L’HOMME AUX OREILLES GRANDISSANTES1
Traduit du portugais par Daniel Pigeon
Il était en train d’écrire lorsqu’il sentit ses oreilles s’alourdir. Il n’y vit qu’un signe de fatigue. Après tout, il était vingt-trois heures, il faisait des heures supplémentaires. Commis de bureau d’une compagnie de tissus, célibataire, trente-cinq ans, maigre salaire. Travailler ainsi lui donnait l’occasion de se renflouer. La sensation de pesanteur s’intensifia. Il porta la main à ses oreilles. Saisi d’effroi, il se rendit compte qu’elles grandissaient. Elles devaient avoir environ dix centimètres. Molles, comme celles des chiens. Il se précipita aux toilettes. Ses oreilles, maintenant à la hauteur de ses épaules, continuaient de grandir.
Il écarquilla les yeux. Elles se développaient, atteignaient maintenant sa taille. Fines, longues, ridées, comme des émincés de viande. Il se mit à la recherche d’une paire de ciseaux. Peu lui importait la douleur, il fallait les couper. Rien à faire, les tiroirs des bureaux des employées étaient fermés à clef. L’armoire à fournitures aussi. Le mieux était de courir jusqu’à la pension et de s’y enfermer avant qu’il ne lui fût plus possible de marcher dans la rue. S’il avait eu un ami ou une amoureuse, il serait allé lui montrer ce qu’il lui arrivait. Mais le commis ne connaissait personne, mis à part les collègues de bureau. Des collègues, et non des amis. Il déboutonna sa chemise, y dissimula ses oreilles et s’enroula une serviette autour de la tête, comme s’il était blessé.
Lorsqu’il arriva à la pension, ses oreilles sortaient par le bas de ses pantalons. Il se déshabilla et se coucha, désirant à tout prix s’endormir et oublier. Et s’il allait chez le médecin ? Un oto-rhino-laryngologiste. À cette heure aussi tardive ? Il regardait le plafond blanc, incapable de penser. Désespéré, il sombra dans le sommeil.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit, au pied du lit, un amas de chair d’une trentaine de centimètres. L’organe avait grossi et s’était enroulé comme un serpent. Il tenta de se lever. Difficile, car il devait aussi soulever ses oreilles. Elles étaient lourdes ; il resta au lit. Il sentait ses oreilles grandir. Cela le chatouillait. Et le sang irriguait cette chair nouvelle, les nerfs, les muscles, la peau se formant, tout cela rapidement. À seize heures, les oreilles recouvraient totalement le lit. Le commis sentit la faim et la soif. À vingt-deux heures, son estomac criait famine. La chair s’était répandue au-delà du lit. Le commis s’endormit.
Il fut réveillé durant la nuit par le bruissement de ses oreilles grandissantes. Il se rendormit de nouveau et, lorsqu’il ouvrit les yeux le lendemain matin, elles avaient envahi la chambre. Partout. Au-dessus de l’armoire, sous le lit, dans le lavabo, elles forçaient même la porte de la chambre. À midi, la porte céda ; elles sortirent dans le couloir et, deux heures plus tard, l’emplissaient totalement. Elles inondèrent l’édifice. Tous les pensionnaire s’enfuirent, alertèrent la police, les pompiers. La chair atteignit la cour, et bientôt, la rue.
Des bouchers arrivèrent, armés de couteaux, de haches et de scies à main. Ils passèrent la journée à couper et à accumuler la viande que le préfet fit distribuer aux pauvres. Les habitants des bidonvilles vinrent, les organisations humanitaires, les communautés religieuses, les restaurateurs, les vendeurs ambulants de grillades et les maîtresses de maison. Tous arrivaient, paniers au bras, chariots, charrettes, camionnettes. La population entière prit sa part de chair d’oreille. Un administrateur apparut, hygiène oblige, sacs de plastique en main. Il organisa des files d’attente, distribua des rations.
Et lorsque chacun eut emporté sa portion de viande pour cette journée, ainsi que pour les jours suivants, on commença à stocker la marchandise. On remplit silos, congélateurs, réfrigérateurs. Et lorsque l’on n’eut plus d’endroits où entreposer la chair d’oreille, on fit appel aux autres villes. Arrivèrent de nouveaux bouchers. Et les oreilles grandissaient, grandissaient. Et les bouchers dépeçaient, dépeçaient… Vinrent d’autres bouchers pour remplacer ceux qui étaient à bout de force. Et la ville ne pouvait plus supporter la chair d’oreille. La population demanda au préfet de trouver une solution. Et le préfet au gouverneur. Et le gouverneur au président.
Alors qu’on ne trouvait aucune solution, un gamin, dans la rue débordante de chair d’oreille, dit à un policier : « Pourquoi ne tuez-vous pas le monsieur des oreilles ? »
1. « O homen cuja orelha cresceu », nouvelle extraite de Cadeiras Proibidas, Global Editora, Sao Paulo, cinquième édition, 1988.
LES HOMMES QUI COMPTAIENT1
Traduit du portugais par Daniel Pigeon
Il était en train de compter ses doigts pour savoir s’il en avait cinq ou six lorsqu’il aperçut, sur le banc devant lui, un homme qui comptait ses cheveux. Il l’observa en silence. Deux heures plus tard, il vit que l’homme semblait ennuyé, se secouant la tête, découragé.
– Qu’est-ce qui se passe ? Vous vous êtes trompé ?
– Oui. Avez-vous vu ? J’étais arrivé à 4657 et je me suis mêlé avec deux cheveux blancs. Je dois recommencer.
– Moi, j’ai eu de la chance. Je n’avais qu’à compter mes doigts.
– Un de mes amis a eu encore plus de chance : il devait compter combien de bouches il avait.
– Ne trouvez-vous pas cette nouvelle loi de recensement total ridicule ?
– Oui. Principalement parce que j’y perds un temps terrible. Savez-vous depuis combien de temps j’essaie de compter mes cheveux ? Six semaines. L’autre jour, j’y étais arrivé. Mais c’était vendredi et les bureaux de recensement étaient fermés. Vous savez qu’ils sont ouverts une journée par semaine, durant trente-sept secondes ? Vous imaginez la queue devant le guichet ! La dernière fois que j’y suis allé, elle avait huit kilomètres de long. Et cette file n’était que pour ceux qui devaient compter leurs cheveux. J’ai attendu là, avec ma femme qui avait apporté des casseroles et des couvertures. C’est à ce moment que je me suis rendu compte du problème. Je perdais mes cheveux. Ça voulait dire que lorsque mon tour au guichet serait arrivé, le compte aurait été inexact. Et si on m’avait choisi pour une vérification, j’aurais été perdu. J’ai quitté la queue et je suis allé suivre un traitement. J’ai dépensé une fortune jusqu’à ce que je mette la main sur une préparation qui empêchait la chute des cheveux pendant un certain temps. Mais là, le délai du recensement était expiré. J’ai payé une amende. Douze salaires minimums répartis en soixante-douze versements selon l’indice d’inflation. Maintenant, je recommence : je dois me présenter le quinze. Et vous ? Vous avez compté tous vos doigts ?
– Oui. Dix pour les deux mains, dix pour les deux pieds. Cinq à chaque main. Cinq à chaque pied. Le problème c’est que le recenseur essaie toujours de nous induire en erreur. L’autre jour, un de mes cousins est revenu du recensement très confus. Il pleurait presque. Il venait de présenter son rapport sur le compte de ses doigts, confirmé par des témoins. L’homme au guichet a vérifié le nom des témoins et a découvert que l’un d’eux était sur la liste noire du service de la protection du crédit. Et ils ne pouvaient faire confiance à quiconque condamné pour une fausse déclaration dans le commerce. Ils ont invalidé son rapport. Lorsque mon cousin est retourné, le recenseur, méfiant, lui a demandé de lui montrer ses mains et pieds. Il a découvert une verrue sur le deuxième orteil du pied gauche. Il lui a demandé :
– Qu’est-ce que c’est ça ?
– Une verrue.
– Ce ne serait pas un orteil déformé ?
– Non. C’est une verrue.
– Qui sait ? C’est peut-être le début d’un nouvel orteil.
– Non. C’est une verrue. Je l’ai depuis des années.
– Vous avez besoin d’un certificat du Dr School qui prouve que c’est une verrue.
– Où je peux me procurer ça ?
– Dans les boutiques du Dr School. Elles ont toutes nos formulaires de déclaration.
– En passant, vous devriez voir les files devant les boutiques du Dr School. Les uns pour prouver qu’ils ont des verrues et non des orteils, les autres pour se faire certifier qu’ils possèdent des talons, et ainsi de suite. J’ai l’impression que ce recensement va durer une éternité. Ils sont très sévères.
– Ils disent que c’est nécessaire. Ils font l’inventaire total du pays.
– Dans quel but ?
– Ne me demandez rien. Le mieux, de nos jours, c’est d’en savoir le moins possible.
Et il marcha vers le parc où les gens comptaient bancs, feuilles d’arbres, poteaux, brins d’herbe, fleurs, lampadaires, affiches, kiosques de fruits, yeux, jambes, têtes, autobus, autos jaunes, autos blanches, autos de toutes les couleurs, billes de verre, pâtisseries dans les vitrines, cris, sifflets, sussurements, sifflements, murmures, rires, mots, rots, journaux, lettres, souliers, chemises jaunes, chemises blanches, chemises de toutes les couleurs, pantalons, villes, états, pays, continents, étoiles, planètes, galaxies, univers.
1. « Os homens que contavam », nouvelle extraite de Cadeiras Proibidas, Global Editora, Sao Paulo, cinquième édition, 1988.
L’HOMME QUI DÉSIRAIT DEVENIR AMNÉSIQUE1
Traduit du portugais par Daniel Pigeon
Aussitôt entré dans l’hôpital, il demanda à voir le meilleur neurochirurgien en alléguant que c’était une question de vie ou de mort. On ne sait trop comment, mais le meilleur neurochirurgien le reçut. Les médecins sont imprévisibles. Lorsqu’on en a un besoin urgent, ils ne viennent pas ; subitement, ils sont là, sauvant notre vie, pensa-t-il, peu gêné par ce lieu commun.
Il était dans le bureau, face au médecin. Un bureau blanc, anonyme. Pourquoi en est-il toujours ainsi ? Ça nous décourage aussitôt le seuil franchi !
Le médecin :
– Oui ?
– Je veux me faire opérer. Je désire que vous me retiriez une partie du cerveau ?
– Une partie du cerveau ? Pourquoi vous enlèverais-je une partie du cerveau ?
– Parce que je le veux.
– Oui, je vois. Mais vous devez me donner des explications. Des raisons.
– Ça ne suffit pas que je le veuille ?
– Bien sûr que non.
– Ce corps ne m’appartient-il pas ?
– D’une certaine façon.
– Comment ça, d’une certaine façon ?
– Bon. Il vous appartient et il ne vous appartient pas. Il y a certaines choses que vous ne pouvez pas faire… Mieux : il y a certaines choses que je ne peux pas vous faire.
– Qui l’interdit ?
– L’éthique, la loi.
– Votre éthique concerne aussi mon corps ? Écoutez. Je sais ce que je veux, j’ai l’argent nécessaire ; je peux donc disposer de mon corps comme je l’entends. Point final.
– Écoutez. On pourrait passer la journée entière dans cette discussion ridicule. Je n’ai pas de temps à perdre. Dites-moi, pourquoi voulez-vous vous faire enlever une partie du cerveau ?
– Je veux devenir amnésique.
– Pour quoi faire ?
– C’est drôle, n’est-ce pas ? Les gens savent seulement demander quoi ? pourquoi ? pour quoi faire ? J’ai parlé avec des dizaines de personnes et toutes m’ont demandé : pourquoi ? Elles ne peuvent pas accepter purement et simplement qu’un individu désire devenir amnésique.
– Étant donné que vous êtes venu me voir pour cette opération, j’ai au moins le droit de savoir pourquoi.
– Je ne veux plus me souvenir de rien. Seulement ça. Les événements qui passent, qui passent… Un point, c’est tout.
– Ce n’est pas si simple ! Dans la vie quotidienne, vous avez besoin de votre mémoire. Pour vous rappeler des choses simples ou importantes. Engagements, rendez-vous, choses à payer, etc.
– Voilà justement ce que je veux oublier. Je note tout dans un agenda, j’y jette un coup d’œil et hop ! Le tour est joué.
– Non. Ça ne marche pas comme cela. La médecine n’est pas aussi avancée pour une opération du genre.
– Il n’y a donc aucun endroit où je puisse faire éliminer ma mémoire ?
– Que je sache, non.
– Ce serait bien mieux pour les hommes. Au jour le jour. Les yeux tournés vers l’avenir. Vous me comprenez ? Aucun souvenir, bon ou mauvais, aucune névrose. Le passé sous clef. Définitivement bloqué. Ne serait-ce pas amusant ? Ne même pas se souvenir de ce que l’on a mangé au petit déjeuner ! Pourquoi voudrais-je m’en souvenir ?
– Si tout le monde faisait cela, l’histoire n’existerait plus.
– Et ça intéresse qui, l’histoire ?
– Avez-vous déjà pensé comment deviendrait le monde ?
– Heureux, tranquille. Que le futur. Chaque journée, au lieu de devenir hier, deviendrait demain. Chaque instant projeté vers l’avant.
– Ce ne serait pas tout à fait comme vous le croyez. Nous ne serions qu’une somme d’instants perdus. Rien de plus. Chaque seconde éliminée. Comment prouver son existence ?
– Qui veut prouver son existence ?
– Nous en avons besoin.
– Pour quoi faire ?
Le médecin réfléchit. Il ne sut quoi répondre. L’homme avait réussi à le rendre totalement confus. Il lui demanda donc de revenir un autre jour. Ils se saluèrent. Le médecin longea les couloirs blancs de l’hôpital et monta à la salle de chirurgie. Il interpella un ami.
– Je songe à me faire enlever une partie du cerveau. Devenir amnésique. Qu’en penses-tu ?
– Très bonne idée. Pourquoi n’y avons-nous pas pensé avant ? Je t’opère et tu m’opères ensuite. Ça m’intéresse aussi.
1. « O homen que queria eliminar a memoria », nouvelle extraite de Cadeiras Proibidas, Global Editora, Sao Paulo, cinquième édition, 1988.
L’HOMME QUI AVAIT UN TROU DANS LA MAIN1
Traduit du portugais par Daniel Pigeo
Depuis douze ans, ils déjeunaient ensemble et elle l’accompagnait jusqu’à la porte. « Tu as un cheveu blanc. Ou tu le teins ou tu l’arraches. » Il sourit, prit sa mallette et partit prendre l’autobus. Il était huit heures moins douze, dans trois minutes, il serait à l’arrêt. Le barbier ouvrait ses portes, la voisine lavait le trottoir, le médecin sortait sa voiture du garage, le camion faisait sa livraison de bière et de boisson gazeuse au bar. Il était à temps dans son horaire ; il pouvait donc marcher calmement. Il sentit une démangeaison dans la main. Il y découvrit une légère rougeur d’environ deux centimètres de diamètre. Lorsque l’autobus arriva, la main lui démangea de nouveau. Ça brûlait un peu ; il eut l’impression qu’une légère dépression avait remplacé la rougeur. Comme s’il avait serré longtemps une petite balle dans son poing.
Il n’y avait pas de banc libre. Passa dans le tourniquet, se rendit à l’avant2, saluant des gens dont il ignorait le nom, mais qui voyageaient à la même heure que lui. De la main droite, il tenait sa mallette ; de la gauche, il s’accrochait à la barre d’appui du plafond. Trois arrêts avant le terminus, dans l’autobus superbondé, il sentit une démangeaison violente. Il ne pouvait ni regarder ni lever la main. Il arrivait ; il lui serait possible d’attendre. Il fut poussé jusqu’à la sortie, salua les gens, regarda sa main. Un trou venait de remplacer la rougeur. Un trou d’environ deux centimètres de diamètre. Il passa les doigts sur les bords, à l’intérieur ; cela le chatouillait. Souffla dedans. Il regarda par le trou, suivant des yeux une handicapée qui marchait sur le trottoir de l’autre côté de la chaussée. Il écartait la main de ses yeux, fixait un objet, rapprochait sa main. Ceci l’occupa un bon moment. Lorsqu’il arriva au bureau, le patron lui demanda la raison de son retard.
– À cause du trou dans ma main.
– Ah oui ? Bien, tu vas avoir un trou d’une demi-journée sur ta paie, ce mois-ci. Compris ?
Ce n’était pas grave. Depuis quinze ans, il ne s’était jamais absenté, on ne lui avait jamais coupé une minute. Il se rendit à son bureau, un peu perturbé par son trou. Triste ? Non. Désirant seulement savoir ce qu’il pouvait faire avec cela. Il passa la journée, la main dissimulée entre les documents. Il ne voulait pas que les collègues voient. Ils n’avaient pas de trou dans la main, eux. De temps en temps, il soufflait dans le trou, produisant d’étranges bruits avec sa bouche. À l’heure de la pause café, il fit la mise au point sur un collègue en plaçant sa main devant son œil. À l’heure du pointage de sortie, il passa la manette de la pointeuse à travers le trou et poussa. Satisfait, il sentait qu’il avait quelque chose de plus que les autres. Cette sensation avait commencé au milieu de la matinée, faisant suite à sa première crise de découragement. Il avait pensé aller chez le médecin pour lui expliquer son cas. Y renonça.
Sa femme l’attendait sur le seuil ; elle profitait de la fraîcheur de la fin de l’après-midi. Ils entrèrent. Il prit un bain, se reposa dix minutes, comme tous les jours. Ils allèrent au salon, il éteignit la télé. Sa femme demeura un instant les yeux rivés sur l’écran gris, comme si elle espérait toujours voir la suite du téléroman. Alors, il lui montra sa main et sa femme commença à pleurer. Elle pleura et sanglota durant dix minutes. Après, elle lui demanda :
– Ça te fait mal ?
– Pas du tout.
– Un accident ?
– Non. C’est apparu dans l’autobus.
– Comment ça, apparu ?
– C’est apparu. Je ne sais pas comment.
– Et si on portait plainte contre la compagnie d’autobus ?
– Elle n’a rien à voir avec ça.
Sa femme alla à la salle de bains, apporta la trousse de premiers soins, ramassa de la gaze, du sparadrap, du mercurochrome. Il ne la laissa pas faire le bandage.
– Pas besoin. C’est cicatrisé. Regarde.
– Tu ne vas pas te balader avec ce trou-là. Qu’est-ce que les voisines vont dire ? Que je ne prends pas soin de toi ?
– Mais je veux qu’elles voient. Il n’y a que moi qui ai ce trou-là.
– C’est si laid.
Durant la nuit, il se leva pour observer le trou dans sa main. Il le plaça sous le robinet et laissa l’eau couler à travers. Le lendemain, sa femme tenta encore de lui bander la main, il refusa. Il était fier de son trou. Il alla travailler, mais en fin d’après-midi, il se sentait un peu déçu. Personne au bureau n’avait porté attention à sa main. Il avait tout fait devant les collègues : il s’était mouché, il avait passé la journée avec la main sur le front. Lorsqu’il rentra chez lui, sa femme ne l’attendait pas sur le seuil. Il y avait une note sur la table : « Je ne pourrai pas vivre avec toi tant qu’il y aura ce trou. » La maison vide, il ouvrit le réfrigérateur et n’y trouva que du beurre qu’il mangea avec du pain. Il alla s’acheter des revues et des journaux qu’il lut au son de la radio. Il ne l’écoutait pas ; il aimait seulement le bruit qu’elle faisait. Tous les matins, à son réveil, il branchait la radio, écoutait les bruits, sans syntoniser quelque station que ce fût. Ensuite, il regarda la télévision jusqu’à ce qu’il tombât de fatigue. Il dormit dans le fauteuil.
Du bureau, il téléphona au travail de son beau-père. Sa femme ne s’était pas rendue chez ses parents. À l’heure du dîner, il prit un taxi et fit le tour des maisons des amis et des amies. Et des proches. Rien. En soirée, il alla à l’église. Elle avait l’habitude d’y aller. Il s’arrêta à la police et signala sa disparition. Il mangea un sandwich dans un bar, s’endormit ensuite devant le téléviseur. La femme de ménage, qui venait tous les jeudis, le réveilla.
– Vous avez un trou dans la main. Je vais vous mettre un diachylon.
– Ce n’est pas nécessaire. Vous pouvez laisser tomber.
– Voyons donc ! Vous ne sortirez pas comme ça.
– Bien sûr. Je ne veux pas de diachylon.
Cinq minutes plus tard, elle sortit, avec son sac à main, en disant « Au revoir, je ne reviendrai plus. » Il dormit encore un peu. Il se réveilla dans le silence de la maison, les pièces dans la pénombre, le désordre total. Cela lui plut. Il prépara du café, laissa tomber un peu de poudre par terre, mouilla tout ce qu’il put, renversa les poubelles. Il prit un bain, lança les serviettes, mouilla le plancher, jeta le savon dans la cuvette. Il sortit. C’était la deuxième fois en douze ans qu’il sortait seul sans que personne l’accompagnât jusqu’à la porte, sans la sensation d’être surveillé, d’avoir à aller et à revenir au même endroit, d’avoir à justifier ses actes, sa journée, ses déplacements.
Il arriva en retard à l’arrêt. Lorsqu’il monta dans l’autobus, il ne connaissait personne. Le receveur se leva.
– Pourriez-vous prendre un autre autobus, s’il vous plaît ?
– Un autre autobus ? Pourquoi ?
– Ordre de la compagnie. Je ne suis au courant de rien.
– C’est ridicule. Ordre de la compagnie… Je ne vais pas changer de véhicule. Je reste dans celui-ci.
– S’il vous plaît, ne me causez pas de problèmes. Descendez. Les passagers attendent.
Tous le regardaient. Il s’assit, tenant fermement sa mallette. Les autres passagers commencèrent à descendre. Le receveur alla chercher un brigadier militaire. Le chauffeur s’approcha du voyageur indésirable, regardant le trou de sa main bien en vue, se découpant de sa mallette.
– Pourquoi ne vous en allez-vous pas de votre gré ?
– J’ai payé mon passage ; j’ai le droit de voyager à bord du véhicule qui me plaît.
– Vous n’avez aucun droit. C’est ce que vous vous imaginez.
Le policier militaire monta à bord, prit l’homme qui avait un trou dans la main au collet, le jeta dehors sur le trottoir. La mallette s’ouvrit : les papiers s’éparpillèrent sur le sol. À genoux, il se mit à les ramasser, sous le regard des gens. Le policier lui dit :
– Lorsqu’on vous dira de prendre un autre autobus, obéissez !
Il pensa : ils ont monté le coup, ce n’est pas possible, c’est une blague de mon groupe d’amis. Plus tard, il se rappela qu’il n’avait pas de groupe d’amis. Il vivait seul avec sa femme qui, parfois, allait même jusqu’à s’en plaindre. Les passagers remontèrent dans l’autobus. Il se leva, s’appuya contre le poteau de l’arrêt. Quelques minutes plus tard arriva un autre autobus. Seule la porte de devant s’ouvrit ; quelques passagers descendirent. Il frappa à la porte arrière, y donna des coups de pied. Le receveur sortit la tête par la fenêtre :
– Hé ! Qu’est-ce que c’est ça, mon ami ? Attends qu’un autre autobus arrive.
Il décida de marcher. Il avait noté le numéro d’immatriculation des véhicules. Il porterait plainte à la compagnie. le pire est qu’il arriverait en retard. Lorsqu’il entra au bureau, il passa rapidement devant le patron qui ne fit point cas de lui. Il se dirigea tout droit à son poste. Il y avait un veston sur la chaise. Il déposa sa mallette sur la table puis s’assit. Ouvrit le tiroir. Il n’était pas en ordre comme il avait l’habitude de le laisser en quittant le bureau à chaque jour en fin d’après-midi : les crayons rangés par couleur, les trombones, l’efface, les papiers classés. Tout était à l’envers. Il entendit « excusez-moi », leva les yeux et vit un homme gras, d’une trentaine d’années.
– Oui ?
– Pardonnez-moi, mais c’est mon bureau.
– Le vôtre ? Depuis quand ?
– On me l’a assigné ce matin. C’était à vous ?
– C’est le mien. Où sont mes affaires ?
– Dans une boîte, avec le patron.
– Il s’y rendit.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Rien. Pourquoi ?
– Il y a quelqu’un d’autre à mon bureau.
– Ce n’est pas votre bureau. Il appartient à la compagnie.
– Bon. J’occupais ce bureau de la compagnie. Et maintenant ?
– Vous ne l’occupez plus. Vous ne travaillez plus ici.
– Pourquoi ?
– Votre main. Ce trou-là est inconcevable.
Sa femme avait raison ; il aurait été mieux de mettre un bandage pour camoufler le trou. Mais s’il le camouflait, il ne l’aurait plus. Et il l’aimait ce trou parfait, ce cercle précis. Peut-être pourrait-il inventer un jeu quelconque, avec des billes qui traverseraient la paume de sa main. C’était une bonne idée. Il pourrait passer à la télévision.
– Et mon argent ? Mon indemnisation ?
– Votre indemnisation ? Vous avez été renvoyé pour un motif valable.
– Un motif valable ?
– C’est interdit d’avoir un trou dans la main. Vous ne saviez pas ?
– Ça n’a jamais existé dans les règlements.
– Ça existe. C’est dans le Décret Inexistant.
– Montrez-le-moi.
– Il n’existe pas. Vous ne pouvez pas le voir. Au revoir, portez-vous bien !
Il envisagea de se trouver un avocat, de plaider sa cause à la cour du Travail. La compagnie ne pouvait pas faire cela, et de cette façon. Demain, ou plus tard, il s’occuperait de son cas. Il avait le temps. Il décida d’aller au cinéma. Ça faisait vingt-deux ans qu’il n’y était pas allé durant la semaine, en plein après-midi. Il s’arrêta au premier cinéma qu’il croisa, acheta un billet. Il ne regarda même pas quel film il allait voir, ne jeta même pas de coup d’œil aux affiches. En remettant son billet au portier, celui-ci lui demanda :
– Vous êtes certain que c’est ce film-là que vous voulez voir ?
Comme il n’était pas certain, cette question le prit par surprise et le laissa indécis. Le portier profita de l’occasion.
– Vous voyez ? Vous vous êtes trompé de film. Si vous le désirez, la billetterie va vous rembourser.
Il se prit en main, protesta. C’était ce film-là, non mais, c’est quoi cette histoire, encore ce genre de blague ?
– S’il vous plaît, mon cher monsieur, allez dans un autre cinéma. Sinon, je perds mon emploi.
– Et si je désire entrer ici ?
– C’est mieux de ne pas le faire. Sinon je vais être obligé d’appeler le gérant.
– Vous pouvez l’appeler.
Le gérant arriva, accompagné d’un brigadier militaire, du genre tête à claques.
– Pourquoi je ne peux pas entrer dans le cinéma ?
– Vous pouvez, mon cher. Quel est le problème ?
– Le portier m’a dit que je ne pouvais pas.
– Je n’ai pas dit ça. Je vous ai seulement demandé d’aller dans un autre cinéma.
– Je veux entrer dans celui-ci.
(Laissez-le entrer, murmura le gérant au portier.)
Il s’assit dans une rangée vide du milieu. Derrière lui, des gens chuchotèrent, se levèrent et sortirent. À chaque instant, une personne sortait de la salle. Il n’y portait pas attention : il trouvait seulement qu’il y avait beaucoup de va-et-vient et de bruit. Ça devait toujours être ainsi durant les matinées. Lorsque la projection se termina, il était seul dans la salle. Il décida de fumer une cigarette. Quatre brigadiers militaires, dans le vestibule, se dirigèrent vers lui.
– Voulez-vous nous accompagner ?
– Où ?
– Pas de question.
En arrivant sur le trottoir, les policiers lui dirent :
– Maintenant, allez droit devant, calmement. Ne parlez à personne, ne regardez pas autour de vous. Allez.
Il vagabonda dans les rues. Étrange sentiment que d’être au beau milieu de tous ces gens qui se croisaient. Serait-ce qu’ils n’avaient rien à faire ? Il regardait les vitrines, les libraires, les agences de voyages. Il voyait des hommes avec des mallettes noires. La mallette ? Il l’avait laissée au bureau. Voilà ce qui lui manquait. La mallette à la main. Même lorsqu’il n’en avait pas besoin, il la traînait. Elle faisait partie de lui. Maintenant, ses bras étaient libres, désemparés. Il se sentait tendu de se retrouver ainsi, à cette heure, au milieu de la foule. À deux reprises, il se surprit à marcher en direction du bureau. Soudainement, il comprit une fois pour toutes qu’il n’avait plus besoin d’y retourner. Le soulagement fut tel qu’il se mit à suer. Il fut un peu effrayé, également. C’était comme s’il avait échappé à une maladie terrible, après avoir été sur son lit de mort. Ou comme si on l’avait sauvé de la noyade. Il se sentait craintif, une étrange sensation. Coupable de n’avoir rien à faire, libre, marchant là où bon lui semblait. Tout ça à cause du trou. Il monta la main devant son œil, observa les gens par l’orifice. Ce geste devenait un tic.
Il marcha, décontracté. D’heure en heure, il se sentait de plus en plus léger. Très tard dans la nuit – il n’avait pas à rentrer chez lui ; il s’était laissé dériver jusqu’à six heures, sept heures, huit heures ; il faillit prendre l’autobus, il se souvint à temps, il flâna dans la ville, voyant la nuit tomber, la circulation devenir moins dense, les gens de la rue changer –, il s’assit sur un banc de la place publique, observa sa main. Il aimait encore plus son trou.
– Pourriez-vous vous lever de ce banc ?
Un homme avec un uniforme citrouille où était écrit sur la poitrine : Surveillance des Parcs et Jardins.
– Qu’est-ce qu’il a ce banc-là ?
– Vous ne pouvez pas vous asseoir dessus.
Il s’assit sur le banc voisin. L’homme le suivit.
– Sur celui-là non plus.
– Sur lequel alors ?
– Aucun.
– Regardez tous les gens qui sont assis.
– Ils n’ont pas de trou dans la main.
– Cette fois, je ne me lève pas.
L’homme enfouit la main sous son uniforme, en sortit un bâton et le frappa à la tête. Les gens se rapprochèrent, alors que la victime chancelait.
– Au secours ! fit-il, d’une voix faible, prenant appui sur un vieillard. Celui-ci s’écarta ; il tomba par terre, une douleur terriblement lancinante à la tête.
– Pourquoi m’avez-vous fait ça ?
– Je vous ai demandé de ne pas vous asseoir ; vous vous êtes obstiné. Maintenant, allez-vous-en.
– Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! criaient les gens autour.
Il marcha sans se préoccuper des gens ni du surveillant. Il se toucha la tête ; il saignait. Arrivé à un bar, il demanda un verre d’eau froide et se le versa sur la tête. Il décida de ne pas rentrer chez lui. Peut-être passerait-il par un poste de police pour porter plainte contre le surveillant, lui intenter un procès. Arrivé sous un viaduc, il s’assit. Des itinérants (étaient-ce des itinérants ?) avaient allumé un feu. Il se réveilla au soleil levant, se mit sur pied aussitôt. Alors qu’il était debout, il se souvint qu’il n’avait pas à se rendre au travail, qu’il n’avait pas à se rendre nulle part. Il se rassit, voyant les itinérants (étaient-ce des itinérants ?) en train de boire ce qui semblait être du café. Il s’approcha. L’un d’eux lui tendit une boîte de conserve. Lorsqu’il vit la main de l’homme, il aperçut un orifice d’environ deux centimètres de diamètre qui allait du revers jusqu’à la paume. C’est alors qu’il lui montra également sa main. L’homme ne dit rien. Il but le café clair, dont le marc, trouvé dans les ordures des bars, avait passé dans le filtre une ou deux fois. Ça lui replaça l’estomac.
1. « O homen do furo na mao », nouvelle extraite de Cadeiras Proibidas, Global Editora, Sao Paulo, cinquième édition, 1988.
2. Au Brésil, les voyageurs montent par la porte arrière de l’autobus et règlent leur passage à un receveur. Ils peuvent ensuite passer dans un tourniquet et se diriger vers l’avant où ils descendront du véhicule.