Le hasard, s’il existe, fait souvent bien les choses. J’étais à mettre ces jours-ci la dernière main à un ouvrage collectif de textes consacrés au voyage à paraître au Brésil, quand je suis entré dans Une autre vie. Je lisais déjà Derek Walcott pour plonger en l’universel et le plus intime de moi-même. Je le savais capable de me faire par moments dépasser la glauque hypocrisie de l’homme. Avec ce recueil autobiographique écrit dans les années 1960 et traduit en français par Claire Mailloux à sa demande, le poète antillais est encore toujours le matin pour moi.
Déjà, au seuil, un rythme immense, organique, s’installe, l’écriture du large se déployant dans le battement des astres : « [J]e recommence ici, commence / jusqu’à ce que cet océan / soit un livre clos ». On pense aussitôt à Saint-John Perse, puis, bien sûr, au riverrun (erre vie, rolarrioanna, riverrun) du Finnegans Wake, modèle fractal contemporain du voyage homérique. Les vingt-trois chapitres-chants ventilés sur quatre parties dessinent un récit ternaire où l’amour, l’art et la mort se rencontrent dans une épopée singulière et collective dont la multiplicité focale se trouve subtilement soutenue par le pentamètre. L’autre se révèle entre culture et nature, acte et fantasme, noir et blanc, langues, gothique, « inquiétance » vigilante.
Une galerie de personnages, morts si vivants, cimetière marin regorgeant de cendres tatouées par la lumière du souvenir, la mythologie inscrite au corps. Sainte-Lucie s’éveille au bruit de la machine à coudre de la mère du poète, cousant et recousant les tissus du destin. La commère Berthilia, Gaga le travesti, Philomène l’idiote, Hélène la prostituée, Ligier l’assassin, Joumard le voleur de volailles tout un peuple surgit pour accoucher du futur ébloui par les allamandas. On entend alors les chants des charbonniers, successeurs des antiques esclaves égyptiens, fantômes vêtus de suaires diaphanes.
Plus que jamais, la langue de Derek Walcott devient superfluide, sa viscosité nulle accueille tout autant la négromancie que le méthodisme de son enfance. Il trace désormais sa vie et sa mort, mariées dans les variations de l’extrême, signes de sa mémoire intemporelle.