Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple peut être lu comme le prolongement de Retour à Reims (Fayard, 2009), dans lequel Didier Eribon revenait – au propre comme au figuré – sur les lieux et sur l’époque de sa jeunesse au sein d’une famille de la classe ouvrière, dans le Nord-Est de la France.
Dans Retour à Reims, l’auteur disait son désir irrépressible de s’en extraire, allant jusqu’à couper pratiquement tout contact avec les siens. Seuls lui restaient les rapports sporadiques qu’il entretenait avec sa mère et qui sont au cœur de son dernier ouvrage.
À lui tout seul, le titre – Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple – donne le programme. Le sociologue et philosophe y raconte comment, avec l’usure du temps, la dégradation physique et intellectuelle de leur mère les avait résolus, lui et ses frères, à la placer en maison de retraite. « La fatalité du vieillissement […] se trouvait condensé[e] dans cet instant fatal de la décision inéluctable [qui] s’imposait à nous, s’imposait à elle, balayant ses désirs, ses envies, et toute possibilité de révolte et d’action. »
À coups de « tu seras bien ici », « nous viendrons te voir », « tu n’es plus en sécurité chez toi », leur mère avait fini par se résigner à emménager dans un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « Chacun faisait semblant de croire au jeu de l’autre, chacun faisait semblant de ne pas connaître la vérité. » La vérité, nous dit Eribon, c’est que « cela ressemblait à une garderie d’enfants pour personnes âgées redevenues des enfants, mais sans futur devant eux ». Dans le cas de sa mère, ce futur n’aura duré que sept semaines. Pour se soustraire à son sort, elle s’est laissée mourir en cessant de s’alimenter.
De ces établissements où l’on gare les vieux, l’auteur dira : « [C]ouper les personnes âgées de la vie normale et les rassembler avec des inconnus signifie les condamner à la solitude ». Ceux qui s’y retrouvent voient leur identité s’effacer peu à peu. « Que reste-t-il du ‘moi’, qu’advient-il au moi quand il ne subsiste presque rien de son ‘territoire’ d’avant et que l’on ne maîtrise presque plus rien du peu ou du très peu qu’il en reste ? »
Les conditions de vie auxquelles sont contraintes les personnes âgées vont fournir à Didier Eribon matière à réfléchir non seulement sur le sort de sa mère, mais également sur le phénomène du vieillissement dans nos sociétés qui, bien souvent, occulte – en l’ignorant – l’inéluctable effacement auquel nous sommes tous condamnés.
La mort de sa mère sera également l’occasion pour lui de revenir sur ce qu’avait été la vie de cette femme, depuis sa naissance illégitime, les abandons successifs de son père puis de sa mère, son entrée dans le monde du travail à 14 ans, son mariage à 20 ans avec un homme qu’elle n’aimera jamais, jusqu’à sa fin dans un mouroir institutionnel à 87 ans.
À travers son histoire, Didier Eribon brosse le portrait de la classe ouvrière dont il est issu et dont il n’aura de cesse de gommer les traces dans la vie qu’il s’est choisie. En passant de l’état de fils d’ouvrier à celui d’intellectuel parisien, cet ancien trotskiste reconnaît être devenu un transfuge de classe, avec les changements de mode de vie et de valeurs que cela suppose. La proximité avec sa mère s’en trouva d’autant distendue. Cet éloignement ne nourrissait pas, chez lui, une secrète culpabilité, mais se présentait comme une réalité avec laquelle il devait composer. Il dira, par exemple : « [M]a mère était une vieille femme raciste, et je devais l’accepter telle qu’elle était ». Avec sa mort disparaissait, sans doute, le dernier point d’ancrage qui le rattachait à un milieu jugé trop étroit.
Sur une solide armature intellectuelle puisant aux sources de la sociologie des classes et de la philosophie politique, Didier Eribon élabore un récit intime d’une grande sensibilité et dont la portée va bien au-delà de son histoire personnelle. Dans les sociétés vieillissantes comme la nôtre, Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple sonne comme un rappel de notre fragilité et un appel aux nécessaires solidarités pour s’y confronter. Un livre touchant qui donne beaucoup à réfléchir.