Dès le début de son remarquable ouvrage, l’auteur nous en donne les clés : « [D]ans ce livre je m’attache à décrire, à travers une démarche combinant géographie, histoire et ethnologie, les conditions particulières dans lesquelles l’Angleterre et la France se sont constituées en tant que nations […] et comment [elles] ont construit des identités nationales différentes à partir des mêmes composantes celtiques, romaines et germaniques ».
Mais il serait réducteur de croire que Gilles Bibeau ne s’intéresse qu’à ces deux pays, même si ceux-ci – en particulier l’Angleterre – constituent le cœur de son récit. Son propos est beaucoup plus large puisqu’il englobe à la fois la saga des Vikings (appelés ici Norois) qui ont « découvert » et colonisé l’Island, le Groenland et le Vinland (Terre-Neuve) entre 750 et l’an 1000 ; les querelles qui ont opposé, aux XVe et XVIe siècles, l’Espagne et le Portugal au sujet du partage de l’Amérique du Sud ; les incursions portugaises dans le Sud-Est asiatique de même que celles des Pays-Bas du côté de l’Indonésie.
Dans cette course aux colonies, il n’est pas étonnant que les intérêts anglais et français en Amérique du Nord se soient souvent heurtés, avec les résultats que l’on sait. Il y avait longtemps que les relations privilégiées entre les deux nations avaient commencé à se détériorer. Gilles Bibeau fait remonter à la conquête de l’Angleterre, en 1066, par les Normands, le début de cette rupture.
L’arrivée de Guillaume Plantagenêt sur le trône d’Angleterre allait en effet imposer peu à peu aux Anglais une forme féodale de monarchie, héritée des Capétiens qui régnaient alors en France. Ce modèle fut mal accepté de l’autre côté de la Manche. Dès 1215, les barons anglais adoptaient la Magna Carta, qui limitait le pouvoir du roi, jetant ainsi les bases d’une monarchie constitutionnelle. De son côté, la monarchie française allait évoluer dans une tout autre direction, vers l’absolutisme royal dont le plus illustre représentant fut Louis XIV.
À cet important marqueur identitaire, il faut ajouter, nous dit Bibeau, « l’Église anglicane, la langue anglaise, la Common Law, la marine royale, l’aristocratie des Lords, les bâtiments gothiques du parlement de Westminster et bien sûr, l’Empire britannique ». Ce sont là, affirme l’auteur, les piliers sur lesquels s’est construite l’anglicité, l’identité nationale anglaise. Certains pourront regretter qu’il n’ait pas fait le même exercice identitaire pour la France.
L’anthropologue de formation résume ainsi son ouvrage : « À travers une trentaine de vignettes, de scènes de rencontres, de portraits de personnages et d’épisodes de l’histoire, j’ai décrit dans mon livre ce qu’a été la marche initiale de deux empires […] qui ont imprimé une marque indélébile non seulement sur la formation du Canada mais également sur l’histoire de toutes les nations autochtones, depuis l’Arctique jusqu’à la vallée du Saint-Laurent ».
Du point de vue du lecteur, ce sont plus que des vignettes que l’auteur nous donne à lire. Professeur émérite à l’Université de Montréal, Gilles Bibeau signe, avec Une histoire d’amour-haine, une immense fresque historique d’une prodigieuse érudition, qui tient à la fois de la saga, du récit d’aventures et de l’étude ethnologique. Un livre rare.