interprète doit alors appareiller pour naviguer dans les espaces de la sagacité puisque les impressions d’un jour peuvent être confirmées ou désavouées le lendemain. La parole est au service d’un sujet qui se refuse à être perçu comme un objet exposé. La performance écrite invente un espace où la conscience de soi abrite le pouvoir de l’instabilité.
Éloigné de son temps, qui mise sur la parole en tant que valeur d’échange et parie sur la fonction civilisatrice de la culture, Machado de Assis produit une littérature qui met le cap sur la fin du XXe siècle. Au lieu de l’existence dans le monde, l’intimité simulée, au lieu de la déclamation, des gestes codifiés. Le Mémorial offre un registre fictionnel qui corporifie la parole de celui qui écrit pour la projeter vers la temporalité de celui qui lit tout en la détachant des amarres d’une origine où se situe la vérité d’une vie, d’un exemple, d’un précepte. Devant une telle radicalisation, il n’est pas difficile de comprendre les équivoques qu’a suscitées chez les premiers lecteurs ce Mémorial de Aires.
1. Mémorial de Aires, par Machado de Assis, traduit en français par Jean-Paul Bruyas sous le titre Ce que les hommes appellent Amour, « Bibliothèque brésilienne », Métailié, Paris, 1995.
2. La chambre claire, Notes sur la photographie, par Roland Barthes, Seuil, Paris, 1980.
3. « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). » La chambre claire, par Roland Barthes, Seuil, Paris, 1980, p. 49.
Maria Helena Werneck est professeure d’histoire du théâtre brésilien au Centre des Lettres et des Arts de l’Université de Rio de Janeiro.
Quelques ouvrages de Joaquim Maria Machado de Assis traduits en français :
Dom Casmurro, trad. par Francis de Miomandre, Institut International de Coopération Intellectuelle, 1936, Albin Michel, 1956 et trad. par Anne-Marie Quint, Métailié, 1983 ; Mémoires d’outre-tombe de Brás Cubas, trad. par Chadebec de Lavalade, Atlântica, 1944 et Albin Michel, 1948 ; L’aliéniste, trad. par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Métailié, 1984 et Gallimard, 1992 ; Esaü et Jacob, trad. par François Dupra, Métailié, 1985 ; La montre en or, trad. par Maryvonne Lapouge ; préface d’Antonio Candido de Mello e Souza, Unesco/Métailié, 1987 ; Ce que les hommes appellent Amour, trad. par Jean-Paul Bruyas, Métailié, 1996 ; Le philosophe ou Le chien Quincas Borba, trad. par Jean-Paul Bruyas, Métailié, 1997.