Né au sud du Brésil, dans l’État de Santa Catarina, et issu d’une famille d’origine allemande (ses aïeux sont arrivés au Brésil en 1830, durant la seconde grande vague d’immigration), Donaldo Schüler est pasteur luthérien, professeur, critique littéraire, philosophe et écrivain.
Spécialiste de la Grèce antique et traducteur en portugais de Finnegans Wake de James Joyce, il a également enseigné pendant plusieurs années l’exégèse du Nouveau Testament. Nous l’avons rencontré au moment où il venait de terminer un ouvrage sur Héraclite et travaillait à un essai consacré à la naissance de la prose en Occident*.
Nuit blanche : Vous avez commencé votre carrière en publiant un livre sur Homère. En parcourant l’ensemble de vos ouvrages, ceux de fiction comme ceux de théorie et de critique, on se rend compte que vous n’avez jamais cessé de vous référer à la Grèce antique et de la mettre en rapport avec la littérature brésilienne. Sur quelles bases établissez-vous cette articulation, surtout au moment où, si l’on se fie à Édouard Glissant, nous reviendrions à un monde présocratique ?
Donaldo Schüler : Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université, en 1962, ma principale préoccupation était de saisir la fonction sociale de la culture classique. Cette question était fondamentale parce que, pendant les années 60 et 70, les problèmes sociaux étaient comme vous savez très aigus au Brésil. Nous nous posions donc des questions générales au sujet de l’enseignement, de la fonction de l’université, etc. En réfléchissant à la pertinence d’une formation classique, j’ai compris que la pensée grecque était née de la réflexion des penseurs sur leur langue, laquelle reflétait évidemment leur culture. C’est par exemple à partir de la langue courante qu’ils ont forgé le concept de logos tel que nous l’entendons aujourd’hui.
En fait, les Grecs étaient moins intéressés par l’universalité qu’ils ne cherchaient à pénétrer profondément la réalité qui les entourait. La leçon définitive de la Grèce consiste dans le fait qu’elle nous apprend à penser notre situation concrète. Dans mon cas, dans ma situation brésilienne, je cherchais une méthode qui me permettrait de réfléchir sur la réalité et non sur les résultats. L’idée selon laquelle on doit préserver les résultats des efforts des créateurs et des hommes de lettres de la Grèce relève d’un faux classicisme. L’Occident s’est pendant longtemps réfugié dans une vision traditionnelle de la culture en ne se penchant que sur ses résultats.
Il s’agissait donc pour vous de réfléchir au processus à travers la langue.
D. S. : Les processus en général. Il s’agissait de réfléchir aux langues et aux mythes, mais d’abord et avant tout, j’y insiste, à notre réalité concrète. On peut se placer dans la culture grecque sans parler de la Grèce. Ce qui compte pour moi, c’est le processus, la méthodologie. Toute mon activité de critique et d’écrivain a été orientée par cette nécessité de faire face aux choses les plus proches de notre vie quotidienne.
Un souci phénoménologique donc…
D. S. : Nous discutions à l’époque la question du localisme et de l’universalisme. Certains penseurs et écrivains étaient attirés par la question universelle et d’autres plus spécifiquement par la réalité brésilienne. Je pense qu’il s’agit d’une fausse opposition puisqu’en pénétrant dans la réalité, on s’aperçoit que notre universalité commence où nous sommes. Je ne cherche pas d’abstraction universaliste parce que je travaille notre langue et notre mythologie en restant toujours conscient de mon insertion dans l’espace et le temps où je vis. Je suis Brésilien en particulier et Latino-Américain en général. Je ne peux y échapper. M’inscrire dans la réalité concrète est une obligation existentielle.
Au-delà des plans philosophique, pédagogique et politique, comment passez-vous, dans la littérature, d’Homère à Machado de Assis, Guimarães Rosa ou Drummond ? Est-ce à travers le tragique qui traverse leurs œuvres ? Autrement dit, sur le plan de la lecture des textes, comment employez-vous votre méthode ?
D. S. : La nature de la Grèce est révolutionnaire et l’Occident, quand il entre en contact avec elle à la Renaissance, connaît une incroyable révolution. Il est inutile de rappeler l’importance de la Grèce pour la littérature contemporaine. Au XXe siècle, le renouvellement des lettres commence avec Joyce, c’est-à-dire avec un texte, Ulysse, qui négocie avec Homère. Pour moi, la modernité commence avec Homère. En effet, si nous considérons que l’essence de la modernité est une position critique, il faut obligatoirement voir le fondement de cette position dans la Grèce. En Occident, deux mouvements s’opposent : un mouvement classique réactionnaire, conservateur, et un mouvement révolutionnaire, moderne. La Grèce est moderne et nous sommes modernes dans la mesure où nous perpétuons la tradition révolutionnaire grecque.
Au Brésil, les concrétistes, qui se sont également intéressés à Goethe, n’ont-ils pas « redécouvert » Homère ?
D. S. : Toute cette histoire a commencé avec Ezra Pound, qui a été en contact permanent avec les concrétistes et les a influencés dès le début du mouvement. Les Cantos commencent en reprenant l’épisode de L’odyssée où Ulysse arrive en enfer. Cette entrée dans l’enfer est une préoccupation constante des concrétistes brésiliens. C’est un concept qu’on pourrait lier à l’anthropophagie, dans la mesure où les valeurs qui circulent en enfer récupèrent, selon le processus de dévoration, ce qui a été déposé dans le passé, cette réassimilation étant bien sûr créatrice. Peut-être pourrait-on également rapprocher notre concrétisme de la peinture de Salvador Dali, qui entretient un rapport très étroit avec la tradition afin de la renouveler. Dans tous ces exemples, la tradition, loin de représenter une soumission au passé, se charge en fait de le réinventer.
C’est finalement ce qui explique l’importance d’Oswald de Andrade pour le concrétisme et pour la littérature brésilienne en général.
D. S. : Peut-être même y a-t-il là le passage entre le modernisme et le postmodernisme. Nous vivons actuellement ce passage. La réélaboration du passé est fortement présente dans le mouvement concrétiste qui, contrairement à ce qu’on a pu affirmer, demeure profondément lié non seulement à la tradition brésilienne, mais à la tradition occidentale en général. C’est un travail qui consiste à repenser le passé en fonction du présent.
Bref, un processus généralisé de traduction ou, pour employer le terme de Haroldo de Campos, de trans-création.
D. S. : C’est une question qui nécessite une réflexion sur la culture brésilienne en général, laquelle se présente comme révolutionnaire dès ses origines parce que, contrairement à ce qui s’est passé au Québec, la présence de l’Église au Brésil a toujours été problématique. Dès Gregório de Matos, la position brésilienne par rapport à l’Église a été critique. Même un prêtre comme Vieira a été persécuté par l’Inquisition. Il a été emprisonné au Portugal, mais il a été jugé à Rome parce que l’Inquisition romaine était plus libérale que celle de la péninsule ibérique. Vieira était d’une impressionnante intelligence critique par rapport à sa culture et à sa tradition jésuitique. On doit situer Machado de Assis dans cette tradition critique. Les Mémoires posthumes de Brás Cubas posent par exemple le problème de la mort comme mouvement critique de renouvellement. La vie est vue du point de vue de la mort, car le narrateur est un homme fictivement mort qui réfléchit sur la vie parce que la corruption réside justement dans la vie. Il corrompt le discours de la cour brésilienne, la prose conservatrice de l’Empire. Il brise ce discours et introduit un discours absolument révolutionnaire.
D’où cette idée de la fracture, que vous avez développée dans votre ouvrage sur Machado de Assis.
D. S. : Je pense que ce concept de fracture coïncide avec le concept de poésie. Il y a de la poésie quand il y a de la fracture. On voit ça chez Hölderlin et chez Mallarmé. Cela veut dire que les écrivains les plus révolutionnaires du Brésil sont toujours ceux qui se situent spécifiquement dans la tradition brésilienne, qui n’a jamais été conservatrice. Ce qui caractérise la culture brésilienne, c’est précisément son caractère révolutionnaire.
Mais le romantisme brésilien n’était pas critique, bien au contraire.
D. S. : Le romantisme qui s’est installé dans la critique littéraire brésilienne est en fait contraire au romantisme. Il a été un lyrisme superficiel, sentimental.
Est-ce que ce romantisme non critique est lié à la position des oligarchies brésiliennes ?
D. S. : Peut-être, mais c’est une question très complexe. Par exemple, José de Alencar, qui appartenait précisément à la classe dominante, a adopté, en dépit de sa position sociale, une position révolutionnaire sur le plan du langage, puisqu’il ne le pensait déjà plus en fonction de la colonisation mais en fonction d’un sociolecte brésilien à part entière. La source de l’œuvre de Guimarães Rosa est dans la conception du langage de José de Alencar. Iracéma constitue le premier jalon de ce travail créateur sur la réalité populaire.
Je voudrais maintenant que nous abordions votre intérêt pour les grandes figures mythiques. Je pense entre autres à Faust, Orphée et Narcisse.
D. S. : Les figures mythiques n’ont pas pour moi un caractère universel, elles sont plutôt un moyen de réfléchir sur la réalité, sur la condition humaine dans laquelle nous vivons. Faust a par exemple maintenant pris une signification en Amérique du Sud parce que l’un des aspects cruciaux de ce mythe est le développement sans limite. Comme nous sommes dans une situation où nous n’avons pas atteint le niveau de développement que nous souhaitons, le mythe de Faust exprime le besoin du peuple brésilien d’atteindre un niveau supérieur.
Votre roman Faustino est l’expression de cette démesure ?
D. S. : Oui. Si nous observons les peuples des pays industrialisés, nous constatons qu’ils vivent dans une situation très différente de la nôtre parce qu’ils ont atteint, c’est l’évidence, un niveau appréciable de développement. Le paradoxe, qu’a analysé Octavio Paz, c’est qu’un pays comme les États-Unis, qui a été fondé sur une conception révolutionnaire, est devenu conservateur. Pourquoi ? Parce que ses habitants vivent déjà une situation que nous voudrions atteindre, une situation que nous pourrions considérer comme satisfaisante.
Et Narcisse ? Il me semble que dans ce cas, c’est une façon d’en finir, par le biais d’une discussion avec Baudrillard, avec les reliques de nostalgie qu’on trouve chez Heidegger. Ne constate-t-on pas ici un lien entre la Grèce et la postmodernité ?
D. S. : Pourquoi pas ? J’ai commencé à m’intéresser à Narcisse à partir de l’essai de Baudrillard sur la séduction. Baudrillard dit que, de tous les mythes de l’Antiquité, celui de Narcisse est le plus actuel, précisément parce que Narcisse se nourrissait de son image et qu’il était condamné à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Le problème, c’est que cette condamnation n’existe plus aujourd’hui. Nous acceptons l’image comme telle, nous pensons qu’au-delà de la peau il n’existe rien, que la surface est tout. Nous nous sommes pour ainsi dire réconciliés avec l’image.
Mais cette réconciliation n’est-elle pas le signe, pour parler comme Christopher Lash, d’une culture du narcissisme où la vanité, transformée en performance, devient une valeur cardinale ?
D. S. : Mais cet aspect est également présent dans la pensée française. Chez Deleuze et Derrida par exemple, il n’y a pas de philosophie de la profondeur. Deleuze s’oppose très fortement à la psychanalyse parce qu’elle est toujours une psychanalyse de la profondeur et que, pour cette raison, elle reste attachée à la conception métaphysique traditionnelle. Cette position est également présente dans le concrétisme brésilien et, plus généralement, dans le modernisme du XXe siècle, où la liaison avec l’image est décisive. Cela dit, je pense qu’on doit garder une position critique par rapport à l’image parce qu’autrement, nous perdrions notre autonomie, la possibilité de réfléchir, de prendre des décisions responsables. Partant, ma « liaison » avec Narcisse est une relation dialectique. Il est nécessaire d’analyser la surface, la réalité superficielle.
Dans A palavra imperfeita, vous analysez « Profissão de fé », le grand poème d’Olavo Bilac, mais aussi « o ovo de galinha », de João Cabral de Melo Neto. Doit-on comprendre votre notion d’imperfection du mot, de la parole, comme un mode d’articulation du corps du texte et du corps de l’homme à travers un monde où la plénitude est perdue et où on assiste à la faillite du sublime ?
D. S. : Lorsque Orphée, venant de l’enfer, entre dans l’histoire, il subit une déchirure. Si Orphée peut être considéré comme métaphore de la poésie, il doit l’être comme un symbole, un être déchiré. Cet aspect de la déchirure fait en sorte que la poésie participe de la fragmentation en général, dont nous avons une conception très aiguë à partir du romantisme, qui continue aujourd’hui à fonder notre expérience de la réalité. Dans le contexte de fragmentation de la littérature actuelle, on peut soit adhérer à la déchirure, soit chercher à reconstruire une réalité déjà dépassée, comme c’est en partie le cas chez T. S. Eliot. Peut-être même Ezra Pound maintient-il une vision métaphysique dans son désir d’édifier une totalité, laquelle est toujours liée au passé. Je pense que c’est en cela que Derrida nous offre une nouvelle possibilité, c’est-à-dire un moyen de vivre sans conflit avec la déchirure, d’assumer la pluralité de la déchirure, de l’accepter alors qu’on la refusait encore au début du siècle.
Avec Eros : dialética e retórica, qui date de 1992, vous entrez dans une phase de votre œuvre où la relation entre la théorie et la fiction semble être devenue plus complexe. Ce livre se présente comme une lecture fictionnelle du Banquet de Platon, et vous en venez à insister sur la dé-essentialisation caractéristique de notre époque, dé-essentialisation qui résulte en une prolifération inouïe des signes. N’y a-t-il pas, dans cette prolifération, le risque de la fuite en avant schizophrénique ?
D. S. : Cette question est liée à ma biographie parce que je suis un fictionniste qui a été formé dans les cadres de l’université. J’ai donc construit ma vie, une vie critique, autour de la nécessité d’une analyse inévitablement liée à ma situation professionnelle. Cela n’est pas exceptionnel au XXe siècle, car c’est la caractéristique de cette littérature de dépasser les frontières entre la réflexion et la création. Je me situe évidemment dans cette tendance, car je prétends effacer la frontière entre la position critique et la position créatrice, faire une critique dans la fiction et une fiction dans la critique. Dans Eros : dialética e retórica, je pars du principe qu’il faut analyser Platon, non pas à partir des Idées, mais à partir de la situation concrète et littéraire. Platon s’inscrit dans une tradition littéraire où la tragédie, l’épopée et la rhétorique sont essentiels. Il est conscient de son statut d’écrivain et de l’exercice de la parole à un point tel qu’on peut affirmer qu’il est le premier véritable écrivain de l’Occident. C’est dans cette situation textuelle que Platon se demande, en tant qu’écrivain, si la réalité concrète du texte constitue vraiment la réalité ultime. Doit-on chercher une réalité au-delà du texte ? En préférant la réalité au texte, Platon devient dialectique. C’est là que réside la différence entre une position rhétorique, qui accepte le texte comme texte, et une position dialectique, qui doit dépasser le texte. Dans mon ouvrage, j’adopte une position intermédiaire. Je ne pense pas qu’on doive abandonner la dialectique parce qu’elle déclenche le mouvement, contrairement à la rhétorique, qui le coupe. Lorsqu’on paralyse le mouvement, on se coupe de l’histoire et on perd tout espoir. Je ne cherche pas à retourner à une position métaphysique traditionnelle, mais je crois qu’il ne faut pas négliger sa contribution. Si on ne retient pas sa leçon, on risque de perdre les interrogations qu’elle soulève pour l’humanité et qui continuent d’agir dans l’espace historique où nous vivons.
Comment situez-vous votre œuvre fictionnelle dans cet espace ? Je pense ici à O tatu.
D. S. : L’idée de O tatu m’est venue à partir d’un traité que j’ai consacré à la poésie du Rio Grande do Sul. Cette poésie est incompréhensible sans l’apport des Açoriens qui ont occupé notre espace et ont formé la première couche de civilisation de notre État. La légende du tatou vient de la littérature orale de la péninsule ibérique et a pris des caractéristiques particulières, puisqu’elle a évidemment connu des adaptations qui ont permis d’exprimer les besoins du peuple vivant de notre côté de l’Atlantique. J’ai voulu refaire cette littérature qui, à l’origine, était orale, en lui donnant les traits de la littérature écrite, en en faisant une rimance, c’est-à-dire un type de littérature orale qui existait déjà en Europe et qui s’était constitué en marge des grandes épopées comme le Cantar del mio Cid. Il s’agit de petits conflits où s’expriment l’homme ignoré ainsi que ses besoins particuliers.
Ces conflits sont également sensibles dans Chimarrita et dans A mulher afortunada, deux textes qui sont pour ainsi dire complémentaires.
D. S. : Je me déclare féministe (rires) ! On ne doit concéder aucun privilège aux hommes par rapport aux femmes. Mais je pense que la liberté, qui constitue l’enjeu fondamental du féminisme, doit être conquise. Les femmes ne doivent pas s’attendre à ce que les hommes leur accordent les privilèges sur lesquels ils ont assis leur domination. L’idéal de liberté que visent les féministes doit être élaboré par les femmes elles-mêmes. Dans A mulher afortunada, je situe le problème du féminisme au niveau de la classe sociale où la femme a conquis une situation matérielle qu’on peut qualifier d’idéale. C’est précisément ici que commencent les problèmes féminins. Dans Chimarrita, le problème se situe dans la classe sociale inférieure : il s’agit d’une femme du peuple, d’une femme anonyme qui vit dans une situation où elle ne peut réaliser ses espoirs. Mais cette nécessité de la lutte est inscrite dans tous mes personnages, qu’ils soient féminins ou masculins.
Le tatou est donc lui aussi en lutte ?
D. S. : Bien sûr, contre les forces obscures. Nous avons tous des limitations, c’est ce que montre Faust. En tant qu’humains, nous avons un caractère démoniaque, nous sommes mus par la révolte, par la lutte contre des situations concrètes à transformer. Or, ces limitations doivent être perçues non pas négativement – je ne suis pas négativiste – mais positivement. La situation humaine se trouve ainsi valorisée, ce qui donne à la condition humaine une dimension exceptionnelle où l’être humain se présente toujours dans une situation exceptionnelle.
Est-ce cette situation exceptionnelle qui surgit dans la guerre sainte de Santa Catarina, qui a lieu de 1912 à 1916 et à laquelle on assiste dans Império Caboclo ? Cette situation n’est-elle pas celle du langage lui-même ? Vous écrivez par exemple : « Les mots que disent les autres ne signifient rien. Les signifiants ne sont que ceux que nous-mêmes inventons ; les sens, que ceux que nous créons nous-mêmes, le monde n’est que ce que nous-mêmes construisons, même si en lui ne vit que le constructeur et personne d’autre. » Rien ne semble exister avant l’être humain.
D. S. : Il faut comprendre Império Caboclo en fonction du messianisme inscrit dans la tradition brésilienne. Ce messianisme est facilement lié au faustisme. Mes personnages fictionnels doivent être considérés en fonction de leur capacité et de leur désir de se dépasser eux-mêmes, en transcendant la situation concrète dans laquelle ils sont inscrits.
En somme, une sorte de théologie de la libération.
D. S. : Oui. J’ai inscrit volontairement la théologie de la libération dans cette fiction. Comme toute situation concrète dans laquelle nous sommes engagés, le messianisme ou la théologie de la libération sont des signifiants. Nous dépassons les limites entre la réalité et la fiction parce que la réalité tout entière est une fiction faite de signifiants. Notre tâche est de transformer ces signifiants en significations, d’être toujours poètes, et pas seulement au moment où nous écrivons. Il s’agit de faire de la vie de la poésie. C’est pourquoi, par rapport à la fiction, je pense avec Kierkegaard qu’on doit faire un saut dans l’impossible. Ce saut peut expliquer la dualité entre la situation concrète et la possibilité d’une réalité qui puisse la dépasser, d’une réalité qui ne soit pas rationnelle ou fondée sur la rationalité. Peut-être peut-on atteindre un autre niveau avec ce saut. Le saut poétique est un saut dans l’absurde.
*Professeur à la retraite mais toujours très actif, Donaldo Schüler est l’auteur de plusieurs ouvrages de fiction en plus de nombreux articles et ouvrages de théorie et de critique littéraire. Il vient de faire paraître la traduction brésilienne, accompagnée d’une imposante fortune critique, de Finnegans Wake de James Joyce sous le titre Finnicius Revém (Casa de Cultura Guimarães Rosa/Atelier, Porto Alegre/São Paulo, 1999, 4 volumes). Dans le domaine de la fiction et de la poésie, il a notamment publié Império Caboclo (Université Fédérale de Santa Catarina/Movimento, Florianópolis/Porto Alegre, 1994), Faustino (Mercado Aberto, 1987), Chimarrita (Movimento, 1985), Martim Fera (Movimento, 1984), O tatu (Movimento, 1982), A mulher afortunada (Movimento, 1981) et un récit pour enfants : Astraunota (LP & M, 1985). Des essais, citons Narciso errante (Vozes, Petrópolis, 1994), Eros : dialética e retórica (Université de São Paulo, 1992), A prosa fraturada (Université Fédérale du Rio Grande do Sul, 1983) et A palavra imperfeita (Vozes, Petrópolis, 1979). Mentionnons enfin ses ouvrages à caractère didactique : A poesia no Rio Grande do Sul (Mercado Aberto, 1987), Literatura grega (Mercado Aberto, 1985), Plenitude perdida (Movimento, 1978) et Aspectos estruturais na Ilíade (Université Fédérale du Rio Grande do Sul, 1972). Sauf indications contraires, ces ouvrages ont été publiés à Porto Alegre.