Avec L’adversaire, D’autres vies que la mienne et Limonov, l’auteur a montré son talent dans l’art de transformer en histoires captivantes des réalités qui pourraient, somme toute, être oubliées dans la banalité des faits divers.
Après son récit autobiographique Yoga, l’écrivain vivait une sorte de passage à vide et cherchait à retourner à la chronique. Il a contacté L’Obs pour reprendre du service. Le magazine, bien content, l’accueille pour quelques articles et lui propose de couvrir le procès des attentats du 13 novembre 2015, qui firent 130 morts un vendredi 13 (d’où le titre du livre, V13) sur des terrasses des 10e et 11e arrondissements de Paris, au Stade de France et dans la salle de spectacle du Bataclan, où l’on a dénombré le plus de morts (90) et des centaines de blessés. Tout cela, on l’apprend dans la postface signée par Grégoire Leménager, directeur adjoint de la rédaction de L’Obs. Carrère acceptait tout un contrat ! Le procès débuta le 2 septembre 2021 et ne se termina que le 7 juillet 2022. Bien que le nombre d’accusés ait été assez restreint, la plupart des terroristes étant morts, il fallait entendre toutes les plaidoiries des parties civiles et elles étaient très, très nombreuses : il y avait non seulement les survivants, mais aussi les proches qui ont perdu un être cher – conjoint, conjointe, frère, sœur, père, mère, enfant, ami proche, etc. Pas étonnant que le procès ait duré si longtemps ! À la base de V13, ce sont les chroniques que Carrère fit parvenir au magazine, légèrement remaniées afin de les amener à la consistance d’un livre.
Ce livre permet de donner « vie » aux morts, aux blessés, aux défigurés, aux amputés. Aussi à ceux dont on parle moins, mais qui doivent vivre avec des séquelles intenses : stress post-traumatique, dépression, anxiété, perte d’emploi. L’auteur ne peut s’arrêter à toutes les histoires personnelles, mais il le fera pour plusieurs. Ainsi, celle de Georges Salines, qui a perdu sa fille au Bataclan et qui a écrit un livre sous forme de dialogue avec Azdyne Amimour, père de l’un des terroristes. Celle de Nadia Mondeguer, qui enseigne l’arabe et dont la fille a été tuée sur la terrasse du restaurant La Belle Équipe en compagnie de son nouvel amoureux. Celle de Clarisse, une survivante qui trouve ridicule de « mourir dans une petite salle de concert où je suis venue écouter un groupe de rednecks californiens sympas mais pas très bons ». Carrère s’attarde aussi sur Salah Abdeslam, l’un des principaux terroristes, qui aurait dû se faire sauter, mais qui a reculé au dernier moment. Pourquoi ? Par lâcheté ? Par dégoût ? Par perte de conviction ? On ne le saura jamais. Ce que l’on saura est qu’il voudrait que la Cour fasse l’effort de comprendre les jihadistes au lieu de les considérer comme de simples criminels. Il sera condamné à perpétuité, jugement que Carrère trouve trop sévère puisque cette peine est la même que celle qu’auraient obtenue des terroristes meurtriers si seulement ils avaient survécu. Il sera aussi question de bourdes policières, d’indices que l’on a laissés de côté, du travail ingrat mais remarquable des avocats de la défense.
On se laisse d’autant plus entraîner dans V13 qu’il ne contient que peu de paragraphes, du moins Carrère n’en abuse pas, de sorte que nous sommes happés par notre lecture sans trop pouvoir nous arrêter. Le procédé devient très efficace, surtout dans les descriptions de l’horreur telles que « Dans la fosse ».
V13 : un livre qui se lit dans l’urgence.