En ce qui me concerne, Emmanuel Bove est un maître du récit psychologique et du héros médiocre. On réédite Un homme qui savait, son magnifique et déconcertant roman de 1942, resté inédit jusqu’en 1985.
À 57 ans, Maurice Lesca vit plus que modestement avec sa sœur Émily, de trois ans sa cadette. Lesca a été médecin, il en a eu le titre, du moins, mais il n’a jamais pratiqué et on comprend que depuis plusieurs années, sans emploi ni ressources, il se contente de vivoter. Sa sœur est veuve, elle a un fils qu’elle ne voit plus. Au moment où nous entrons dans le roman, leur vie est d’une routine et d’une désolation sans nom. Bove maîtrise son sujet : la montée dramatique est lente, patiente et rigoureuse. Entre Lesca et sa sœur traîne un malentendu délétère dont nous ne démêlerons jamais tout à fait les tenants et aboutissants. Disons que Lesca lui rend psychologiquement la vie intenable à coups de comédie affective, de sous-entendus et de présomptions perverses dont on saisit mal le fondement véritable. Lesca se livre également à un jeu voisin auprès de Gabrielle Maze, une libraire à qui il tente de faire comprendre qu’elle doit impérativement récupérer les biens abandonnés par elle à son ancien mari. On ne sait pas dans quel but exactement et c’est à se demander si Lesca lui-même comprend ce qui motive son manège. De là, la tension psychologique grandit. C’est Lesca qui finira par faire les démarches auprès du notaire de madame Maze, dans une scène à la fois cocasse et pathétique, qui nous le montre sous un jour encore plus désavantageux. Bref, comme le note pertinemment le préfacier François Ouellet, « extravagant, tortueux au point de paraître incompréhensible, traversé par une mauvaise conscience qu’il traîne depuis ses années d’étude, tour à tour lucide et fiévreux, scrupuleux et perplexe, Lesca prétend être meilleur qu’il n’est, cherche à façonner l’image qu’il se fait de lui-même, qu’il veut donner de lui-même ».
Insérées dans le récit de départ, une vingtaine de pages nous éclairent un peu sur les motivations de Lesca, sur leur histoire, à Émily et à lui, sur ses ambitions professionnelles et la manière dont il les appuie et les sabote tout à la fois, en opportuniste maladroit. On trouve un semblable récit rétrospectif dans La coalition, cet autre magnifique roman de Bove récemment réédité (L’Arbre vengeur, 2017). On comprend surtout que Lesca appartient à la galerie de personnages boviens qui ont manqué leur vie et se croient malgré tout appelés à de grandes réalisations : « […] je deviens un autre homme », lance-t-il, « je ferai des choses extraordinaires ». Nous sommes persuadés du contraire. Car Lesca se sent à la fois victime et coupable d’un insondable crime de l’âme qui le pétrifie et le rend presque parfaitement opaque à lui-même.
Un homme qui savait est un roman troublant et énigmatique. Le titre lui-même déroute, tellement Lesca semble ignorant, « un original, un malade, un inquiet, un homme qui ne savait pas ce qu’il faisait ». La capacité de Bove d’agripper son lecteur avec trois fois rien, la qualité de ses observations tant matérielles que psychologiques, la description éblouissante des gestes et des visages, il n’y a pourtant rien de compliqué dans cette écriture toujours transparente, efficace par sa simplicité même. Voyez ces phrases inaugurales, lumineuses, qui donnent le ton au roman et dévoilent l’ambivalence du personnage : « C’était un homme de 57 ans qui, au cours de sa vie, avait été plutôt embarrassé que servi par sa grande taille et sa force. Il avait autant de cheveux blancs que de cheveux châtains. Selon la lumière, les uns ou les autres prédominaient, le vieillissant ou le rajeunissant ».
Spécialiste du roman de l’entre-deux-guerres, François Ouellet habite l’œuvre de Bove depuis 30 ans. Il la maîtrise en serviteur généreux. Sa préface nous fait découvrir une autre des nombreuses pièces de l’édifice romanesque.