Nous sommes en 1907. L’écrivain qui va bientôt devenir le maître ès hétéronymes revient à peine d’Afrique du Sud où, après la mort de son père en 1893, il a vécu et étudié pendant toute son adolescence et connu, au collège, son premier maître, W. H. Nicholas. S’il parle le portugais maternel, il a été éduqué à la Durban High School, ce qui l’a amené à se désigner comme un « Portugais à l’anglaise » et à écrire d’abord dans la langue de Carlyle, qu’il adore. C’est de cette période que datent les deux nouvelles de Pessoa contenues dans ce recueil originalement écrites en anglais et signées Alexander Search, nom qui émerge au cours de sa lecture de Max Nordau.
La nouvelle éponyme se présente dans une atmosphère nimbée d’inquiétante étrangeté et met au travail le « démon de la perversité ». Meyer, le narrateur, analyse d’abord minutieusement le caractère d’un certain Wilhelm Prosit, président de la Société gastronomique de Berlin, un groupe de gens « socialement inutiles, humainement négligeables ». À la suite d’une discussion au sujet de la banalité dans laquelle croupit l’art culinaire, cet homme d’une vulgarité et d’une brutalité intégrales lance un défi à ses membres : il organise un banquet au cours duquel les convives seront invités à découvrir en quoi consistera l’originalité – c’est-à-dire la signification – du dîner qu’il offrira. L’horreur atteindra son comble quand ils découvriront que le plat de résistance était composé d’hommes en chair et en os. Le cuistot sera alors lui-même littéralement massacré dans un déchaînement pulsionnel d’une cinglante cruauté.
La seconde nouvelle, « La porte », est d’une tout autre facture, bien qu’empreinte de la même aura de mystère et appuyée sur une théorie de la folie. Un jeune homme souffrant de monomanie entre progressivement dans un délire qui le conduit à une terreur telle que la réalité ouvre sur l’au-delà d’elle-même. Expérimentant le paradoxe de Zénon, il éprouve un vacillement qui lui fait découvrir l’essence de la Chose. Le « héros », « contraint par une force intérieure à baiser la bouche d’une tête de mort », touche ainsi, comme Herr Prosit, au cœur battant de l’ensemble de l’œuvre à venir de Pessoa, d’où l’intérêt de ces deux nouvelles de jeunesse.