Certains tombent dedans lorsqu’ils sont jeunes et Pierre Graveline est sans contredit de ceux-là. À peine âgé de quatorze ans, il entend le chant du vaste monde, envoûtant comme l’appel des sirènes. Seul, il part pour Plattsburgh en auto-stop, à l’insu de ses parents et de sa grand-mère. À dix-sept ans, il effectue le tour du Québec en voiture puis en stop, d’est en ouest. Sans trop le savoir, l’adolescent peaufine son art de l’errance, qui le pousse bientôt à traverser l’Atlantique. En 1971, il rejoint Amsterdam, ville qui a la cote chez les voyageurs de l’époque en raison de sa tolérance exemplaire. Il a dix-neuf ans, l’insouciance de la jeunesse et une liasse de chèques de voyage anémique en poche : Graveline voyage léger.
À voyager léger, il arrive que l’on dévie de sa trajectoire, emporté par d’insondables courants telluriques. Devant à l’origine retrouver des amis en Provence pour ensuite gagner l’Afrique du Nord, Graveline dérive plutôt vers la Turquie. Dès le second chapitre, le voyageur passe des Pays-Bas à la Belgique, de la France à la Suisse, de l’Italie à la Tchécoslovaquie pour transiter par Istanbul, où il tombe littéralement de l’autre côté du miroir, happé de plein fouet par cet Orient mystique dont l’exotisme fascine depuis des lunes l’imaginaire occidental. Istanbul est également le point de départ du mythique hippie trail, emprunté quotidiennement par d’innombrables jeunes hippies en partance vers l’Inde, ultime destination que convoitait déjà, quinze ans avant Graveline, Nicolas Bouvier dans son magnifique ouvrage L’usage du monde, réédité en 2014 aux éditions du Boréal.
Cette coïncidence entre les trajets des deux écrivains justifie le jeu des comparaisons : Bouvier avait pour compagnon son ami Thierry Vernet, peintre de profession ; Graveline fait quant à lui la connaissance de Calou, « Parisien pur beurre », avec qui il se lie d’amitié. Il rencontre aussi dans un boui-boui trois Lavallois, propriétaires d’un Volkswagen Van qui les conduit tous sur plusieurs centaines de kilomètres, avant de s’échouer, convulsif, au pied du mont Ararat. Ensemble, accompagnés pour un moment d’un couple d’héroïnomanes allemands et de deux candides Anglaises, ils traversent l’Iran, l’Afghanistan puis le Pakistan, lieu de séparation de la majorité d’entre eux.
Alors que Bouvier termine son récit sur la passe de Khyber, d’où il « reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien », Graveline consacre la moitié de son livre à ses pérégrinations en terres indiennes, qu’il poursuit désormais en solitaire après avoir accidentellement égaré Calou lors d’un raid aérien pakistanais. En rickshaw, en autocar, en train, en auto-stop, tous les moyens de transport sont bons pour répondre à l’attraction invariablement renouvelée qu’exercent les destinations dont les noms brillent comme mille promesses : Delhi, Bombay la nouvelle Babel, Panaji, Goa. Le globe-trotter vend ses vêtements afin de prolonger sa quête obstinée de l’ailleurs, se fait joueur de musique ambulant et demande l’aumône à des Indiens fascinés par la présence de ce curieux Occidental en territoire si reculé. Il atteint par la suite Katmandou, Népal, point de chute de ce parcours épique au bout duquel il revient complètement fauché, mais riche d’un fonds d’expériences inépuisable qui lui durera une vie et au-delà peut-être, car comme l’écrit le poète Emerson, le bénéfice du voyage est réel, « parce que nous avons droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions ».
Les frontières, Graveline les traverse à la vitesse grand « V », en imposant dès les premières pages de Voyageur un rythme effréné à son récit, qui aurait pu tirer profit de sa philosophie du voyage, qui se résume selon sa propre formule par « ça prendra le temps que ça prendra ». Son récit est d’ailleurs à l’image de ce trentenaire français croisé à Katmandou, qui dispose d’une quinzaine de jours pour accomplir son « tour du monde tout compris » ; à vouloir tout montrer, tout voir, il peut arriver que le contraire se produise. Cela explique probablement le manque occasionnel de ventilation de l’information portant sur les endroits visités, livrée en bloc et parfois sèchement. Il faut pourtant bien avouer que la vitesse et l’effervescence de l’action favorisent l’adhésion du lecteur, aspiré dans cet incessant tourbillon de découvertes et de rencontres en tous genres dont l’intérêt n’est pas même entamé par les quelques tics d’écriture et scories mineures qui ont passé le tamis de la révision. L’occasion de musarder avec Graveline est trop belle pour ne pas être saisie sans réserve.
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