Cet essai débute sur un constat somme toute anodin : les enfants assis dans leur poussette tournent le dos à leurs parents plutôt que de leur faire face. Ce détail, aussi insignifiant qu’il puisse paraître, est pourtant révélateur de la conception postmoderne du soi auto-construit. À partir de cet élément, Olivier Rey, chercheur au CNRS, va identifier et analyser les composantes de cette tendance lourde de la culture occidentale d’aujourd’hui.
Une des explications de ce retournement dans les poussettes est d’ordre démocratique. À un certain moment, des pays d’Occident épris de liberté se sont fait un devoir de libérer tous les groupes constitutifs de leur société (esclaves, femmes, etc.). Malheureusement, ce mouvement a laissé de côté le groupe des enfants à cause de leur dépendance à l’égard des adultes. Pour contrer cette situation, les parents se sont engagés dans une voie qui consiste à «laisser l’enfant s’exprimer pleinement, [à] lui imposer le moins de choses possible pour qu’il puisse se construire par lui-même », espérant ainsi le préparer à jouer un rôle de libre citoyen dans une société démocratique.
Au fil des pages, Olivier Rey analyse les événements charnières qui ont conduit à la situation qui prévaut maintenant. Il faut dire que tout est parti d’un bon sentiment, d’une certaine idée de l’évolution. Comme celle de remplacer Dieu, porteur de traditions perçues comme passéistes, par la science. Pourtant, entre les humains et Dieu existait une filiation qui permettait de s’inscrire dans le monde, ce que n’offre pas la science, car s’il est possible d’être le fils de Dieu, il est impossible d’être le fils de la science.
Dans cet essai saisissant, Olivier Rey démontre comment notre société en est venue à incarner le principe de l’auto-fondation, transformant chaque individu en un mini-État ayant pour totem sa propre personnalité. C’est ainsi, selon lui, que les enfants sont «invités à faire l’apprentissage de l’autonomie dans la pure immanence, avec le pari assez risqué qu’ils élaboreront d’eux-mêmes un rapport aux autres et à la loi plus harmonieux que celui que naguère on se préoccupait d’inculquer». Au final, l’auteur suggère de ramener un peu de tradition pour éviter de perdre « l’expérience durement acquise par l’humanité ». Un livre qui illustre à merveille la folle solitude de l’individu occidental.