Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les inégalités économiques que nous connaissons aujourd’hui ne sont pas propres à notre époque. Même si les statistiques paraissent accablantes à ce sujet (« Le 1 % des ménages les plus riches de la planète détient aujourd’hui un peu plus de la moitié du capital privé mondial »), Walter Scheidel, historien de formation, nous apprend dans son Histoire des inégalités de l’âge de pierre au XXIe siècle qu’il en fut toujours ainsi dans toutes les sociétés le moindrement développées sur le plan économique. À titre d’exemple, il nous apprend qu’« en Angleterre, à la veille de la Première Guerre mondiale, les 10 % des ménages les plus riches détenaient 92 % du capital privé ». Mieux : « [I]l y a deux mille ans, dans l’Empire romain, les plus importantes fortunes privées étaient environ 1,5 million de fois supérieures au revenu moyen par habitant ».
Voilà donc la chose entendue, jamais les humains n’ont vécu dans un monde égalitaire. Les inégalités entre individus apparaissent donc inhérentes à tout développement des sociétés. Pour s’en convaincre, nous dit l’auteur, il suffit d’observer les luttes hiérarchiques qui se jouent dans les clans familiaux chez nos cousins les chimpanzés, les gorilles ou les bonobos, dont nous sommes les descendants. C’est dans cette hiérarchisation à l’intérieur de ces clans que Scheidel voit les racines des inégalités sociales.
L’auteur nous apprend que ces inégalités étaient moins grandes quand nos ancêtres étaient chasseurs-cueilleurs, leur mode de vie itinérant ne favorisant pas la thésaurisation. Mais, devenus sédentaires à la suite de la domestication du végétal (riz, blé, etc.) et de l’animal, ils ont amorcé, ce faisant, le début d’une croissance économique qui, à son tour, a généré des inégalités dans la répartition des richesses entre les individus, qui n’ont fait que s’accroître par la suite.
Sur le temps long, ces sociétés sédentarisées se sont développées jusqu’à devenir des États en se dotant de toutes les institutions qui en sont les attributs (système politique, judiciaire, militaire, règles successorales, etc.). Ces institutions, de tout temps et sous toutes les latitudes, n’ont fait que soutenir le mouvement d’inégalité mis en branle par la croissance économique.
L’auteur en arrive donc à établir la règle selon laquelle ce sont l’essor des civilisations et les périodes de paix et de prospérité qui favorisent le plus la polarisation entre riches et pauvres. Plus ces périodes se prolongent, plus ces écarts se creusent, écarts qui à terme risquent de faire imploser les sociétés qui les ont vu naître. Mais Scheidel nous dit qu’il est impossible de prédire le niveau que doivent atteindre ces écarts pour enclencher un mouvement de redistribution des richesses entre individus.
Seuls quatre phénomènes peuvent réduire ces écarts prétend-il. Ce sont ce qu’il appelle les quatre cavaliers de l’Apocalypse, soit la guerre, la révolution, l’implosion des sociétés et les épidémies. Pour chacun de ces phénomènes, il étaie sa thèse à même les grands faits de l’Histoire. Ainsi les deux grandes guerres qu’a connues le XXe siècle – qu’il réunit sous le vocable « la guerre de trente ans » – ont été suivies d’une période d’enrichissement collectif appelée les « trente glorieuses ».
Pour ce qui est des révolutions d’avant le XXe siècle, il souligne leur capacité limitée à redistribuer durablement la richesse, comme ce fut le cas, nous dit-il, de la Révolution de 1789 en France. Ce sont les révolutions issues du communisme qui ont surgi après le début du XXe siècle qui ont véritablement disloqué l’ordre social existant et, pour un temps, favorisé l’apparition d’une société égalitaire.
Enfin, Scheidel démontre que la Grande peste qui a ravagé l’Europe au XIVe siècle, en fauchant entre 25 % et 30 % de la population, a contribué à améliorer le sort des travailleurs car, devenus moins nombreux, ils étaient mieux à même de négocier des conditions de travail plus avantageuses auprès de leurs employeurs.
En plus de mettre au jour les mécanismes qui favorisent les disparités économiques dans une société, le projet d’Une histoire des inégalités de l’âge de pierre au XXIe siècle est également et surtout d’en prendre la mesure. Pour les périodes qui ont laissé des traces écrites, l’auteur peut s’appuyer sur une abondante documentation. Pour les époques plus lointaines, ses sources sont indirectes. Ainsi il déduira d’une sépulture plus richement ornée que les autres un statut plus élevé pour la personne défunte. De même, constatant la présence d’anciennes enceintes, il en déduira qu’elles ont été sans doute érigées pour protéger un patrimoine qui risquait de faire envie à d’autres moins bien lotis.
Walter Scheidel a choisi d’adopter, dans son analyse, les arguments socioéconomiques de notre époque pour éclairer notre passé lointain, ce qui rend parfois un peu aride la lecture de cet ouvrage étourdissant d’érudition pour qui maîtrise mal les concepts liés au monde de l’économie. Il faut donc au lecteur plus qu’un intérêt de dilettante pour l’histoire pour prendre plaisir à lire cette Histoire des inégalités, car celle dont il est question ici puise sa matière davantage dans l’univers des inventaires patrimoniaux que dans le souffle de l’émotion et de l’épopée.