L’incipit pourrait laisser croire à une confession : « Je suis une parvenue au sens propre du mot ». Mais non. Pas des confessions qu’accompagneraient des regrets, plutôt l’expression d’une grande fierté pour avoir gravi les échelons de la hiérarchie sociale.
Denise Bombardier refait le chemin qu’elle a parcouru depuis ses origines, qu’elle n’a de cesse de décrire comme exécrables et jadis source de honte, jusqu’à la notoriété dont elle jouit présentement. Une ascension qui apparaît d’autant plus vertigineuse qu’elle part de loin, à l’en croire, née dans une famille toxique : une atmosphère viciée par un père de qui elle se sent ignorée et qu’elle déteste, par la violence verbale et les beuveries qui s’ajoutent à la pauvreté culturelle et à une constante préoccupation à propos de l’argent. Toutefois, la mère, freinée dans ses ambitions à dix-huit ans par la naissance de sa fille, reportera sur elle son désir de mobilité sociale. Ainsi, à trois ans, Denise sera inscrite au cours de diction de la réputée madame Audet, plus tard au cours secondaire privé Lettres Sciences. Contre le gré de son père, laisse-t-elle entendre, mais avec l’appui de ses tantes maternelles bien-aimées, qui ont travaillé pour des Juifs et qui ont pu mesurer la richesse et le statut auxquels donne accès l’éducation. C’est sans compter la part de la fille elle-même, d’une intelligence vive. Son amour des livres et de la connaissance, soutenu par un caractère bien trempé et un tempérament énergique, l’amèneront jusqu’au doctorat et feront d’elle une battante.
Sa montée est liée de près aux transformations du Québec. Elle est un témoin privilégié de la scène politique à titre de journaliste et d’animatrice à la télé de Radio-Canada et plus tard de romancière et d’essayiste. Une vie sans peur et sans regret consacre plusieurs chapitres aux événements qui ont marqué l’histoire du Québec et aux émissions de la télé d’État que l’auteure a animées. Les rapports harmonieux ou conflictuels entretenus avec ses patrons et collègues y sont également commentés. Polémiste aguerrie, elle se fait remarquer. Son amour pour la France n’est d’ailleurs pas étranger à son sens de la répartie et à ce goût pour le débat qu’elle peut y satisfaire, alors qu’il lui vaut souvent d’être attaquée en son pays. Au cours de fréquents voyages à Paris, elle obtient des entrevues de politiciens, d’écrivains et d’artistes des plus en vue. Les portes de l’intelligentsia lui sont ouvertes en sa qualité de Québécoise au franc-parler. C’est d’ailleurs en France que sa valeur est d’abord célébrée, à l’Élysée, par le président Mitterrand, qui lui décerne en 1993 le titre de chevalier de la Légion d’honneur. Elle ne cachera pas sa morosité à l’égard du Québec et du Canada, qui ne reconnaîtront ses mérites que des années plus tard : par l’Ordre national du Québec en 2000 et l’Ordre du Canada en 2016. En 2009 la France l’aura à nouveau honorée avec le grade d’officier de la Légion d’honneur, privilège rarissime.
Outre ses confidences sur sa famille et ses milieux de travail – elle ne dévoile cependant rien sur ses frère et sœur, si ce n’est pour dire qu’ils ont une autre vision de leur famille commune –, l’auteure raconte les saisons de sa vie amoureuse, maris, amants, passions, ruptures, avec bienveillance pour ces hommes qui l’ont aimée et qu’elle a aimés. Jusqu’au mari actuel, qu’elle qualifie d’« homme miracle ». Des amies, femmes fortes et engagées, qui partagent son sens de la fête, occupent une place de choix dans son vaste réseau. Quant à son fils, si elle lui voue un amour inconditionnel, elle se garde avec raison de trop le dévoiler.
Une vie sans peur et sans regret atteste le talent de l’écrivaine et son franc-parler. On est en droit de s’interroger cependant sur la pertinence d’écorcher des personnalités publiques dans ces mémoires. Est-ce cette plus qu’inélégance qui justifie la qualité de parvenue qu’elle se prête en avant-propos ? Car est parvenu, selon le Petit Robert, celui « [q]ui atteint rapidement une importante situation sociale, sans en acquérir les manières, le ton, le savoir-vivre ». Il faut croire que la polémiste aime bien entretenir l’image que se fait le public de son personnage à laquelle elle se défend pourtant de correspondre.